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Chimera

Après un prologue où il se met en scène en observateur désabusé du désastre environnemental et social provoqué par la paupérisation et la pression démographique dans le delta du Niger, Gert Nygårdshaug nous projette vingt ans dans l’avenir, au cœur du continent africain, dans le parc national des Virunga. Une équipe internationale rattachée au Congo Rainforest Center (CORAC) y effectue des relevés, constatant l’étiolement irrésistible de la biodiversité, y compris dans cet espace protégé. Ce groupe hétéroclite composé de botanistes, zoologistes, entomologistes, ornithologues et biochimistes, ausculte l’environnement avec conviction et passion, mais aussi le secret espoir de parvenir à enrayer le processus de détérioration. Une équipe mixte et affûtée, dirigée par Gauthier de Payens, seul lien avec le GIEC, dont le CORAC émane comme bien d’autres structures scientifiques installées au chevet d’un monde mourant. La dynamique de l’effondrement ne s’est pas ralentie, hélas. Bien au contraire, l’inertie des gouvernements, l’incurie des choix économiques, le déni et les arrangements comptables avec la réalité restent plus que jamais d’actualité, poussant bien des tempéraments optimistes à la résignation, la colère, voire au cynisme. Mais une nouvelle menace a surgi de la forêt. Une souche virale inconnue dont le patient zéro, jusque-là placide, dominait un groupe de gorilles sur les flancs de la montagne avant qu’on l’abatte pour l’autopsier. Nelson, comme l’ont surnommé les scientifiques du CORAC, était en effet l’hôte d’un virus virulent, létal et transmissible à l’homme. De quoi éradiquer une tribu indigène et susciter l’effroi.

À l’ombre de la Sixième extinction et de Stephen Hawking, dont les prédictions sur le devenir de l’humanité résonnent encore sinistrement à nos oreilles, Chimera est un redoutable page turner dont la lecture ne risque pas de provoquer que des nuits blanches. Convoquant la science et les ressorts du roman catastrophe, Gert Nygårdshaug ne se contente pas de dérouler un récit sous-tendu par l’urgence et le suspense. Il dresse le portrait crédible d’un avenir en sursis, tributaire de notre faculté à nous coltiner avec le réel d’une croissance destructrice, guidée uniquement par le profit à court terme. « Laissons la politique, les actes de guerre et la Bourse à la partie la moins évoluée de notre espèce ». Si le propos de Gert Nygårdshaug n’incite guère à la fraternité, l’auteur ne se cantonne cependant pas à dérouler le spectacle désabusé des maux suscités par les choix économiques et politiques qui confortent nos modes de vie et de consommation. L’acidification croissante des océans, les pics du pétrole et du phosphore, la stérilisation des sols et la désertification des fonds marins ou fluviaux contribuent au moins autant à l’emballement mortifère de l’anthropocène que l’effet de serre si prisé des médias. Mais, surtout, comme le pressentaient certains auteurs de SF des années 1970, la surpopulation conjuguée au développement économique sont les adjuvants puissants du désastre. Entre économie et écologie, il faudra bien un jour choisir ou envisager de coloniser l’espace avant qu’il ne soit trop tard, comme l’appelait de ses vœux Stephen Hawking.

Après la « Trilogie de Mino » (critiques in Bifrost 77, 79 & 82), dont le propos fait écho au présent roman, Gert Nygårdshaug dresse à nouveau un réquisitoire sans pitié de notre civilisation. Et si d’aucuns jugent qu’il flirte un peu trop avec le nihilisme, attendons avant de lui jeter la pierre de voir ce que nous réserve l’avenir. On pourrait le regretter.

