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Mona Lisa s'éclate

[Critique commune à Neuromancien, Comte Zéro et Mona Lisa s’éclate.]

Comme beaucoup de grands auteurs, William Gibson écrit toujours le même livre. C’est le cas depuis Neuromancien, le roman qui l’a propulsé par surprise au premier plan de la science-fiction mondiale, puis de la littérature au sens large. Outre son style personnel, fait de néologismes prescients et d’images inédites, c’est dans son acuité, sa capacité à percevoir au-delà des hallucinations consensuelles de notre réel pour projeter notre présent dans un futur littéraire que Gibson excelle et qu’il revient à chaque nouveau volume.

Lorsque l’auteur entame l’écriture de son premier roman, Neuromancien, donc, en 1982, la révolution a déjà eu lieu, ou presque. Il a publié deux nouvelles, dont une en collaboration avec John Shirley, quand il fait paraître dans Universe – une anthologie d’envergure – un texte intitulé « Le Continuum Gernsback ». Dans cette nouvelle manifeste (même s’il réfute le terme), Gibson dérouille la science-fiction classique et ses visions enchanteresses d’un futur radieux. « J’en avais assez de l’avenir vu uniquement par leprisme de l’Amérique, dumonde comme une monoculture blanche, des protagonistesgentils issus de la classe moyenne, voire au-dessus », explique-t-il dans une interview à The Paris Review. L’ancien hippie de Vancouver tourne le dos à la SF de papa en associant l’esthétique Raygun Gothic (néologisme de Gibson pour décrire ce mouvement esthétique des années 50 proche du style « paquebot » et du googie) au fascisme. Il constate qu’un changement est nécessaire.

Et le changement ne tarde pas. Avec « Johnny Mnemonic» et « Gravé sur chrome », publiées dans la prestigieuse revue Omni en 1981 et 1982, Gibson met son programme en pratique. Déçu par la science-fiction, dont la dernière rébellion littéraire, la new wave, n’a pas eu les effets escomptés – elle a certes secoué le genre, mais ne l’a pas transformé en profondeur –, l’auteur s’attelle à proposer autre chose, à sortir de ce qu’il considère comme une littérature pour adolescents écrite par des adolescents attardés. Influencé par des écrivains qui œuvrent dans les marges du genre – Burroughs, Ballard, Pynchon –, il se crée un terrain de jeu, un nouvel espace qui viendra remplacer le vaisseau spatial de la SF classique (qu’utilisait pourtant Delany, une autre de ses influences majeures). Et c’est la convergence de deux images qui lui en fournira l’inspiration : celle de jeunes gens captivés par des bornes d’arcade, comme plongés dans un autre monde, associée à une publicité pour un ordinateur Apple, guère plus gros qu’un de nos portables actuels. Il pressent que tout le monde sera bientôt équipé de ce genre de matériel et que l’on y passera énormément de temps. Il invente donc son arène, le lieu virtuel où transiteront les données informatiques qu’il nomme, peu convaincu par ses deux premières tentatives (infospace et dataspace), cyberspace.

Ce néologisme n’est qu’un des éléments qui donneront sa force et son originalité à Neuromancien. Gibson a capté le zeitgeist et a labellisé une intuition partagée par d’autres auteurs de SF, mais c’est grâce à ses autres inventions et à sa technique littéraire qu’il va attirer l’attention.

C’est dans la nouvelle « Johnny Mnemonic » qu’apparaissent le Sprawl, l’Étendue, le gigantesque étalement urbain, une mégalopole tentaculaire qui s’étire de Boston à Atlanta (un paysage d’autoroutes et de centres commerciaux, Springsteenland comme l’appelle Gibson), et Molly Millions, la punkette modifiée aux lames de rasoir implantées sous les ongles et aux yeux recouverts de verres-miroirs. « Gravé sur chrome » introduit le cyberespace, la matrix (la matrice) et la définition qu’en donne Gibson, une hallucination de masse consensuelle, ainsi que le décor de Chiba City, bas-fonds japonais pour expatriés, à l’esthétique de néons et d’hôtel capsules.

Tout est donc là, en germe dans les nouvelles, et néanmoins Neuromancien produit une déflagration. L’auteur a posé ses éléments dans des textes courts, et lorsque Terry Carr lui propose d’écrire un roman pour une de ses collections, il accepte sans réfléchir et se met au travail, la peur au ventre, sur une machine à écrire suisse, une Hermes 2000 des années 30. Il achève le livre en dix-huit mois, satisfait d’avoir réussi à venir à bout d’un roman en se disant qu’il restera quelques mois au rayon SF et, qu’avec un peu de chances, il sera redécouvert par des excentriques européens à Londres et Paris quelques années plus tard. Voilà bien un point sur lequel William Gibson n’a pas su prédire l’avenir. Car la réception de ce petit roman publié dans une collection de poche bon marché plutôt que dans une luxueuse édition cartonnée va bien au-delà des attentes. À une époque où Ridley Scott pose les fondements visuels de l’esthétique cyberpunk (en reprenant l’héritage de la revue Métal Hurlant (1)), le premier roman de Gibson en offre d’entrée le chef-d’œuvre immédiat et indépassable. Succès propagé par le bouche-à-oreille, le livre reçoit tous les prix importants de la science-fiction mondiale. Son impact culturel est immédiat et le mouvement cyberpunk – terme inventé par Bruce Bethke, mais popularisé par Gardner Dozois dans un article pour le Washington Post – est lancé.

Dès les premières lignes, Neuromancien désoriente le lecteur. On suit les traces de Case, un ancien hacker privé de cyberespace, un voyou déchu qui vit d’expédients dans les bas-fonds de Chiba, univers interlope de néon, de cuir, d’humains modifiés à coups de prothèses et d’implants. Ici, pas d’infodump : on découvre le monde immédiat des protagonistes et à nous d’inférer le reste. Contrairement à la SF plus classique, Gibson ne nous sert aucun paragraphe pour résumer « comment on en est arrivé là ». On devine vite que les méga-corporations dominent le monde, on apprend qu’une guerre a eu lieu autrefois. L’auteur, qui se souvient d’une phrase qui l’avait marquée par sa puissance d’évocation dans le New York 1997 de John Carpenter, reprend la même stratégie. De petites touches. Impressionnisme SF. Immersion complète. Faire suffoquer le lecteur. Lorsqu’il sortira de l’eau, s’il y parvient, il sera mouillé des pieds à la tête.

Une fois passée la désorientation, lorsque le lecteur a peu à peu repris pied et s’est adapté au monde présenté, l’auteur déroule une intrigue trépidante. On comprend vite qu’il n’y aura jamais de milieu, de demi-teinte. Tout est exacerbé, fluorescent, les sentiments comme les lasers. Les personnages ne font pas dans la demi-mesure, ils pleurent ou ils rient, ils hurlent ou ils chuchotent. Ils vont jusqu’au bout. Case rencontre Molly Millions, déjà vue dans « Johnny Mnemonic » et inspirée par Chrissie Hynde sur la pochette du premier album des Pretenders, puis se retrouve embarqué dans une intrigue qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle du film de Carpenter. Case, comme Snake Plissken, se fait engager par un ancien militaire qui l’empoisonne avec une substance dont on le débarrassera uniquement une fois sa mission accomplie. Une fois ces bases posées, Gibson ne se contente pas de dérouler une intrigue convenue mais allume les feux d’artifice. Les idées tombent comme à Gravelotte : IA, clones, stations spatiales, espionnage industriel, virus informatiques, visions de la matrice, mémoires trafiquées, le tout mélangé dans un maelström bouillonnant, un assaut sur les sens.

Gibson utilise ici la structure du polar hardboiled, anti-héros et monde criminel, en y mêlant des tropes du roman d’espionnage passés à la moulinette d’une nouvelle sorte de science-fiction qui se préoccupe davantage de mondes intérieurs et du désert du réel que représente la matrice que de conquête spatiale. Et le résultat de cette étrange fusion donne une créature inédite, du jamais vu dans la SF et dans la littérature au sens large. L’auteur, au fait de la transformation de la société d’une culture industrielle à une culture du spectacle et de l’information, a créé un environnement pour cette nouvelle forme de société. Il a, en quelque sorte, mis en image et en mots (l’importance des inventions langagières du texte est capitale) la naissance de ce monde où ce qui a le plus de valeur n’est plus le pétrole ou l’or, mais les data, les données. Ne peut-on pas aller même jusqu’à se demander, comme Jack Womack dans une préface au roman, si « le fait d’écrire l’arrivée d’internet ne l’a pas précipitée » ? L’importance et la radicalité de Neuromancien est peut-être difficile à juger aujourd’hui – surtout en France, où il ne bénéficia pas d’un accueil aussi chaleureux que dans les pays anglo-saxons ou au Japon –, mais force est de constater que son influence est encore perceptible à tous les niveaux de notre culture, de notre réel même.

