Connexion

Actualités

Singularité numérique

Singularité, deuxième tome du cycle des Xeelees, de Stephen Baxter est désormais disponible en numérique !

Réminiscence 2012

Pour son troisième ouvrage, Laurent Kloetzer a choisi de déserter la fantasy pour la science-fiction. Et plus précisément, pour la nouvelle de science-fiction. En effet, Réminiscences 2012 est un recueil — recueil certes un peu particulier, dans la mesure où on retrouve dans tous les textes les mêmes personnages inscrits dans le même univers, mais recueil tout de même. Bref, douze nouvelles qui se décomptent au rythme des douze mois de l'année 2012.
Le monde de Monsieur K, le héros, perd sa jeunesse : un virus mortel s'attaque à tous les enfants de moins de quinze ans. Seule une drogue synthétisée par une multinationale permet de retarder l'échéance. Mais en contrepartie, elle fait des mômes atteints des junkies sans avenir ni lumière (on se souviendra du Temps du Twist de Joël Houssin…). Bref, rien de bien réjouissant.
Monsieur K est un être décalé. Petit flic sans envergure, il travaille à la sécurité interne d'une grosse société. Son boulot consiste, la plupart du temps, à régler les affaires de vols de stylos, un train-train pimenté de temps en temps par un meurtre sordide… Bref, pour lui non plus, il n'y a pas d'avenir. Méprisé par ses supérieurs, il rêve d'un monde plus souriant, plus romantique.
L'arrivée d'Alex dans la vie de Monsieur K va résonner comme un coup de canon. Ce garçon débrouillard, sans âge, possède assez de culot pour bousculer son terne quotidien. Les origines et les motivations d'Alex sont floues — un avatar moorcockien, un compagnon de héros. Drôle et déjanté, il va accompagner K, l'antihéros, dans toutes ses enquêtes, lui sauvant régulièrement la mise. Il est le contre-pied permanent du caractère rêveur et passif de K. D'ailleurs, tous les récits tournent autour de leur couple. Aucun autre personnage n'est aussi développé et deux textes sont même entièrement consacrés à Alex.
Le décor planté dès la première nouvelle, on peut suivre les enquêtes de K dans les autres. Et ce qui frappe, c'est l'ambiance générale. Si c'est parfois violent, il reste toujours cette atmosphère indéfinissable dans ce décor ultra urbain : il y a de la tendresse et de la poésie chez Kloetzer. Ses personnages, bons ou mauvais, sont souvent décalés, peu adaptés au monde qui les entoure. Cela ne les rend que plus attachant. Mais qu'on ne s'y trompe pas : on ne bascule pas dans la mélancolie. Les nouvelles de Réminiscences 2012 sont généralement des textes d'action, dans lesquels l'auteur sème à loisir références et clins d'œil — présence d'Amundsen, le personnage de Jean-Claude Dunyach, rencontre d'Alex avec les Beatles en plein cœur de la forêt de Tom Bombadil, etc. Dans ce monde complètement flingué, Kloetzer se permet tout.
Au final, Réminiscences 2012 est un petit bonheur dont on se délecte nouvelle après nouvelle. Avec un bémol coriace pourtant : son prix. À 159 balles (ou 24,24 euros) les 400 pages, dans un format pas tant éloigné du poche que ça : on fait un peu plus que friser l'arnaque… Quand on sait que pour 6 francs de plus on a le dernier Clive Barker (qui plus est vachement plus gros, grand, beau !), faut arrêter de déconner… C'est d'autant plus regrettable que voici un ouvrage (en dépit d'une couverture fort laide) qui mériterait de trouver son public. Mais quoi ! ? À ce prix-là, force est de conclure en se disant qu'on attendra une hypothétique reprise en poche.

Stardust

La première erreur du jeune Tristran Thorn aura été de tomber amoureux. Et qui plus est de cette petite salope de Victoria Forester, une vraie garce qui, pour prix d'un baiser, lui demande d'aller chercher une étoile filante (et pourquoi pas décrocher la Lune, hein ?). Étoile qui a la mauvaise idée de tomber de l'autre côté du Mur, cette frontière qui sépare le paisible petit village de Wall du monde étrange et merveilleux du Pays des Fées. Une frontière gardée nuit et jour par les villageois, et qui n'entrouvre ses portes que tous les neuf ans à l'occasion de la Foire des Fées, un marché fabuleux qui se tient juste de l'autre côté du Mur. Mais qu'importe le Mur et ses gardes. L'amour ne connaît aucune frontière. Tristran Thorn ira jusqu'au bout de sa quête, jusqu'au bout de son destin, quitte à affronter tous les mystères de la Faërie…

Bienvenue de l'autre côté du miroir, au pays des merveilles perpétuelles. Et croyez bien qu'avec un guide comme Neil Gaiman, le voyage promet des chatoiements.