Cristalhambra

Présent sur la scène de la SF française vers la fin du XXe siècle, Richard Canal s’est fait plus rare au début du XXIe. Récemment revenu aux affaires avec plusieurs nouvelles (dont sa participation aux Galaxiales de Michel Demuth, lauréates du Grand Prix de l’Imaginaire 2023) et le roman Upside Down (Bifrost n° 101), c’est un deuxième roman qui nous arrive : Cristalhambra. Histoire à trois voix, ce récit prend place dans un avenir où l’humanité, grâce à la maîtrise des trous de ver, a essaimé parmi les étoiles, et semble avoir trouvé un équilibre entre les différentes puissances qui la constituent. Chaque groupe, chaque Quadrant, correspond peu ou prou à une ancienne zone de la Terre, se confondant parfois avec une entreprise tentaculaire : la ShanShan Tencent Corporation (SSTC), par exemple, ou le Nouvel État Islamique (NEL). Bien entendu, chacun cherche à placer ses pions et ménager ses propres intérêts. Or, un point d’achoppement risque de déstabiliser le fragile édifice : la volonté de certains, dont la Chancelière de la Fédération, de mettre un terme à l’essaimage irraisonné de l’humanité à travers les étoiles – ceci afin de mieux gérer les terres déjà conquises. Et qui dit fin de l’expansion dit frein de la croissance commerciale, une perspective que les compagnies apprécient peu. Idem pour la propagation des idées religieuses. L’Ordre du Renouveau Charismatique et ses Templiers semblent prêts à tout pour contrecarrer les vues de la Chancelière.

Richard Canal scinde son roman en trois voix, destinées, bien entendu, à se réunir en fin de récit. Au secrétaire de la Chancelière, les rouages du pouvoir, au cœur des complots et des tentatives plus ou moins honorables pour maintenir l’ordre et l’équilibre. Au fils du puissant et tyrannique dirigeant du huitième Quadrant, Kuniaki Toshigawa, le patron, en quelque sorte, des trous de ver, les méandres de l’économie, mais aussi de la recherche spirituelle (un petit parfum du siècle précédent, avec la mode puissante du Japon et de sa spiritualité vite concassée, transformée à la sauce occidentale). Enfin, reste un jeune garçon, perdu sur une planète de glace oubliée du pouvoir et dont les maigres ressources s’épuisent… Ni d’une originalité foudroyante, ni non plus d’une finesse absolue (certains personnages sont à la limite du caricatural), l’intrigue de Cristalhambra fait son office, offrant au lecteur un moment plutôt plaisant.

Richard Canal nous est revenu, non pour bouleverser la SF, mais pour apporter sa pierre à l’édifice avec modestie et efficacité. Qui s’en plaindrait ?

Saletés d’hormones et autres complications

Si vous ne connaissez pas déjà Ketty Steward, le recueil Saletés d’hormones et autres complications est la porte d’entrée idéale pour découvrir sa plume. Ce livre regroupe différents textes déjà parus ailleurs dans différentes anthologies, ou proposé et refusé pour des anthologies thématiques, intercalant chaque nouvelle avec des poèmes, là aussi bien dans les thématiques abordées par l’autrice. De quoi parle Saletés d’hormones et autres complications ? De féminité. Du corps des femmes, de la maternité, qu’elle soit voulue ou refusée, de la filiation, du racisme, de la peur de vieillir ou de l’acceptation de l’âge, de la douleur, de la violence subie et renvoyée… Vaste programme, n’est- ce pas ? Et pourtant, ne vous détournez pas. Les nouvelles du recueil sont souvent courtes et percutantes, à l’image de « Saletés d’hormones », de « Dolorem Ipsum », de« Supervision »ou de « HeLa est là ». Elles sont organiques, bourrées d’émotions et parfois mystiques, comme « Les Flûtes de Peels » ou « Le Meilleur de l’Humanité ». Ce sont pourtant toujours pleinement des nouvelles de science-fiction parlant parfois d’un futur très proche (« Blanche-Neige et le triangle quelconque », « Mère, suffisamment bonne ») ou bien plus lointain (« Un Jeu d’enfant »), mais qui forcent le lecteur ou la lectrice à faire un pas mental de côté pour pleinement les apprécier. L’alternance entre prose et vers, voulue, le poème qui suit la nouvelle sert souvent d’épilogue ou de coda au texte qu’il précède. Ainsi, mine de rien, ligne après ligne, texte après texte, Ketty Steward raconte ce que signifie être une femme hors des canons hollywoodiens de beauté et des stéréotypes fonctionnels (le fameux « care » associé à la femme et à la mère) dans notre xxie siècle pas si émancipé que cela. Le tout sur un ton intime, et avec suffisamment de légèreté pour ne pas transformer son livre en pur essai militant, et en gardant à l’esprit le propre de la littérature de l’Imaginaire : distraire et étonner son public. Mission accomplie !