Situé sept ans plus tard dans le monde de Neuromancien, Comte Zéro voit Gibson utiliser une nouvelle technique narrative. On suit désormais trois intrigues, centrées sur des protagonistes différents, et qui finissent par se rejoindre. Sur fond de guerre entre des méga-corporations, trois personnes se retrouvent embarquées dans des événements qui les dépassent. L’histoire se déroule à la fois dans le Sprawl, en Europe et dans la matrice, tandis que le réel est envahi par des dieux vaudous dont on ignore s’ils sont des émanations du cyberespace ou s’ils ont contaminé celui-ci. Encore une fois, les humains sont manipulés par des entités artificielles incompréhensibles, et les créations technologiques dues aux êtres de chair se retournent contre eux. Même le milliardaire Virek reste impuissant face à cette menace, et Gibson montre ainsi, par le biais d’une intrigue aux accents de romans d’espionnage, que la technologie peut vite devenir néfaste lorsqu’on en perd la maîtrise. Moins pyrotechnique que Neuromancien, Comte Zéro creuse un peu plus loin les obsessions de l’auteur, qui ne craint visiblement plus de ne pas en faire assez. La retenue relative dont il fait preuve, par rapport à son premier livre, lui permet d’explorer plus avant la psychologie de personnages qu’il prend le temps de dépeindre hors du cadre plus hardboiled de Neuromancien. Le monde décrit, sans être une dystopie complète, n’est pas le futur radieux promis par la SF américaine des années cinquante. Les USA ne semblent même plus exister en tant que tels, et le délitement de la société, plus ressenti que montré, est palpable. Délaissant le choc punk de son prédécesseur, Comte Zéro porte une mélancolie plus nuancée, plus adulte que dans le premier roman. La technique s’affine.

Avec Mona Lisa s’éclate, l’auteur accomplit encore un bond de sept ans dans la chronologie de son univers romanesque. De nouveau, trois intrigues différentes se succèdent à chaque chapitre et finissent par se fondre, cette fois littéralement, dans l’intrigue, puisque l’un des personnages en remplace un autre et que les deux qui restent intègrent l’aleph, un artefact emprunté à la nouvelle éponyme de Jorge Luis Borges et ici rapporté dans un cadre technologique. Le stade ultime du cyberespace, de la réalité virtuelle, est donc cet inconcevable univers tiré du réalisme magique, source inépuisable de merveilleux littéraire. Gibson continue de décrire le quotidien de personnages évoluant dans un monde du futur, allant ainsi à l’encontre de toute la science-fiction antérieure qui, si elle avait tendance à proposer à foison des éléments de contexte, faisait l’impasse sur les objets banals, l’environnement quotidien qui pour l’auteur, chineur passionné de brocantes et d’antiquités, fait le sel de la vie comme de la fiction. Si le livre s’achève sur des personnages qui se téléchargent, il s’agit, pour Gibson, d’une « sorte de métaphorepour exprimer son ambivalence sur les médias au vingtième siècle », mais aussi d’un moyen de retravailler une des questions essentielles du genre sur la place de l’humain dans l’univers, ce qui le définit. Tournant autour de la figure centrale de Joseph Cornell, un artiste dont se réclame Gibson, Mona Lisa s’éclate brouille la frontière entre l’humain et la machine en proposant des œuvres d’art créées par une IA, mais que l’un des personnages confond avec des collages de Cornell. Un test de Turing esthétique, en quelque sorte, et un avertissement, sous la plume d’un Gibson qui s’avère bien plus fasciné par les artefacts produits par la technologie que par la technologie elle-même.

Après trois romans, William Gibson a trouvé son rythme, ses références, sa façon de faire, les obsessions qu’il veut creuser. Et c’est en cela qu’il écrit toujours le même livre. Comme tous les grands auteurs sans doute, il travaille le monde qui l’entoure pour en livrer une image déformée par le prisme de sa vision, par sa subjectivité. S’il ne retrouvera jamais l’éclatante spontanéité de Neuromancien, il parvient à utiliser le décor qu’il a mis en place pour parfaire sa technique narrative et peu à peu agréger plusieurs de ses préoccupations à l’œuvre.

La « trilogie Neuromantique » n’a pas simplement révolutionné la science-fiction et marqué l’apparition d’un grand écrivain, elle a aussi, sans doute, façonné le réel dans lequel nous vivons. En mettant en image et en nommant les échanges de données informatiques sur des réseaux encore balbutiants à l’époque de rédaction, William Gibson a fait acte de magie et créé notre présent. Il ne l’a pas prédit : il l’a inventé. Et en cela il est grand.

(1). Dont Gibson se réclame d’ailleurs aussi : « Un des ingrédients principaux était ces bandes dessinées françaises pour adultes et leur vision particulière de l’orientalisme — le genre de choses que Heavy Metal commençait à traduire aux États-Unis.  » Interview avec William Gibson dans The Paris Review n° 211.

Comte Zéro

[Critique commune à Neuromancien, Comte Zéro et Mona Lisa s’éclate.]

Comme beaucoup de grands auteurs, William Gibson écrit toujours le même livre. C’est le cas depuis Neuromancien, le roman qui l’a propulsé par surprise au premier plan de la science-fiction mondiale, puis de la littérature au sens large. Outre son style personnel, fait de néologismes prescients et d’images inédites, c’est dans son acuité, sa capacité à percevoir au-delà des hallucinations consensuelles de notre réel pour projeter notre présent dans un futur littéraire que Gibson excelle et qu’il revient à chaque nouveau volume.

Lorsque l’auteur entame l’écriture de son premier roman, Neuromancien, donc, en 1982, la révolution a déjà eu lieu, ou presque. Il a publié deux nouvelles, dont une en collaboration avec John Shirley, quand il fait paraître dans Universe – une anthologie d’envergure – un texte intitulé « Le Continuum Gernsback ». Dans cette nouvelle manifeste (même s’il réfute le terme), Gibson dérouille la science-fiction classique et ses visions enchanteresses d’un futur radieux. « J’en avais assez de l’avenir vu uniquement par leprisme de l’Amérique, dumonde comme une monoculture blanche, des protagonistesgentils issus de la classe moyenne, voire au-dessus », explique-t-il dans une interview à The Paris Review. L’ancien hippie de Vancouver tourne le dos à la SF de papa en associant l’esthétique Raygun Gothic (néologisme de Gibson pour décrire ce mouvement esthétique des années 50 proche du style « paquebot » et du googie) au fascisme. Il constate qu’un changement est nécessaire.

Et le changement ne tarde pas. Avec « Johnny Mnemonic» et « Gravé sur chrome », publiées dans la prestigieuse revue Omni en 1981 et 1982, Gibson met son programme en pratique. Déçu par la science-fiction, dont la dernière rébellion littéraire, la new wave, n’a pas eu les effets escomptés – elle a certes secoué le genre, mais ne l’a pas transformé en profondeur –, l’auteur s’attelle à proposer autre chose, à sortir de ce qu’il considère comme une littérature pour adolescents écrite par des adolescents attardés. Influencé par des écrivains qui œuvrent dans les marges du genre – Burroughs, Ballard, Pynchon –, il se crée un terrain de jeu, un nouvel espace qui viendra remplacer le vaisseau spatial de la SF classique (qu’utilisait pourtant Delany, une autre de ses influences majeures). Et c’est la convergence de deux images qui lui en fournira l’inspiration : celle de jeunes gens captivés par des bornes d’arcade, comme plongés dans un autre monde, associée à une publicité pour un ordinateur Apple, guère plus gros qu’un de nos portables actuels. Il pressent que tout le monde sera bientôt équipé de ce genre de matériel et que l’on y passera énormément de temps. Il invente donc son arène, le lieu virtuel où transiteront les données informatiques qu’il nomme, peu convaincu par ses deux premières tentatives (infospace et dataspace), cyberspace.