Stardust se présente en fait comme l'exemple même d'une fantasy puisée à ses sources, ni plus ni moins qu'un conte de fées. Et en matière de contes de fées, Gaiman, en maître raconteur, connaît ses gammes sur le bout des doigts. Tous les grands poncifs du domaine sont là : la quête, l'amour, le mythe de la frontière, l'enfant volé, le pays fantastique et ses êtres magiques, la reine des sorcières, les morts-vivants, l'accession au pouvoir, l'initiation… Et cette manière toute gaimanienne d'instiller au récit, avec un air de ne pas y toucher, comme un goût de cruauté diffus et prégnant tout à la fois. On frissonne, on vibre, on s'émerveille et savoure : bref, on se divertit. Et ce même si cette histoire, profondément ancrée dans le substrat folklorique anglais, doit avoir, on l'imagine aisément, une saveur toute particulière pour le lecteur anglo-saxon (les références sont nombreuses et il ne fait pas de doute que nous, public nourri au lait de la francophonie, en ratons en certain nombre).

Un regret, toutefois : l'absence des magnifiques illustrations de l'édition originale signées Charles Vess (édition américaine, chez DC Comics « Vertigo »). Ç'eût été plus cher, évidemment, mais ô combien plus beau  !

Las ! Le texte se suffit à lui-même et s'apprécie en tant que tel. Gaiman démontre une nouvelle fois cette force narrative qui en fait un des auteurs les plus exceptionnels de ces dernières années.

On achèvera sur une dernière précision, un souvenir qu'on se remémorera, plutôt… l'évocation, par Gaiman lui-même, dans son interview publiée dans le Bifrost 11, d'une suite à Stardust, ou plus exactement d'une autre histoire mais qui se passerait dans le même univers et chronologiquement après les événements narrés dans le présent roman, une histoire qu'il aurait déjà commencé à écrire et qui s'intitulerait Wall. Vivement !

Sacrements

Will Rabjohns est un photographe animalier de renommée internationale. Sa spécialité : la représentation d'une nature sauvage pervertie par les excès humains, le regard flou des derniers ambassadeurs d'espèces moribondes. Son art fascine, dérange : Will Rabjohns y excelle. Alors qu'il achève un reportage sur les ours polaires à Balthazar — de tristes créatures nourries des déchets de la petite ville d'Alaska — Will est grièvement blessé. Lors du coma qui s'ensuit, il revit un souvenir enfoui dans son subconscient, un événement de son enfance survenu peu après la mort de son frère, seule et unique idole de ses parents : la rencontre avec un couple fantastique, peut-être bien immortel, la sublime Rosa et son énigmatique amant, Jacob. Lorsqu'il sort du coma, Will a gagné deux choses. Un besoin de comprendre, d'abord, qui le pousse à tenter de retrouver le couple fantastique. Maître Renard, ensuite, une manière de seconde personnalité, un hôte mental sauvage, déroutant. Les pièces du puzzle sont nombreuses et éparses. Will va s'employer à les rassembler, quitte à contempler l'horreur.
Difficile de définir un livre comme Sacrements — au-delà de sa couverture magnifique, ce qui est suffisamment rare pour mériter d'être signalé. Difficile car c'est un livre énorme (un « roman-fleuve », nous dit la quatrième de couverture) qui, en dépit d'un nombre de personnages somme toute restreint (mais quels personnages !) au regard de sa taille, aborde une foultitude de thématiques — la mort, la maladie (le Sida, en fait), l'écologie (surtout), l'homosexualité, l'enfance, la connaissance… Un livre dans lequel, c'est une évidence, Clive Barker a mis énormément de lui, de ce qu'il est, de ce qu'il sait, ce qu'il ressent. (Les exemples sont légions, mais je ne peux résister à l'envie de vous citer ce passage, p.262, où Barker, lui-même homosexuel, parle des homosexuels : « Des hommes que leurs pères et mères, si aimants, si permissifs soient-ils, ne pourraient jamais comprendre comme ils comprenaient leurs enfants hétéros, parce que leurs rejetons gays constituaient des culs-de-sac génétiques. Ces hommes-là se voyaient obligés de se bâtir eux-mêmes leurs familles, avec des amis, des amants ou des divas. Ces hommes-là s'étaient inventés eux-mêmes, pour le meilleur ou pour le pire. ») Un livre construit autour d'une myriade de brefs chapitres où l'action connaîtra une ellipse en forme de flash-back de près de cent pages. Un livre, enfin, qui transcende les genres (fantasy ? fantastique ?) pour nous porter vers les rivages de la littérature, la grande, la seule, celle où l'on prend le temps d'exposer, de creuser, de s'attarder sur le détail pour mieux révéler le fond.
Dès le début de sa carrière littéraire, avec notamment ses nouvelles chocs réunies dans les Livres de Sang, Clive Barker laissait présager d'un avenir hors norme de créateur de mondes. Il a depuis fait feu de tout bois : une production nourrie qui, qualitativement, a connu des hauts et des bas (avec des romans comme Cabal, assez médiocres). Toutefois ses dernières œuvres, Imajica, le fabuleux Galilée et maintenant Sacrements, font montrent d'une maîtrise qui confirme Barker comme un auteur de tout premier plan, majeur, un point c'est tout. Et un auteur majeur qui donne toute sa mesure, ça vous fait un bouquin mystifiant, triste car lucide, d'une confondante sensibilité, lourd du poids d'un regard porté sur le monde et ce que nous en faisons. Un livre dont on ressort comme sonné, presque K.O., des étincelles derrière les yeux. Sacrements est de cette veine : le sacre d'un auteur-roi.