Choc terminal

De quoi parle un roman de Neal Stephenson ? C’est souvent difficile à déterminer, et plus encore à résumer. L’auteur est passé maître dans l’art de filer vingt idées distinctes, pour son plaisir et souvent le nôtre, sans trop se soucier qu’on distingue les coutures. Choc terminal ne fait pas exception à la règle. On y parlera un peu du concept éponyme, mais aussi bien des mérites relatifs des arts martiaux sikhs et chinois, du danger des sangliers géants pour les transports aériens, ou de la mise en forme de front d’ondes… On aime, ou on n’aime pas. Mais Choc terminal ne décevra pas les lecteurs habituels de Stephenson.

Reprenons, donc. Les inquiétudes sur la notion de « choc terminal » sont nées au début des années 2000, avec la prise de conscience par les politiques, via les travaux du GIEC, en particulier, du fait que le climat est un système complexe, éminemment non-linéaire, et même, dans une certaine mesure, chaotique. On a déjà beaucoup de mal à modéliser son évolution à moyen terme, et plus encore à se mettre d’accord sur les réponses appropriées, et sur la répartition des sacrifices désormais inévitables, entre nations comme entre générations ; mais qu’arriverait-il si l’on décidait de mettre en œuvre des techniques d’ingénierie climatique globale, susceptibles d’induire des changements encore beaucoup plus rapides ? Quelle confiance accorder aux simulations ? Quelles pourraient être les conséquences des inévitables imprévus techniques ? Quelle serait la réaction des « perdants » auxquels on imposerait une aggravation artificielle de leur situation pour améliorer, ailleurs, celles d’autres « gagnants » ? Et surtout, donc : à supposer qu’une telle entreprise soit engagée, et même que l’on ait toute confiance dans la prévision de ses conséquences, etc., qu’adviendrait-il si on l’interrompait brusquement, à mi-gué, à cause d’une crise politique, ou économique, ou sanitaire ? Le choc induit par cette terminaison brutale, hors d’équilibre, ne serait-il pas pire que le mal qu’il s’agissait de prévenir ?

Roman de politique-fiction bien plus que de hard science, Choc terminal aborde toutes ces thématiques intriquées, dans un joyeux désordre qui, dans l’état actuel des connaissances, en est peut-être bien l’une des moins mauvaises approches. Sa galerie de portraits s’ouvre sur celui de Saskia, reine sans grand pouvoir autre que symbolique de Pays-Bas particulièrement menacés par la montée des eaux, et de quelques membres de son Cabinet, suivi de celui de T.R., milliardaire texan techno-solutionniste persuadé, à la Elon Musk, qu’il peut à lui seul changer le cours du monde ; on rencontrera ensuite une poignée d’activistes, d’espions et de mercenaires, une paire d’ingénieurs, des Chinois et des Indiens interventionnistes, une Princesse délurée (et même, au détour d’une page, le Prince Charmant qui va avec), et cetera ad libitum.

Stephenson n’est pas Kim Stanley Robinson, et l’on chercherait en vain chez lui le détail des avantages et des inconvénients de telle ou telle technique particulière d’ingénierie climatique (en l’occurrence, ici, l’injection de soufre dans la haute atmosphère). Mais il excelle à proposer des points de vue inattendus et à donner à ses lecteurs ample matière à réflexion. Que demander de plus à la science-fiction ?