Ce néologisme n’est qu’un des éléments qui donneront sa force et son originalité à Neuromancien. Gibson a capté le zeitgeist et a labellisé une intuition partagée par d’autres auteurs de SF, mais c’est grâce à ses autres inventions et à sa technique littéraire qu’il va attirer l’attention.

C’est dans la nouvelle « Johnny Mnemonic » qu’apparaissent le Sprawl, l’Étendue, le gigantesque étalement urbain, une mégalopole tentaculaire qui s’étire de Boston à Atlanta (un paysage d’autoroutes et de centres commerciaux, Springsteenland comme l’appelle Gibson), et Molly Millions, la punkette modifiée aux lames de rasoir implantées sous les ongles et aux yeux recouverts de verres-miroirs. « Gravé sur chrome » introduit le cyberespace, la matrix (la matrice) et la définition qu’en donne Gibson, une hallucination de masse consensuelle, ainsi que le décor de Chiba City, bas-fonds japonais pour expatriés, à l’esthétique de néons et d’hôtel capsules.

Tout est donc là, en germe dans les nouvelles, et néanmoins Neuromancien produit une déflagration. L’auteur a posé ses éléments dans des textes courts, et lorsque Terry Carr lui propose d’écrire un roman pour une de ses collections, il accepte sans réfléchir et se met au travail, la peur au ventre, sur une machine à écrire suisse, une Hermes 2000 des années 30. Il achève le livre en dix-huit mois, satisfait d’avoir réussi à venir à bout d’un roman en se disant qu’il restera quelques mois au rayon SF et, qu’avec un peu de chances, il sera redécouvert par des excentriques européens à Londres et Paris quelques années plus tard. Voilà bien un point sur lequel William Gibson n’a pas su prédire l’avenir. Car la réception de ce petit roman publié dans une collection de poche bon marché plutôt que dans une luxueuse édition cartonnée va bien au-delà des attentes. À une époque où Ridley Scott pose les fondements visuels de l’esthétique cyberpunk (en reprenant l’héritage de la revue Métal Hurlant (1)), le premier roman de Gibson en offre d’entrée le chef-d’œuvre immédiat et indépassable. Succès propagé par le bouche-à-oreille, le livre reçoit tous les prix importants de la science-fiction mondiale. Son impact culturel est immédiat et le mouvement cyberpunk – terme inventé par Bruce Bethke, mais popularisé par Gardner Dozois dans un article pour le Washington Post – est lancé.

Dès les premières lignes, Neuromancien désoriente le lecteur. On suit les traces de Case, un ancien hacker privé de cyberespace, un voyou déchu qui vit d’expédients dans les bas-fonds de Chiba, univers interlope de néon, de cuir, d’humains modifiés à coups de prothèses et d’implants. Ici, pas d’infodump : on découvre le monde immédiat des protagonistes et à nous d’inférer le reste. Contrairement à la SF plus classique, Gibson ne nous sert aucun paragraphe pour résumer « comment on en est arrivé là ». On devine vite que les méga-corporations dominent le monde, on apprend qu’une guerre a eu lieu autrefois. L’auteur, qui se souvient d’une phrase qui l’avait marquée par sa puissance d’évocation dans le New York 1997 de John Carpenter, reprend la même stratégie. De petites touches. Impressionnisme SF. Immersion complète. Faire suffoquer le lecteur. Lorsqu’il sortira de l’eau, s’il y parvient, il sera mouillé des pieds à la tête.

Une fois passée la désorientation, lorsque le lecteur a peu à peu repris pied et s’est adapté au monde présenté, l’auteur déroule une intrigue trépidante. On comprend vite qu’il n’y aura jamais de milieu, de demi-teinte. Tout est exacerbé, fluorescent, les sentiments comme les lasers. Les personnages ne font pas dans la demi-mesure, ils pleurent ou ils rient, ils hurlent ou ils chuchotent. Ils vont jusqu’au bout. Case rencontre Molly Millions, déjà vue dans « Johnny Mnemonic » et inspirée par Chrissie Hynde sur la pochette du premier album des Pretenders, puis se retrouve embarqué dans une intrigue qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle du film de Carpenter. Case, comme Snake Plissken, se fait engager par un ancien militaire qui l’empoisonne avec une substance dont on le débarrassera uniquement une fois sa mission accomplie. Une fois ces bases posées, Gibson ne se contente pas de dérouler une intrigue convenue mais allume les feux d’artifice. Les idées tombent comme à Gravelotte : IA, clones, stations spatiales, espionnage industriel, virus informatiques, visions de la matrice, mémoires trafiquées, le tout mélangé dans un maelström bouillonnant, un assaut sur les sens.

Gibson utilise ici la structure du polar hardboiled, anti-héros et monde criminel, en y mêlant des tropes du roman d’espionnage passés à la moulinette d’une nouvelle sorte de science-fiction qui se préoccupe davantage de mondes intérieurs et du désert du réel que représente la matrice que de conquête spatiale. Et le résultat de cette étrange fusion donne une créature inédite, du jamais vu dans la SF et dans la littérature au sens large. L’auteur, au fait de la transformation de la société d’une culture industrielle à une culture du spectacle et de l’information, a créé un environnement pour cette nouvelle forme de société. Il a, en quelque sorte, mis en image et en mots (l’importance des inventions langagières du texte est capitale) la naissance de ce monde où ce qui a le plus de valeur n’est plus le pétrole ou l’or, mais les data, les données. Ne peut-on pas aller même jusqu’à se demander, comme Jack Womack dans une préface au roman, si « le fait d’écrire l’arrivée d’internet ne l’a pas précipitée » ? L’importance et la radicalité de Neuromancien est peut-être difficile à juger aujourd’hui – surtout en France, où il ne bénéficia pas d’un accueil aussi chaleureux que dans les pays anglo-saxons ou au Japon –, mais force est de constater que son influence est encore perceptible à tous les niveaux de notre culture, de notre réel même.

Situé sept ans plus tard dans le monde de Neuromancien, Comte Zéro voit Gibson utiliser une nouvelle technique narrative. On suit désormais trois intrigues, centrées sur des protagonistes différents, et qui finissent par se rejoindre. Sur fond de guerre entre des méga-corporations, trois personnes se retrouvent embarquées dans des événements qui les dépassent. L’histoire se déroule à la fois dans le Sprawl, en Europe et dans la matrice, tandis que le réel est envahi par des dieux vaudous dont on ignore s’ils sont des émanations du cyberespace ou s’ils ont contaminé celui-ci. Encore une fois, les humains sont manipulés par des entités artificielles incompréhensibles, et les créations technologiques dues aux êtres de chair se retournent contre eux. Même le milliardaire Virek reste impuissant face à cette menace, et Gibson montre ainsi, par le biais d’une intrigue aux accents de romans d’espionnage, que la technologie peut vite devenir néfaste lorsqu’on en perd la maîtrise. Moins pyrotechnique que Neuromancien, Comte Zéro creuse un peu plus loin les obsessions de l’auteur, qui ne craint visiblement plus de ne pas en faire assez. La retenue relative dont il fait preuve, par rapport à son premier livre, lui permet d’explorer plus avant la psychologie de personnages qu’il prend le temps de dépeindre hors du cadre plus hardboiled de Neuromancien. Le monde décrit, sans être une dystopie complète, n’est pas le futur radieux promis par la SF américaine des années cinquante. Les USA ne semblent même plus exister en tant que tels, et le délitement de la société, plus ressenti que montré, est palpable. Délaissant le choc punk de son prédécesseur, Comte Zéro porte une mélancolie plus nuancée, plus adulte que dans le premier roman. La technique s’affine.