Super-Cannes

S'il y a bien quelque chose que déteste Jim Ballard, c'est le calme ensoleillé des stations balnéaires. Il le déteste d'une manière viscérale, obsessionnelle, qui donne à penser qu'il n'y est pas indifférent. À travers plusieurs de ses œuvres, il semble lutter avec la dernière énergie contre un puissant tropisme qui l'attire inexorablement vers un insidieux piège d'azur. Qui se soucierait d'un piège sans attrait ni appât ?
La plage, le soleil, l'azur sont chez Ballard autant d'objets mortifères. Ce calme, c'est de la langueur. Tout au long de son œuvre, on retrouve cette ambiance, dite ballardienne, qui revient comme un leitmotiv : de la station balnéaire à la technopole, sous le soleil s'étend l'empire de la neurasthénie. Sous ce soleil, l'esprit passe comme les couleurs d'une robe bon marché. L'esprit s'y engourdit, se liquéfie et s'évapore avec la sueur au bord des piscines indigo. On y atteint cet anesthésiant bien-être qui succède à l'orgasme. Comment dès lors s'étonner que le sexe s'exacerbe jusqu'à l'obsession ? Dans l'air pur de la Méditerranée — et d'autres lieux ballardiens —, les esprits sont glauques, les sensibilités engluées comme des oiseaux dans le mazout.
Ce qui ne saurait surprendre d'une station balnéaire prend un relief incroyablement saisissant dans le cadre d'un parc d'activité. Là, à Eden-Olympia (EO), des intelligences tournent en mode automatique. Le parc est conçu comme une bulle émotionnelle. La vie sociale est réduite à sa plus simple expression. Le travail est censé y pourvoir. Censé seulement. À propos des luxueuses villas pour cadres stratégiques qui s'étendent sur les hauteurs de Cannes, les propos du Dr Penrose sont édifiants. « … station dortoir où les gens dorment et se lavent. Nous concevons le corps humain comme un esclave obéissant qu'il faut nourrir, doucher et calmer avec juste ce qu'il faut de libertés sexuelles. » (p. 27) « Juste », c'est violence, sadisme et pédophilie. Parce que « juste » sous la surface d'azur des apparences grouillent des hydres fantasmatiques ignominieuses.
Eden-Olympia est une sorte de « Loft » grandeur nature avec ses caméras obsessionnelles, son ultraviolence hypocrite et son psy, Wilder Penrose, en marionnettiste cynique à souhait qui propose viols, ratonnades et mieux en guise de thérapie… Derrière l'écran du panoptique l'envers d'EO est très noir. À quoi peuvent bien servir tous ces pauvres, toutes ces putes, tous ces immigrés, sinon de défouloirs pour cadres sup' et autres décideurs de licenciements ? À quoi peuvent bien servir l'argent et le pouvoir, sinon à imposer sa volonté ? Et comment l'éprouver si ce n'est en faisant souffrir son prochain comme un gosse qui arrache les ailes des mouches ? Mine de rien, Ballard brosse un portrait sulfurique d'une certaine nature humaine.
Paul et Jane Sinclair arrivent donc à EO ; lui, convalescent ; elle, pédiatre, vient remplacer David Greenwood mort tragiquement après avoir abattu une demi-douzaine de cadres du parc. Mais pourquoi diable a-t-il pété les plombs ? Les a-t-il vraiment pétés, d'ailleurs ? Et voilà Paul Sinclair métamorphosé en fox terrier… EO a eu peur et c'est mauvais, ça ne doit pas se reproduire. À cette fin, et pour protéger son délire visionnaire, Penrose est prêt à prendre des risques avec ce naïf de Paul Sinclair.
Super-Cannes est un roman dévastateur d'une puissance formidable. Ce n'est pas un livre de science-fiction, c'est un chef-d'œuvre qui en a l'esprit et la démarche. C'est de la littérature férocement en prise avec notre époque, lourde de sens. Ballard n'a que faire des artifices du thriller, sa plume est un scalpel qui met à nu les obscurs tréfonds de l'âme humaine. Et ce qu'il met au jour n'a rien de folichon. Il y souffle l'esprit du roman noir. L'éthique n'est plus désormais que l'affaire de desperados comme Greenwood. On établira le lien avec la criminalisation médiatique des militants antimondialisation de Seatle, de Gênes ou Davos… Super-Cannes, où quand l'assassinat moral est l'ultime rempart contre viols, snuffs, ratonnades et meurtres sanitaires… Lisons Ballard avant qu'une bonne part de l'Humanité n'ait plus d'autre raison d'être que de servir au défoulement d'une élite s'abandonnant à ses penchants bestiaux et sanguinaires parce qu'elle en a le pouvoir, car la force serait son droit.
Bien sûr, s'il vous faut absolument du « blaster » à tous les chapitres, mieux vaut choisir un autre livre. Mais si un peu de littérature ne vous rebute point, si vous préférez appréhender la réalité avec un angle décalé, si vous refusez de vous laissez éblouir par le soleil azuréen, ce roman est pour vous. Super-Cannes n'est rien moins que le roman qu'il faut avoir lu en ce début de siècle. C'est l'espoir du lecteur enfin imprimé, sa raison de lire. On y trouve l'essence de la littérature : un pouvoir de faire sens à nul autre pareil, de révéler l'ordre du monde.