Le Livre des Terres Bannies (T.1 Malice – T.2 Bravoure)

C’est une histoire vieille comme la fantasy, peut-être vieille comme le monde : le bien, le mal, et les choix qu’on fait pour accomplir l’un ou l’autre. Jadis dévastées par l’affrontement entre le Créateur et son ange déchu, les Terres Bannies ont lentement pansé leurs plaies. Des nations humaines y ont supplanté les géants primordiaux et ont prospéré sur les ruines de leur civilisation cyclopéenne. Mais cette paix n’est qu’illusoire. Car une prophétie annonce le retour imminent de la guerre des dieux. Pour s’y préparer au mieux, l’héritier du trône de Ténébral, présumé champion de la lumière, entend restaurer une antique tradition impérialiste et unir sous une seule bannière (la sienne) l’ensemble des royaumes. Autant que la vague menace d’un retour des forces du mal, cet expansionnisme — encouragé par les états satellites de Ténébral, mais perçu par d’autres potentats comme un asservissement – sert de déclencheur à toute une série de querelles géopolitiques, d’actions violentes et de troubles événements surnaturels où chacun, des géants survivants aux généraux en passant par les hommes et les femmes du peuple, y compris ce simple fils de forgeron, devra se battre et choisir son camp.

Le point de départ du premier roman de John Gwynne fait tout de suite penser, par ses accents profondément manichéens, au « Seigneur des Anneaux ». Une prophétie, des représentants de la lumière et des ténèbres, des artefacts magiques, une race de géants… Les emprunts à la high fantasy sont légion, mais au jeu des comparaisons, d’autres références s’imposent. S’il y a du G.R.R. Martin dans certains motifs, et dans la structure narrative du « Livre des Terres Bannies » (chapitres courts, alternance des points de vue), c’est davantage de David Gemmell qu’on a envie de le rapprocher. Outre une esthétique et un ton général qui rappellent certains univers rugueux de l’auteur anglais, plus ou moins inspirés des cultures et de l’histoire du haut-moyen âge européen, John Gwynne partage avec son aîné cette faculté de créer des personnages inoubliables, plus vrais que nature, et de tisser une intrigue organique, le tout mis en valeur par un sens consommé de la narration. Surtout, une salutaire sobriété et une exécution franche, en ligne droite, totalement premier degré, sans la moindre trace de prétention et encore moins d’esbroufe stylistique. Mieux, prenant le contrepied d’une bonne partie de la production de fantasy récente, on n’y déplore aucune référence progressiste ni rapprochement désastreux à l’actualité. Malice et Bravoure ne proposent qu’une histoire. Un peu longuette dans le premier tiers de son tome inaugural. Souffrant de quelques vilains tics d’écriture, d’une certaine prévisibilité et d’un classicisme qui peut donner au cycle un aspect un peu terne comparé à des propositions plus novatrices (la hard fantasy des « Maîtres enlumineurs », l’arcanepunk, la fantasy à « poudre » ou exotique) et parfois plus inégales. Mais parfaitement convaincante et jamais embarrassante, écrite par une main qui ne tremble pas et ne se soucie d’aucun cahier des charges sinon de rentrer dans la tête de son lecteur.

Dans un monde en parfaite santé, le « Livre des Terres Bannies » ne serait pas autre chose qu’un bon gros page-turner, pas très original mais sympathique, prometteur. Dans le contexte de saturation du marché de la fantasy et d’une hasardeuse prolifération des niches et des sous-genres, ce retour aux sources de l’épique nous semble constituer l’une des plus belles réussites de ces dernières années.

Ce qui naît des abysses (Confluence T.1)

XXIVe siècle. Les problèmes de notre époque, climatiques et guerriers pour l’essentiel, s’étant amplifiés, l’Humanité a été contrainte à l’Immersion, et vit dans des villes sous-marines. La violence n’étant plus une option, les différentes coalitions de ces cités-États vivent sous le règne de la Pax, la paix à tout prix ; mais comme le mauvais côté de l’homme reste ancré en lui, dans chaque océan, une de ces cités est mandatée pour exercer une violence légitime afin de protéger toutes les autres. Dans l’Atlantique Nord, il s’agit d’Atlantis, qui, justement, déclenche une opération contre Providence, une de ses stations de recherche mystérieusement réapparue après avoir coulé au fond des abysses il y a un siècle, et qui refuse de partager le secret de sa survie. Lors de l’opération, un soldat d’Atlantis, Wolf, dont l’implant cérébral, dotant tout citoyen de la cité et le reliant à l’IA qui la gère, montre des signes de dysfonctionnement depuis quelque temps, part à la poursuite d’une jeune fille, Jihane, qui semble la seule survivante de Providence. Une adolescente dotée d’une technologie organique aux possibilités miraculeuses… et de bien plus encore, la mystérieuse Confluence, qui donne son nom au diptyque que ce roman ouvre. Recueillis, après bien des péripéties, par un sous-marin Hanséatique, des commerçants et diplomates nomades faisant le lien entre les polis immergées, ils devront se faire une place à bord alors que tout le monde convoite les secrets détenus par Jihane.