Avec Mona Lisa s’éclate, l’auteur accomplit encore un bond de sept ans dans la chronologie de son univers romanesque. De nouveau, trois intrigues différentes se succèdent à chaque chapitre et finissent par se fondre, cette fois littéralement, dans l’intrigue, puisque l’un des personnages en remplace un autre et que les deux qui restent intègrent l’aleph, un artefact emprunté à la nouvelle éponyme de Jorge Luis Borges et ici rapporté dans un cadre technologique. Le stade ultime du cyberespace, de la réalité virtuelle, est donc cet inconcevable univers tiré du réalisme magique, source inépuisable de merveilleux littéraire. Gibson continue de décrire le quotidien de personnages évoluant dans un monde du futur, allant ainsi à l’encontre de toute la science-fiction antérieure qui, si elle avait tendance à proposer à foison des éléments de contexte, faisait l’impasse sur les objets banals, l’environnement quotidien qui pour l’auteur, chineur passionné de brocantes et d’antiquités, fait le sel de la vie comme de la fiction. Si le livre s’achève sur des personnages qui se téléchargent, il s’agit, pour Gibson, d’une « sorte de métaphorepour exprimer son ambivalence sur les médias au vingtième siècle », mais aussi d’un moyen de retravailler une des questions essentielles du genre sur la place de l’humain dans l’univers, ce qui le définit. Tournant autour de la figure centrale de Joseph Cornell, un artiste dont se réclame Gibson, Mona Lisa s’éclate brouille la frontière entre l’humain et la machine en proposant des œuvres d’art créées par une IA, mais que l’un des personnages confond avec des collages de Cornell. Un test de Turing esthétique, en quelque sorte, et un avertissement, sous la plume d’un Gibson qui s’avère bien plus fasciné par les artefacts produits par la technologie que par la technologie elle-même.

Après trois romans, William Gibson a trouvé son rythme, ses références, sa façon de faire, les obsessions qu’il veut creuser. Et c’est en cela qu’il écrit toujours le même livre. Comme tous les grands auteurs sans doute, il travaille le monde qui l’entoure pour en livrer une image déformée par le prisme de sa vision, par sa subjectivité. S’il ne retrouvera jamais l’éclatante spontanéité de Neuromancien, il parvient à utiliser le décor qu’il a mis en place pour parfaire sa technique narrative et peu à peu agréger plusieurs de ses préoccupations à l’œuvre.

La « trilogie Neuromantique » n’a pas simplement révolutionné la science-fiction et marqué l’apparition d’un grand écrivain, elle a aussi, sans doute, façonné le réel dans lequel nous vivons. En mettant en image et en nommant les échanges de données informatiques sur des réseaux encore balbutiants à l’époque de rédaction, William Gibson a fait acte de magie et créé notre présent. Il ne l’a pas prédit : il l’a inventé. Et en cela il est grand.

(1). Dont Gibson se réclame d’ailleurs aussi : « Un des ingrédients principaux était ces bandes dessinées françaises pour adultes et leur vision particulière de l’orientalisme — le genre de choses que Heavy Metal commençait à traduire aux États-Unis.  » Interview avec William Gibson dans The Paris Review n° 211.

Neuromancien

[Critique commune à Neuromancien, Comte Zéro et Mona Lisa s’éclate.]

Comme beaucoup de grands auteurs, William Gibson écrit toujours le même livre. C’est le cas depuis Neuromancien, le roman qui l’a propulsé par surprise au premier plan de la science-fiction mondiale, puis de la littérature au sens large. Outre son style personnel, fait de néologismes prescients et d’images inédites, c’est dans son acuité, sa capacité à percevoir au-delà des hallucinations consensuelles de notre réel pour projeter notre présent dans un futur littéraire que Gibson excelle et qu’il revient à chaque nouveau volume.

Lorsque l’auteur entame l’écriture de son premier roman, Neuromancien, donc, en 1982, la révolution a déjà eu lieu, ou presque. Il a publié deux nouvelles, dont une en collaboration avec John Shirley, quand il fait paraître dans Universe – une anthologie d’envergure – un texte intitulé « Le Continuum Gernsback ». Dans cette nouvelle manifeste (même s’il réfute le terme), Gibson dérouille la science-fiction classique et ses visions enchanteresses d’un futur radieux. « J’en avais assez de l’avenir vu uniquement par leprisme de l’Amérique, dumonde comme une monoculture blanche, des protagonistesgentils issus de la classe moyenne, voire au-dessus », explique-t-il dans une interview à The Paris Review. L’ancien hippie de Vancouver tourne le dos à la SF de papa en associant l’esthétique Raygun Gothic (néologisme de Gibson pour décrire ce mouvement esthétique des années 50 proche du style « paquebot » et du googie) au fascisme. Il constate qu’un changement est nécessaire.

Et le changement ne tarde pas. Avec « Johnny Mnemonic» et « Gravé sur chrome », publiées dans la prestigieuse revue Omni en 1981 et 1982, Gibson met son programme en pratique. Déçu par la science-fiction, dont la dernière rébellion littéraire, la new wave, n’a pas eu les effets escomptés – elle a certes secoué le genre, mais ne l’a pas transformé en profondeur –, l’auteur s’attelle à proposer autre chose, à sortir de ce qu’il considère comme une littérature pour adolescents écrite par des adolescents attardés. Influencé par des écrivains qui œuvrent dans les marges du genre – Burroughs, Ballard, Pynchon –, il se crée un terrain de jeu, un nouvel espace qui viendra remplacer le vaisseau spatial de la SF classique (qu’utilisait pourtant Delany, une autre de ses influences majeures). Et c’est la convergence de deux images qui lui en fournira l’inspiration : celle de jeunes gens captivés par des bornes d’arcade, comme plongés dans un autre monde, associée à une publicité pour un ordinateur Apple, guère plus gros qu’un de nos portables actuels. Il pressent que tout le monde sera bientôt équipé de ce genre de matériel et que l’on y passera énormément de temps. Il invente donc son arène, le lieu virtuel où transiteront les données informatiques qu’il nomme, peu convaincu par ses deux premières tentatives (infospace et dataspace), cyberspace.

Ce néologisme n’est qu’un des éléments qui donneront sa force et son originalité à Neuromancien. Gibson a capté le zeitgeist et a labellisé une intuition partagée par d’autres auteurs de SF, mais c’est grâce à ses autres inventions et à sa technique littéraire qu’il va attirer l’attention.

C’est dans la nouvelle « Johnny Mnemonic » qu’apparaissent le Sprawl, l’Étendue, le gigantesque étalement urbain, une mégalopole tentaculaire qui s’étire de Boston à Atlanta (un paysage d’autoroutes et de centres commerciaux, Springsteenland comme l’appelle Gibson), et Molly Millions, la punkette modifiée aux lames de rasoir implantées sous les ongles et aux yeux recouverts de verres-miroirs. « Gravé sur chrome » introduit le cyberespace, la matrix (la matrice) et la définition qu’en donne Gibson, une hallucination de masse consensuelle, ainsi que le décor de Chiba City, bas-fonds japonais pour expatriés, à l’esthétique de néons et d’hôtel capsules.

Tout est donc là, en germe dans les nouvelles, et néanmoins Neuromancien produit une déflagration. L’auteur a posé ses éléments dans des textes courts, et lorsque Terry Carr lui propose d’écrire un roman pour une de ses collections, il accepte sans réfléchir et se met au travail, la peur au ventre, sur une machine à écrire suisse, une Hermes 2000 des années 30. Il achève le livre en dix-huit mois, satisfait d’avoir réussi à venir à bout d’un roman en se disant qu’il restera quelques mois au rayon SF et, qu’avec un peu de chances, il sera redécouvert par des excentriques européens à Londres et Paris quelques années plus tard. Voilà bien un point sur lequel William Gibson n’a pas su prédire l’avenir. Car la réception de ce petit roman publié dans une collection de poche bon marché plutôt que dans une luxueuse édition cartonnée va bien au-delà des attentes. À une époque où Ridley Scott pose les fondements visuels de l’esthétique cyberpunk (en reprenant l’héritage de la revue Métal Hurlant (1)), le premier roman de Gibson en offre d’entrée le chef-d’œuvre immédiat et indépassable. Succès propagé par le bouche-à-oreille, le livre reçoit tous les prix importants de la science-fiction mondiale. Son impact culturel est immédiat et le mouvement cyberpunk – terme inventé par Bruce Bethke, mais popularisé par Gardner Dozois dans un article pour le Washington Post – est lancé.

