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Les critiques de Bifrost

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Neil GAIMAN
AU DIABLE VAUVERT
22,00 €

Bifrost n° 94

Critique parue en avril 2019 dans Bifrost n° 94

Le temps passe pour tout le monde, mais pour les écrivains, il passe différemment : l’homme vieillit, l’œuvre peut vieillir, mais la manière parfois ne change jamais. Ainsi du Neil Gaiman nouvelliste, dont le troisième recueil, par sa composition et ses thématiques, s’inscrit dans la parfaite lignée des deux précédents, parus en 2000 et 2009, déjà au Diable Vauvert. Soit un patchwork de textes hétéroclites et de taille variable, où tous les mauvais genres sont convo-qués dans une joyeuse célébration de la forme courte (mais pas que : le recueil comporte également quelques poèmes).

Destins tragiques ou bien contrariés, explorations de solitudes, voyages bizarres dans l’enfance du monde ou les noires cruautés de l’âge adulte, parsemés de clins d’œil à la littérature comme il l’aime : l’auteur britannique porte encore une fois un regard ironique et généreux, fourmillant de détails, sur un petit peuple de (anti)héros aux abois, pour lesquels le basculement dans le fantastique agit comme un révélateur — ou une porte de sortie. Petite musique tantôt légère tantôt grave, mais toujours bienveillante, d’un écrivain voué au réenchantement d’un réel méchamment cabossé.

Il serait vain d’énumérer toutes les histoires de ce copieux volume, aussi me contenterai-je d’évoquer les plus représentatives : ainsi la sombre et belle novella « La Vérité est une caverne dans les Montagnes noires », implacable récit de vengeance dans le cadre des îles du Nord de l’écosse. « Le Dogue noir », qui clôt le volume, qui rappelle à notre bon souvenir Ombre, le héros d’American Gods, confronté ici à d’étranges apparitions (fantôme et monstre canin) dans une campagne anglaise où les brumes de la féérie sont moins toxiques que les amours déçus. L’histoire parvient à surprendre malgré des ficelles grosses comme des camions, et l’on reste admiratif devant la progression et l’équilibre général de l’intrigue. Tout en maîtrise. Citons encore « Le Problème avec Cassandra », sur une petite amie imaginaire qui vient s’incruster dans la vie de son créateur, et dans laquelle on peut voir une métaphore sur le travail d’écriture. Et puis aussi, pourquoi pas, « Le Retour du mince duc blanc », d’inspiration Moorcockienne.

Gaiman excelle dans l’hommage littéraire et le pastiche : les mânes — ou les œuvres — de Bradbury, Ellison, Sheckley, Conan Doyle, Jack Vance sont ainsi convoquées et revisitées avec bonheur (réjouissante « Une invocation d’incuriosité »). Dans « Nulle heure pile », l’auteur se confronte à l’univers de Doctor Who, le temps d’une aventure inédite et angoissante. Les réécritures de contes de fées sont également plutôt réussies : mention en particulier à « La Dormeuse et le rouet » (déjà critiquée, sous un autre titre, dans le Bifrost n°82). À noter enfin quelques textes échappant à toute classification, et qu’on qualifiera donc prudemment d’expérimentaux, tels « Orange », où le lecteur doit progresser au travers de ce qu’on devine être les réponses à un interrogatoire, et « Un calendrier de contes », construit à partir d’échanges avec des fans sur Twitter.

Revenons pour finir sur cette coutume typiquement anglo-saxonne qui consiste, pour un auteur, en pré- ou en postface, à faire sa propre exégèse. Rapportée au présent recueil, cela donne une introduction un brin putassière, où le rappel des circonstances de la création de chaque nouvelle est noyé sous une tonne d’éloges dégoulinants, d’anecdotes plus ou moins dignes d’intérêt et d’autosatisfecit. Dans un sursaut de lucidité, Gaiman y évoque toutefois avec justesse cette zone de confort que les écrivains et nous, lecteurs, partageons e voulons rarement quitter (ou au prix de grands efforts). Ce qui nous ramène à la propre introduction du présent papier : il y a des auteurs qu’on aborde en sachant qu’ils vous désintégreront les neurones, et d’autres qu’on retrouve comme une paire de pantoufles, vieillies mais agréables. Pantouflard, Gaiman ? Le plaisir qu’on prend à le lire est peut-être différent, cela n’en reste pas moins du plaisir.

Sam LERMITE

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