Si le début s’avère très enthousiasmant et extrêmement rythmé, ledit enthousiasme coule à pic quand nous est révélée l’origine de la tech organique et de la Confluence. Et l’amateur de hard SF, partant d’un rire nerveux, de se dire qu’après « Ta gueule, c’est magique » et « Ta gueule, c’est quantique », Poulain a inventé un « Ta gueule, c’est benthique » qui tient plus du new age que d’une quelconque vraisemblance. Si on ajoute à cela un énorme empilement de clichés et de tropes (scénario, monde, personnages, etc.), un message naïf/ convenu, et une étonnante ressemblance sur nombre de points avec le bien meilleur Unity d’Elly Bangs (ou avec la Bande d’Affinité de Peter Hamilton), on ne peut que constater l’énorme gite dont souffre le navire. Et pourtant… Il y a aussi bien des choses qui fonctionnent dans ce livre, car on a beau lever les yeux au ciel de temps à autre, on tourne les pages avec un certain plaisir, y revenir n’est pas une corvée, et on est curieux de voir où l’autrice veut nous conduire dans le volume suivant. Ce qui naît des abysses n’a pas de quoi inquiéter Peter Watts, qui restera le roi de la SF abyssale. On ne le recommandera pas non plus à un lecteur expérimenté ou adepte de hard SF. Mais pour un néophyte peu regardant, pourquoi pas…

La Lune tueuse (Dreamblood T.1)

La Lune tueuse est le premier tome du diptyque « Dreamblood » de la romancière américaine multi-primée N. K. Jemisin.

La Cité-État de Gujaareh connaît une paix durable grâce à la narcomancie pratiquée par le Hétawa, un ordre au service de la Déesse des Rêves, Hananja. Dans le monde des rêves, l’âme est liée au corps par un fil que les collecteurs sont capables de sectionner. Ils apportent ainsi une mort douce, pendant le sommeil, aux malades et mourants qui en font la demande, récoltant, dans le même temps, du sang onirique qui sera redistribué à ceux qui en ont besoin par les partageurs. Les collecteurs sont aussi missionnés pour purger le monde de la corruption en assassinant ceux et celles que le Hétawa désigne comme pervertis. Des gardiens de paix mais aussi des tueurs redoutablement efficaces puisque dénués de méchanceté et persuadés de faire ce qui est juste. Le Hétawa supervisant l’éducation, la loi et la santé publique, ses collecteurs ne sont donc responsables devant aucune autre autorité et opèrent en toute impunité.

Lors d’une collecte qui se déroule mal, Éhiru, loyal serviteur de la déesse, reçoit, de manière inattendue, une « parole de vérité » qui sème le doute dans son esprit. Et lorsqu’il se voit chargé de collecter Sunandi Jeh Kalawé, ambassadrice de Kisua, Cité-État voisine, il se rend compte que les motivations du Hétawa ne sont peut-être pas des plus pures.

La narration s’attache à trois personnages. Éhiru cherche à laver la corruption de son ordre. Nijiri, son disciple, tente de le protéger. Et Sunandi veut empêcher une guerre entre Gujaareh et Kisua, deux cités liées par une histoire, une culture et des croyances religieuses communes. Si Gujaareh révère la seule Hananja, Kisua reste polythéiste et juge que la première se fourvoie dans sa foi et ses mœurs. Ces protagonistes font face à des enjeux d’importance entre intrigues politiques, complots et assassinats. Bousculés dans leurs certitudes et leurs valeurs, confrontés à des dilemmes moraux, ils doivent sans cesse faire des choix aux conséquences potentiellement funestes, d’autant qu’agir avec la volonté de faire le bien ne peut suffire.