Dès les premières lignes, Neuromancien désoriente le lecteur. On suit les traces de Case, un ancien hacker privé de cyberespace, un voyou déchu qui vit d’expédients dans les bas-fonds de Chiba, univers interlope de néon, de cuir, d’humains modifiés à coups de prothèses et d’implants. Ici, pas d’infodump : on découvre le monde immédiat des protagonistes et à nous d’inférer le reste. Contrairement à la SF plus classique, Gibson ne nous sert aucun paragraphe pour résumer « comment on en est arrivé là ». On devine vite que les méga-corporations dominent le monde, on apprend qu’une guerre a eu lieu autrefois. L’auteur, qui se souvient d’une phrase qui l’avait marquée par sa puissance d’évocation dans le New York 1997 de John Carpenter, reprend la même stratégie. De petites touches. Impressionnisme SF. Immersion complète. Faire suffoquer le lecteur. Lorsqu’il sortira de l’eau, s’il y parvient, il sera mouillé des pieds à la tête.

Une fois passée la désorientation, lorsque le lecteur a peu à peu repris pied et s’est adapté au monde présenté, l’auteur déroule une intrigue trépidante. On comprend vite qu’il n’y aura jamais de milieu, de demi-teinte. Tout est exacerbé, fluorescent, les sentiments comme les lasers. Les personnages ne font pas dans la demi-mesure, ils pleurent ou ils rient, ils hurlent ou ils chuchotent. Ils vont jusqu’au bout. Case rencontre Molly Millions, déjà vue dans « Johnny Mnemonic » et inspirée par Chrissie Hynde sur la pochette du premier album des Pretenders, puis se retrouve embarqué dans une intrigue qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle du film de Carpenter. Case, comme Snake Plissken, se fait engager par un ancien militaire qui l’empoisonne avec une substance dont on le débarrassera uniquement une fois sa mission accomplie. Une fois ces bases posées, Gibson ne se contente pas de dérouler une intrigue convenue mais allume les feux d’artifice. Les idées tombent comme à Gravelotte : IA, clones, stations spatiales, espionnage industriel, virus informatiques, visions de la matrice, mémoires trafiquées, le tout mélangé dans un maelström bouillonnant, un assaut sur les sens.

Gibson utilise ici la structure du polar hardboiled, anti-héros et monde criminel, en y mêlant des tropes du roman d’espionnage passés à la moulinette d’une nouvelle sorte de science-fiction qui se préoccupe davantage de mondes intérieurs et du désert du réel que représente la matrice que de conquête spatiale. Et le résultat de cette étrange fusion donne une créature inédite, du jamais vu dans la SF et dans la littérature au sens large. L’auteur, au fait de la transformation de la société d’une culture industrielle à une culture du spectacle et de l’information, a créé un environnement pour cette nouvelle forme de société. Il a, en quelque sorte, mis en image et en mots (l’importance des inventions langagières du texte est capitale) la naissance de ce monde où ce qui a le plus de valeur n’est plus le pétrole ou l’or, mais les data, les données. Ne peut-on pas aller même jusqu’à se demander, comme Jack Womack dans une préface au roman, si « le fait d’écrire l’arrivée d’internet ne l’a pas précipitée » ? L’importance et la radicalité de Neuromancien est peut-être difficile à juger aujourd’hui – surtout en France, où il ne bénéficia pas d’un accueil aussi chaleureux que dans les pays anglo-saxons ou au Japon –, mais force est de constater que son influence est encore perceptible à tous les niveaux de notre culture, de notre réel même.

Situé sept ans plus tard dans le monde de Neuromancien, Comte Zéro voit Gibson utiliser une nouvelle technique narrative. On suit désormais trois intrigues, centrées sur des protagonistes différents, et qui finissent par se rejoindre. Sur fond de guerre entre des méga-corporations, trois personnes se retrouvent embarquées dans des événements qui les dépassent. L’histoire se déroule à la fois dans le Sprawl, en Europe et dans la matrice, tandis que le réel est envahi par des dieux vaudous dont on ignore s’ils sont des émanations du cyberespace ou s’ils ont contaminé celui-ci. Encore une fois, les humains sont manipulés par des entités artificielles incompréhensibles, et les créations technologiques dues aux êtres de chair se retournent contre eux. Même le milliardaire Virek reste impuissant face à cette menace, et Gibson montre ainsi, par le biais d’une intrigue aux accents de romans d’espionnage, que la technologie peut vite devenir néfaste lorsqu’on en perd la maîtrise. Moins pyrotechnique que Neuromancien, Comte Zéro creuse un peu plus loin les obsessions de l’auteur, qui ne craint visiblement plus de ne pas en faire assez. La retenue relative dont il fait preuve, par rapport à son premier livre, lui permet d’explorer plus avant la psychologie de personnages qu’il prend le temps de dépeindre hors du cadre plus hardboiled de Neuromancien. Le monde décrit, sans être une dystopie complète, n’est pas le futur radieux promis par la SF américaine des années cinquante. Les USA ne semblent même plus exister en tant que tels, et le délitement de la société, plus ressenti que montré, est palpable. Délaissant le choc punk de son prédécesseur, Comte Zéro porte une mélancolie plus nuancée, plus adulte que dans le premier roman. La technique s’affine.

Avec Mona Lisa s’éclate, l’auteur accomplit encore un bond de sept ans dans la chronologie de son univers romanesque. De nouveau, trois intrigues différentes se succèdent à chaque chapitre et finissent par se fondre, cette fois littéralement, dans l’intrigue, puisque l’un des personnages en remplace un autre et que les deux qui restent intègrent l’aleph, un artefact emprunté à la nouvelle éponyme de Jorge Luis Borges et ici rapporté dans un cadre technologique. Le stade ultime du cyberespace, de la réalité virtuelle, est donc cet inconcevable univers tiré du réalisme magique, source inépuisable de merveilleux littéraire. Gibson continue de décrire le quotidien de personnages évoluant dans un monde du futur, allant ainsi à l’encontre de toute la science-fiction antérieure qui, si elle avait tendance à proposer à foison des éléments de contexte, faisait l’impasse sur les objets banals, l’environnement quotidien qui pour l’auteur, chineur passionné de brocantes et d’antiquités, fait le sel de la vie comme de la fiction. Si le livre s’achève sur des personnages qui se téléchargent, il s’agit, pour Gibson, d’une « sorte de métaphorepour exprimer son ambivalence sur les médias au vingtième siècle », mais aussi d’un moyen de retravailler une des questions essentielles du genre sur la place de l’humain dans l’univers, ce qui le définit. Tournant autour de la figure centrale de Joseph Cornell, un artiste dont se réclame Gibson, Mona Lisa s’éclate brouille la frontière entre l’humain et la machine en proposant des œuvres d’art créées par une IA, mais que l’un des personnages confond avec des collages de Cornell. Un test de Turing esthétique, en quelque sorte, et un avertissement, sous la plume d’un Gibson qui s’avère bien plus fasciné par les artefacts produits par la technologie que par la technologie elle-même.

Après trois romans, William Gibson a trouvé son rythme, ses références, sa façon de faire, les obsessions qu’il veut creuser. Et c’est en cela qu’il écrit toujours le même livre. Comme tous les grands auteurs sans doute, il travaille le monde qui l’entoure pour en livrer une image déformée par le prisme de sa vision, par sa subjectivité. S’il ne retrouvera jamais l’éclatante spontanéité de Neuromancien, il parvient à utiliser le décor qu’il a mis en place pour parfaire sa technique narrative et peu à peu agréger plusieurs de ses préoccupations à l’œuvre.

La « trilogie Neuromantique » n’a pas simplement révolutionné la science-fiction et marqué l’apparition d’un grand écrivain, elle a aussi, sans doute, façonné le réel dans lequel nous vivons. En mettant en image et en nommant les échanges de données informatiques sur des réseaux encore balbutiants à l’époque de rédaction, William Gibson a fait acte de magie et créé notre présent. Il ne l’a pas prédit : il l’a inventé. Et en cela il est grand.

(1). Dont Gibson se réclame d’ailleurs aussi : « Un des ingrédients principaux était ces bandes dessinées françaises pour adultes et leur vision particulière de l’orientalisme — le genre de choses que Heavy Metal commençait à traduire aux États-Unis.  » Interview avec William Gibson dans The Paris Review n° 211.

Gravé sur Chrome

Avant de connaître la gloire avec Neuromancien, William Gibson commença par publier des nouvelles. La première d’entre elles, « Fragment de rose en hologramme », paraît en 1977 dans un magazine méconnu, Unearth. Après un hiatus, Gibson remet le couvert, et de manière soutenue : dix nouvelles sur la période 1981-85, dont quatre sur la seule année 1981. Par la suite, l’auteur se détourne de la forme courte : après une deuxième période moins productive (cinq textes entre 1988 et 1991), seuls quatre récits émergent par la suite (en 1993, 1997, 2010 et 2014) – une production insuffisante pour intéresser les éditeurs français, puisque sur ces neuf derniers textes, seuls deux bénéficieront d’une traduction. Cette relative sécheresse dans la forme courte s’explique sans peine : William Gibson ne s’y sent guère à son aise. Certes, dans ses premières années, il parvenait à dresser en quelques pages des histoires marquantes, rythmées. Mais les concepts qu’il entendait aborder par la suite peinaient à se déployer sur la longueur d’une nouvelle. Ainsi, en bon écrivain peu prolixe, il privilégie depuis longtemps la forme longue. Pourtant, il y a de bien belles choses dans Gravé sur chrome et les quelques nouvelles parues de manière éparse.

Dans « Fragment de rose en hologramme » , on peut, avec la Perception Sensorielle Apparente, revivre en réalité subjective des événements vécus par un autre. Pour le protagoniste, ce sera le départ et la fin de son histoire d’amour. Les premières bases du cyber à la Gibson sont là : bidouillages informatiques, interaction forte entre l’organique et l’électronique ; seul manque le côté punk. Qui arrive avec « Johnny Mnemonic ». Le héros du titre monnaye sa mémoire : il l’utilise tel un disque dur – qui contient des données auxquelles il n’a pas accès, et que l’on ne peut extraire que par le biais d’une phrase-code agissant comme un mot de passe. Johnny évolue dans le monde des petites frappes, de la mafia et des laissés pour compte qui ont eu recours à des manipulations pour (par exemple) s’implanter des crocs de doberman… Le corps conçu comme une machine et une volonté manifeste de situer l’intrigue dans les bas-fonds illustrent à merveille le cœur du cyberpunk, également caractérisé par le rythme, l’inventivité délirante et une écriture dense. « Gravé sur chrome », qui fonctionne comme un thriller, est le récit d’une tentative d’intrusion/extorsion informatique qui use d’un vocabulaire à la fois précis et poétique par le biais d’une abstraction artistique des concepts informatiques. « Hôtel New Rose » clôt la trilogie dite du Sprawl, et l’on retrouve à la fois mafia et hackers des deux nouvelles précédentes. «Le Continuum Gernsback », publiée dans Mozart en verres miroirs, l’anthologie-manifeste de Bruce Sterling, délaisse, le temps d’un texte, le cyberpunk pour la description de l’émergence progressive dans le monde du narrateur, photographe, de concepts issus du futurisme des années 1930 qui auraient évolué de manière uchronique. Dans « Hinterland », la physique progresse grâce à des artefacts extraterrestres découverts par hasard ; une autre composante du monde gibsonien est à l’œuvre ici, celle du melting pot, où toutes les cultures se mélangent et s’imprègnent les unes des autres, qu’il s’agisse des technologies mais aussi du langage ou des concepts métaphoriques. « Le Genre intégré » (écrite avec John Shirley) constitue une nouvelle entorse au cyberpunk, puisqu’il s’agit d’un texte ouvertement fantastique ; il prend néanmoins comme décor le même cadre, celui des bars interlopes au sein desquels évolue une sorte de créature métamorphe, dont la particularité est de s’adapter toujours au mieux par rapport à son environnement. « Étoile rouge, blanche orbite » (avec Bruce Sterling) se déroule dans un univers ou les Soviétiques ont gagné la course à l’espace ; à bord de la station spatiale, pourtant, les problématiques restent très humaines, on s’y trompe et on s’y saoule. Un terrible constat sur l’inutilité de la conquête spatiale qui ne débouche sur rien, et qui montre un Gibson un peu plus amer qu’à l’accoutumée. Dans « Duel aérien » (avec Michael Swanwick), les protagonistes se livrent des batailles aériennes avec des avions miniatures en réalité virtuelle contrôlés par la pensée ; cette fois-ci, on suit un ex-voleur à la tire assujetti à un blocage neural, une jeune femme à laquelle ses parents ont implanté une peur du contact charnel qui agit comme une ceinture de chasteté mentale, et un vétéran de guerre handicapé – autant de personnages en échec. Enfin, pour conclure Gravé sur chrome, et donc la première partie de la carrière de nouvelliste de Gibson, « Le Marché d’hiver » parle du transfert de personnalité dans une machine, à savoir celle d’une chanteuse d’un groupe de rock de Vancouver atteinte d’une maladie irrémédiable mais qui souhaite continuer sa carrière par-delà la mort ; un texte qui à la fois questionne sur la notion de l’identité (la personne virtuelle est-elle la même que celle, réelle, dont elle est issue ?) et traite subtilement des rapports humains.

Si le recueil propose des textes assez variés, Gravé sur chrome présente la quintessence du William Gibson cyberpunk : un mélange de concepts informatiques innovants (qui prennent parfois la forme de bidouillages peu protocolaires), d’esthétique glauque liée aux décors où évoluent mafia, voleurs et dealers de drogues, le tout baigné de pop culture, et traité au travers d’une écriture dense et rythmée.

En ce qui concerne les deux dernières nouvelles à être parues en français, « Treize vues des bas-fonds » (Angle mort n°5, 2011) dévoile Tokyo au travers d’autant de descriptions qui se répondent les unes aux autres, de façon à en faire émerger des motifs particuliers, préfigurant la « trilogie Blue Ant ». Dans « Dougal désincarné » (in Utopiales 2013), Gibson se met en scène et narre sa rencontre avec le dénommé Dougal, qui, sous l’effet d’une drogue, se désincarne sans espoir de pouvoir retrouver son corps. Plus que l’histoire de Dougal, ce texte empreint de nostalgie est l’occasion pour l’auteur de dresser le portrait de Kitsilano, le quartier de Vancouver où il habite. Ces deux textes, fort éloignés sur la forme de celles de Gravé sur chrome, dévoilent d’autres facettes de Gibson, et son goût toujours intact pour les expérimentations littéraires.

On l’a dit, William Gibson n’a écrit que peu de textes courts, et pour ainsi dire aucun lors de ces vingt dernières années. On aurait toutefois tort de ne pas les (re)découvrir, tant ils ont participé, avec ses romans de la « trilogie Neuromantique », à jeter les bases d’une nouvelle esthétique SF qui perdure encore aujourd’hui.

Le Dieu dans l’ombre

Sous le pseudonyme de Megan Lindholm, Robin Hobb va écrire un certain nombre de romans dont Le Peuple des Rennes, Le Dernier Magicien ou encore celui qui nous intéresse aujourd’hui, Le Dieu dans l’Ombre.

Publié en 1991, l’ouvrage bénéficie de l’attention des éditions ActuSF (1), qui le rééditent en grand format sous une magnifique couverture signée Lucian Stanculescu.

Loin des aventures de FitzChevalerie, le récit nous emmène sur les traces d’Evelyn, une jeune femme mariée à Tom Potter dont la famille possède une entreprise agricole florissante à Tacoma, une petite ville de l’État de Washington. Avec leurs fils, Teddy, le couple décide de quitter Fairbanks pour Tacoma, justement, et Evelyn doit dès lors composer avec une belle-famille n’acceptant pas cette bête sauvage qu’a ramené leur garçon.

Pour s’évader de cet environnement toxique, Evelyn peut compter sur un vieil ami surgit des tréfonds de son enfance : Pan, un faune qu’elle semble être la seule à pouvoir approcher.

Entre l’amour sauvage et naturel de Pan et le mépris d’une famille qui veut la façonner à sa guise, Evelyn va devoir choisir sa voie.