Inspiré de l’Égypte ancienne, un cadre original, rarement utilisé en fantasy, l’univers proposé par N. K. Jemisin repose sur un système de magie d’une grande cohérence, basé sur le pouvoir des rêves, fondé sur la compassion et la bienveillance, mais dévoyé par des institutions politiques et religieuses toutes puissantes poursuivant leurs propres buts. La Lune tueuse, roman sur le pouvoir et la corruption humaine individuelle et systémique, dresse le portrait fascinant – et relativement classique pour les amateurs de fantasy – du fonctionnement politique, religieux et social d’un État. La fin, ouverte, se vit comme un moment de répit, l’histoire ayant suffisamment avancé pour éviter toute frustration et donner envie de poursuivre l’aventure. Après ce premier tome satisfaisant, attendons donc de voir sur quels chemins l’autrice nous emmène…

Sherlock Holmes et les Trois Terreurs d’Hiver

Quand on aime, on ne compte pas. C’est sans doute ce que pense James Lovegrove, qui enchaîne les aventures du héros londonien (à moins qu’il ne compte ses chiffres de vente). Depuis 2013, il fait partie des nombreux écrivains ayant repris les personnages de Sir Arthur Conan Doyle pour de nouvelles enquêtes. Sans compter les trois romans mettant en scène le célèbre enquêteur aux prises avec Cthulhu et ses affidés, il lui a consacré pas moins de huit récits. Dont seuls les trois derniers sont traduits en français. Sherlock Holmes et les trois terreurs d’hiver est le plus récent. Il s’agit en fait de trois longues nouvelles reliées entre elles par une introduction et une conclusion communes. Car on y retrouve les mêmes thématiques et, surtout, les personnages de la même famille à cinq ans d’intervalle. Dans la première, le Dr Watson tombe par hasard sur un vieux camarade de classe. Celui-ci travaille encore dans leur ancienne école, où un drame affreux vient de se dérouler. Une noyade entourée d’une aura de mystère : une ancienne malédiction, lancée par une sorcière puissante, en serait à l’origine. Simple croyance ou magie avérée ? Les capacités de déduction du locataire du 221B Baker Street vont être mises à rude épreuve pour trier le vrai du faux, l’apparence de la réalité.

Les trois enquêtes, prises séparément, sont d’un niveau correct et peuvent titiller les neurones des lecteurs sans épuiser leurs capacités mentales. Rien d’exceptionnel, mais cela tient la route. Quant aux thèmes abordés, on trouve, comme précisé plus haut, une malédiction lancée par une sorcière, mais aussi un fantôme tueur et un cannibale retranché dans les bois. Le tout rehaussé par une figure féminine attendrissante et une violence de la « foule » nourrie par la haine typique de cette sagesse populaire si réputée… Trois récits de bonne tenue, donc, mais sans grande force, rien de réellement mémorable. Des récits que la conclusion finale vient toutefois habilement relier et montrer sous un nouveau jour. Reste que malgré ce retournement final, et même si l’emballage est reluisant avec sa tranche dorée, à 28 euros, l’ensemble risque de rester en travers de la gorge de beaucoup…

La Trame

Dans un monde qu’on suppose notre futur, de gigantesques marées végétales parcourent les landes tels des typhons, ravageant tout sur leur passage. Un danger certes mortel, mais une bénédiction, aussi, en tous cas pour les trameurs. En effet ces derniers, manière de communauté zadiste revue par un George Miller qui aurait trop lu Le Hobbit, bravant le danger, dans un nomadisme perpétuel, y dénichent les végétaux leur assurant nourriture, habitat, vêtements et nécessaire au troc… La Trame (majuscule) est « un village mobile, une flottille terrestre, un hameau à roues ». Nous allons donc ici suivre cette dernière et ses trameurs dans leur pérégrination, leur prendre le Pas (majuscule, encore – le texte en compte foison). Et découvrir cet étrange univers.

Récit sous influence damasienne puissante, La Trame se déploie dans une langue extrêmement riche, inventive, parfois belle, souvent drôle, pleine d’intrications. Un poème narratif, en quelque sorte, une scansion dynamique, perpétuelle. L’ambition langagière est indéniable. Avec son inévitable écueil : elle se mérite, vous résiste, séduit ou agace, c’est selon. Pas simple de déchiffrer la trame, en somme, et ce d’autant que le Bombyx Mori Collectif ne s’embarrasse guère des vétilles que sont les horizons d’attente ou la caractérisation de personnages. Ici, la véritable marée n’est pas végétale, elle est langagière, au risque de s’y noyer. Il est question de suivre le Pas des trameurs. J’avoue m’être trainé plutôt que d’avoir couru le long de ces 180 pages écrites (trop) petit, qui m’ont semblé en faire le double. Et si on ne peut mettre en doute l’ambition littéraire déployée par les quatre auteurs du présent collectif, force est de constater que j’ai pour ma part regardé passer cette caravane bruyante et bigarrée, pleine de verve et de verbes, sans jamais réellement pouvoir y prendre place. Gageons que d’autres y parviendront sans doute. Une expérience, en tout cas. Et ce n’est déjà pas si courant (sans jeu de mots).

Tous les hommes…

Deuxième parution pour Emmanuel Brault chez Mu, après le très réussi Walter Kurtz était à pied, publié en 2020, et dont nous disions grand bien ici même (Bifrost n° 98). Dans un avenir improbable relevant de l’allégorie sociale, l’auteur proposait un roman d’apprentissage au sein d’un univers minimaliste réduit à des routes et des voitures. Emmanuel Brault retrouve le label des éditions Mnémos avec un nouveau roman, Tous les hommes… Si tout change – nous quittons les joints de culasse pour les fusées à hydrogène – rien ne bouge sous le ciel qui devient rouge.

L’avenir est improbable et relève de l’allégorie sociale. La France, devenue empire interstellaire comptant huit milliards d’habitants, occupe 84 planètes. Le lien social et l’économie dépendent en grande partie du transport d’hydrogène entre systèmes. (Notons qu’à moins de changer d’univers, l’hydrogène est l’élément le plus abondant dans le nôtre, puisqu’il en est constitué à 75 %, et donc largement disponible à pas cher partout où l’on va. Dans un avenir probable, le transporter serait donc inutile. Mais le propos du roman n’est pas là.) Ceux qui en assurent le transport sont des Ulysses, une élite de navigateurs interstellaires qui parcourent l’empire. Le récit d’apprentissage est celui d’Astide, jeune aspirant à bord du vaisseau cargo Ulysse31 mené par son capitaine Vangelis et son mécanicien Alfred. Astide confine dans son carnet de « débord » les événements qui vont se dérouler pendant les quelques années de sa formation. L’histoire est celle de l’amitié profonde qui lie les trois hommes, de l’amour qui lie Vangelis et Alfred, et de la révolution qui se prépare. Car voilà, dans cet empire régi par les valeurs de la France — nous sommes six siècles après la Révolution française, nous dit-on – tous les hommes ne naissent pas libres et égaux en droit. Alfred est un esclave. Il a le statut juridique d’un animal (on notera le travail sur le vocabulaire finement employé par l’auteur) et en reçoit le traitement où qu’il aille. Son désir d’émancipation deviendra geste politique et entrainera les trois hommes sur le chemin de l’Histoire.

Emmanuel Brault transporte ainsi dans le futur et entre les planètes, l’histoire de l’émancipation des esclaves de France entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe. Si le décor est plus vaste, on retrouve dans Tous les hommes… les préoccupations déjà présentes dans Walter Kurtz était à pied. On pourra reprocher au roman de n’utiliser la science-fiction que comme une toile de fond qui n’apporte rien au récit, puisque celui-ci pourrait très bien se dérouler n’importe où et n’importe quand. Il n’en reste pas moins que l’histoire est belle, que le propos est juste, et que les personnages qui l’habitent sont merveilleux. Tous les hommes… est un bon roman. Pas un roman de science-fiction, certes, mais un bon roman qui convoque émotion et humanisme, espoir et lutte au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.

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