Véritable page-turner grâce à sa langue souple et légère, Le Dieu dans l’Ombre raconte l’histoire d’une jeune fille tiraillée entre son identité profonde, plus proche de la nature sauvage et farouchement indépendante, et une vie sociale banale souvent asphyxiante. Pendant longtemps, le roman de Megan Lindholm laisse le fantastique en sourdine et concentre ses efforts sur Evelyn, narratrice et héroïne, pour brosser un portrait féminin et féministe où le passage à l’âge adulte devient une malédiction. À la fois critique d’une misogynie ordinaire mais aussi plongée dans un retour à la terre et à la nature à la Thoreau, Le Dieu dans l’Ombre offre au lecteur une histoire touchante par la fragilité et la détermination de son héroïne prise au piège du quotidien et des conventions sociales qui l’entourent. Peu à peu, les malheurs d’Evelyn se teintent de fantastique par l’apparition de plus en plus fréquente de Pan, ancien Dieu de la forêt tombé éperdument amoureuse d’elle, et le récit oppose alors deux modes de vies, le nôtre et celui des bêtes, sans donner de réels gagnants en vérité, constatant l’échec inéluctable d’Evelyn à s’intégrer dans un monde qui ne pourra jamais totalement être sien. C’est aussi l’occasion de retrouver le sous-texte sur le couple que file l’autrice depuis le début de son récit, mais en inversant les rôles, mettant en lumière le jeu pervers qui se déroule entre deux êtres de chairs, jeux de pouvoirs et de séduction qui s’effrite avec le temps. Même si Le Dieu dans l’Ombre a parfois tendance à s’épancher plus que de raison sur les drames et états d’âmes d’Evelyn, l’ouvrage touche par la finesse psychologique de son héroïne et la sincérité du récit.

Après un virage à cent quatre-vingts degrés où le fantastique domine et rencontre le nature-writing, Megan Lindholm s’interroge sur notre capacité réelle à revenir à la terre, questionnant notre résistance et nos capacités humaines. Plus rude mais aussi plus bestial, cette dernière offrande à Pan renferme une note mélancolique où le bonheur passé se fane à l’ombre du réel. Au bout du chemin, un voyage initiatique où la féminité s’affirme et où la nature reprend ses droits, dans tous les sens du terme. Un très bon roman.

(1). On s’interrogera toutefois sur la pertinence de cette initiative éditorial un brin putassière, le présent bouquin étant toujours disponible au Livre de Poche, au prix de 7,70 euros… No comment. [NdRC]

Justicière

Écrivain prolixe et prolifique, Brandon Sanderson situe une bonne part de ses romans dans le « Cosmère », manière d’univers parallèle régi par la magie (pour faire simple : dans le détail, c’est un peu plus compliqué). Les cycles d’« Elantris » et de «  Fils-des-Brumes » y prennent place ; c’est le cas aussi des « Archives de Roshar », série prévue en dix tomes et dont le troisième, Justicière, est paru en ce printemps 2019 sous la forme de deux épais volumes (une véritable course de fond pour la traductrice Mélanie Fazi, chapeau bas à elle).

Bref rappel des événements, pour ceux qui n’auraient pas suivi. Roman introductif du cycle, La Voie des rois nous présente Roshar : planète rocailleuse balayée par les vents (dans le même sens, cela a son importance), elle est peuplée par les humains ainsi qu’une race humanoïde tantôt asservie (les parshes), tantôt combattue (les parshendis). La magie y existe, et, pour qui sait s’en servir, est une ressource que rechargent les régulières tempêtes. Par le passé, des Dévastations successives ont mis à bas la civilisation humaine. Les Chevaliers Radieux, un puissant ordre guerrier, auraient pu, auraient assurer la victoire humaine face aux mystérieux Néantifères… mais ils ont déserté, ont trahi ceux qu’ils devaient protéger.

Des millénaires de tranquillité plus tard, le roi Gavilar, souverain d’Alekhtar – l’un des nombreux royaumes du continent unique de Roshar —, devait signer un traité de paix assurant la paix entre sa contrée et les Parshendis ; hélas, le monarque est assassiné sur ordre desdits Parshendis. La guerre est déclarée. Au bout de cinq ans, le conflit s’est enlisé sur cet immense champ de bataille que sont les Plaines brisées. Là, plusieurs protagonistes vont s’y croiser. Il y a Kaladin, jeune homme engagé de force dans les troupes de Dalinar Kholin, frère du roi assassiné ; Dalinar, justement, individu brutal mais droit, œuvrant pour l’unité du royaume et assailli par des visions du passé ; Shallan, jeune héritière d’une maison noble chargée de sauver celle-ci de la ruine. Le Livre des radieux voit les protagonistes se rassembler et prendre conscience que l’ancien péril des Néantifères est de retour, avec pour conséquence immédiate le déclenchement d’une Tempête. Ayant prouvé sa valeur, et même davantage, Kaladin monte en grade ; Dalinar poursuit sa quête d’unification de son pays, mais se met en retrait au profit de son fils aîné Adolin ; Shallan voit sa formation interrompue de bien tragique manière et tâche de rejoindre les Plaines brisées.

Que dire sur Justicière sans gâcher le plaisir du lecteur souhaitant se lancer dans cette saga au long cours ? Ce troisième tome reprend là où le précédent s’achevait : la Tempête éternelle est là, et il s’agit désormais de sauver les humains de Roshar. Mais comment secourir une race n’ayant jamais pu s’unir sous une même bannière ? Tandis que les protagonistes s’organisent, parlementent et agissent, ils en apprennent également davantage sur la nature de leur propre monde et sur les êtres de rang quasi-divins dont l’écho des luttes se répercutent sur Roshar.

Les lecteurs ayant apprécié les deux premiers volets trouveront ici leur compte : dans Justicière, Sanderson, en bon écrivain démiurge, continue de déployer cet univers et sa cosmologie. Avec brio, l’auteur y mêle à un rythme accru action et révélations (tonitruantes pour certaines), sans ménager la tension. En somme, vivement la suite.

Quant aux lecteurs n’en pouvant plus d’attendre la prochaine incursion de George R.R. Martin dans Westeros, invitons-les à explorer Roshar, une destination des plus recommandables.

Le Fort

Quelque part en quelque époque – ce n’est vraiment ni notre monde ni notre temps, mais presque. Une dizaine d’années plus tôt, le Nord a perdu la guerre contre le Sud et, par conséquent, le territoire d’Inari. Vaste zone dépeuplée où passe un fleuve, Inari consiste en une zone tampon dont le Sud ne sait trop que faire et dont le Nord n’a pas été malheureux de se débarrasser. Inari ne connaît que deux saisons : l’été et la pluie. Sur les berges du fleuve se dresse un fort : quand l’officier Selen disparaît de son poste, le lieutenant Quernand est envoyé pour prendre sa place, poursuivre les travaux de son prédécesseur et mener l’enquête sur sa volatilisation. Bien vite, le militaire se laisse absorber par la langueur émolliente qui règne en ces lieux. Se surprend à apprécier la paresse, à ressentir quelque vague désir pour la domestique rustaude, à tout oublier de sa fonction…

Novella liée à une poignée de nouvelles parues dans Le Novelliste et Le Visage vert, Le Fort peut se lire de manière indépendante. L’ambiance languide qui se dégage de ses pages rappellera immanquablement d’autres récits où des membres des forces armées se dissolvent dans l’inaction : Le Désert des tartares de Dino Buzzati, Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq, voire Les Soldats de la mer d’Yves et Ada Rémy ou les textes de Jacques Abeille ressortissant au « cycle des Contrées ». Les amateurs de fantastique risquent cependant de rester sur leur faim : l’aspect imaginaire du Fort tient à la seule nature imprécise du cadre de l’action. Quoi qu’il en soit, la torpeur humide qui imprègne ce récit déteint immanquablement sur son lecteur.

Conduire sa barque

Si les mots sont un océan et si écrire une histoire revient à naviguer sur cet océan, alors Ursula K. Le Guin, en bonne capitaine-instructrice, se propose de donner quelques conseils aux aspirants à la navigation hauturière avec Conduire sa barque, manuel sous-titré « Guide de navigation littéraire à l’usage des auteurs du XXIe siècle ». Comme l’autrice de « Terremer » le précise dans son introduction, le présent ouvrage ne s’adresse pas aux personnes débutant complètement dans l’écriture, mais bien à celles qui ont déjà un minimum de métier et qui souhaitent améliorer leur art.

En la matière, Le Guin sait de quoi elle parle : Conduire sa barque provient tout droit de ses expériences en atelier d’écriture. Jamais pontifiante ni péremptoire – mais méfiante envers les guides d’écriture en dix leçons ou la fade prose journalistique –, elle invite ses lecteurs à réfléchir à leur usage de la ponctuation, des adverbes et des adjectifs, à la gestion du rythme d’une phrase ou d’un paragraphe, à la manière dont une description peut convoyer l’action. À la nécessité de couper, aussi. Chacun des chapitres s’accompagne d’extraits d’œuvres exemplaires, relevant du genre ou non (on notera ainsi l’admiration de Le Guin pour Virginia Woolf). Le seul bémol de ce petit livre, au demeurant très réussi, concerne la présentation des extraits cités : il aurait été bon que l’éditeur pense à préciser les noms des traducteurs de ces abondantes citations (1). Que serait la démonstration si elle n’incitait pas à la pratique : au sein de chaque chapitre, Le Guin propose de brefs exercices, à faire en solo ou bien dans le cadre d’ateliers d’écriture. L’ouvrage se termine d’ailleurs par des conseils pour la bonne conduite desdits ateliers.

En somme, Conduire sa barque représente un ouvrage indispensable pour qui aime écrire, et que l’on recommandera en particulier à tous les aspirants écrivains soumettant leur prose au Bélial’ et à Bifrost

 

(1). Ces citations sont toutes traduites par le traducteur du présent ouvrage. [NdA]

Le Cycle des Épées

Est-il encore nécessaire de présenter Fafhrd et le Souricier Gris ? Ces deux acolytes, le premier barbare du nord, grand et fort, et le second petit mais rusé, vivent de trépidantes aventures dans le monde de Nehwon, et notamment sa ville emblématique, Lankhmar. Les personnages sont hauts en couleurs, leur histoire est faite d’embûches et de combats, contre des hommes ou contre des créatures surnaturelles, mais aussi de rédemption, de moments de grâce, de découvertes de trésors. Oui, il est sans doute nécessaire de les présenter, notamment aux jeunes lecteurs, qui n’ont peut-être pas connu les précédentes éditions de ce cycle de nouvelles et romans, publiés sur toute la carrière de l’auteur, soit un demi-siècle s’étendant entre 1939 et 1988. Il faut dire qu’avec l’invraisemblable quantité de cycles de fantasy qui se sont déversés sur les présentoirs des librairies ces vingt dernières années, on en viendrait à oublier qu’il y eut de glorieux ainés… Pour un Tolkien qui reste omniprésent, combien de grands maîtres sont plus ou moins tombés dans l’oubli ? Fritz Leiber n’est pas de ceux-là, pas encore ; on le doit en grande partie à Bragelonne, qui avait ressorti le « Cycle des Épées » dans une nouvelle traduction signée Jean-Claude Mallé il y a quelques années (d’abord en volumes indépendants, puis en deux intégrales). Celle-ci a davantage de souffle que la précédente, œuvre de plusieurs traducteurs, et rend donc davantage hommage au style très riche et précis de Leiber. Très curieusement, des sept tomes de la saga, seuls six avaient été publiés par Bragelonne – le sixième uniquement au sein du deuxième tome de l’intégrale –, et le septième était resté inédit dans la traduction de Mallé, qui existait pourtant. C’est donc bien un événement que cette intégrale, puisque l’on pour la première fois depuis très longtemps l’intégralité du cycle disponible. Si l’on voulait chipoter, cette intégrale n’en est pas tout à fait une : il existe en effet un huitième volume, mais il n’est pas signé Leiber. Robin Wayne Bailey avait été en effet autorisé à reprendre les aventures de Fafhrd et du Souricier Gris, mais ce tome n’a jamais été traduit. On conviendra qu’il n’en valait sans doute pas la peine, et on peut donc considérer qu’il s’agit bien d’une intégrale, qui pèse son poids  : 1890 pages, tout de même. C’est d’ailleurs tout le défaut de ce type d’ouvrage : pour faire tenir autant de matériel en un seul volume, l’éditeur est forcé d’utiliser un papier fin, et celui-ci l’est particulièrement ; il vous sera difficile à la lecture de cet ouvrage de le conserver dans l’état initial. Autre défaut, la couverture, particulièrement inexpressive et repoussante : il est dommage, quand on veut réhabiliter un tel classique de la fantasy, de ne pas proposer quelque chose de plus sexy, qui donne envie aux lecteurs hésitants de se plonger dans le volume. Dommage, car le « cycle des Épées » vaut vraiment le coup, à la fois bourré d’inventivité et d’humour, même si le ton peut parfois se faire grave voire dramatique (l’un des épisodes, notamment, fut écrit après la mort de l’épouse de Leiber, ce qui s’en ressent dans l’ambiance mortifère qui se dégage du texte). Les aventures picaresques des deux compères reposent beaucoup sur leur opposition féconde, et sur leur filouterie permanente. Sans doute que des lecteurs n’ayant lu que des ouvrages récents de fantasy trouveront que cela manque parfois d’envergure, mais à l’époque la Big Commercial Fantasy n’existait pas, et Leiber façonnait ses nouvelles comme un artisan, avec son style inimitable, qui emprunte notamment à son héritage théâtral familial. Il a ainsi posé les bases d’une fantasy lumineuse – c’est lui qui a du reste inventé l’expression sword & sorcery – qui a connu de nombreux descendants (Steven Brust, par exemple), et qui, de près ou de loin, a inspiré nombre des jeunes plumes de la fantasy. Il n’est donc que justice que de proposer à nouveau au lectorat français son «  Cycle des Épées » disponible en intégralité, qui plus est avec une nouvelle traduction.

Les Bras de Morphée

En 2050, une très curieuse épidémie de sommeil se répand sur la planète : un mal étrange ampute ceux qui en sont victimes d’une ou plusieurs heures de veille. Pour les plus chanceux, la situation évolue peu, ou lentement, une heure perdue de-ci de-là. Quant aux autres, ils se retrouvent tout à coup à dormir une bonne partie de la journée, ne disposant donc plus que d’une poignée d’heures à consacrer à leur vie sociale et professionnelle. D’autant que la maladie évolue en permanence – on a tôt fait de basculer de la catégorie chanceuse à la classe déveine…

Pascal Frimousse est professeur de français à Prague. Il fait partie des nantis, puisqu’il équilibre à parts égales sa journée entre éveil et sommeil. Cela lui permet de conserver une vie sociale importante, mais aussi de se voir confier des missions que son temps actif l’autorise à mener à bien. Ainsi se retrouve-t-il bientôt chargé par le ministère de la défense d’enquêter sur la disparition d’un savant génial qui menait des recherches sur morphéus, la fameuse épidémie.

Le postulat de départ de ce premier roman, œuvre d’un professeur de français vivant à Prague – la crédibilité du décor des Bras de Morphée n’y est sans doute pas étrangère –, est pour le moins original, une idée lumineuse qui offre un vrai ressort dramatique et des possibilités de développement importantes. Sans essayer de vouloir comprendre l’origine du mal qui s’est abattu sur Terre, Yann Bécu s’intéresse davantage à ses répercussions sur la vie quotidienne. Difficile, voire impossible, de maintenir des relations sociales à l’identique quand vous ne croisez plus votre femme qu’une heure par jour, que vos élèves sont aux trois quarts absents de vos cours, ou que vous ne disposez que de quelques minutes pour l’essentiel (manger) avant de vous rendormir… Le principal écueil d’un récit bâti sur une idée centrale forte, c’est l’incohérence ou le fortuit sorti de nulle part. Or, Bécu évite ce travers en nous proposant un développement logique de bout en bout. Avec toutefois un bémol concernant la fin, un brin décevante au regard de tout ce qui l’a précédé, comme si l’auteur avait échoué à finir son roman sans éviter une pirouette. Dommage…

L’autre caractéristique qui se dégage ici, c’est la langue, et notamment les dialogues, ciselés et qui font plutôt mouche – ce qu’il convient de souligner, surtout dans le cadre d’un premier roman, et ce jusque dans le registre de l’humour, parfaitement maîtrisé ; une gageure dans un cadre pour le moins dramatique.

Une jolie surprise, donc, que ces Bras de Morphée (en dépit d’un titre convenu) : une idée intéressante bien exploitée, des personnages campés avec réalisme, assez hauts en couleur et servis par un style affirmé qui fait la part belle aux dialogues enlevés. Oui, à l’évidence, Yann Bécu fait ici une entrée remarquable, sinon remarquée, dans le petit monde de l’Imaginaire français.

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