Plasma

En dépit d'une qualité aussi régulière qu'indéniable, Walter Jon Williams ne s'est toujours pas imposé en France comme une star de la S-F. Bien trop éclectique. Impossible à ranger dans la case des faiseurs de ça ou ça. L'ex-cyberpunk de Câblé et Le Souffle du cyclone (Denoël « PdF ») est passé vancéen avec Les Joyaux de la couronne (Rivages), laissant entre temps sur nos étagères un space op' à la Iain M. Banks revu et corrigé baroque, Aristoï (J'ai Lu), et son chef-d'œuvre inclassable : Sept jours pour expier (Denoël « Présences »). Que du bon.
Contrairement à l'assertion de la quatrième de couverture, pour apporter un bémol, je ne pense pas que Plasma soit son livre le plus ambitieux ni qu'il égale Sept jours pour expier. En fait, Plasma est de la même veine vancéenne que Les Joyaux de la couronne et n'est pas sans rappeler Emphyrio (Opta « Galaxie bis », puis Pocket) par certains aspects. À ceci près, et ce n'est pas peu, que W. J. Williams n'est pas un émule de Jack Vance.
Il aime, comme Vance, certes, dépeindre des sociétés différentes, étranges et étrangères, baroques à souhait, et s'emploie à les faire vivre sous nos yeux. Exercice auquel il s'entend fort bien.
Dans un très lointain futur, la Terre a été enfermée sous un bouclier qui cache la lune et le soleil et elle s'est couverte d'une conurbation globale. On pourrait se demander où tout ce monde trouve à bouffer mais, à vrai dire, on s'en fout. La bureaucratie, l'imbécillité, la corruption et le conformisme règnent toujours avec cette consternante constance qui caractérise si bien l'Humanité et doit être le signifiant-maître de son inconscient collectif. Le temps a passé mais rien n'a changé, les gens, petits et grands, sont toujours aussi cons du sol au plafond.
Ayah, l'héroïne, est plutôt au-dessus du lot. Le choix d'un bon parti lui a permis de sortir de la zone pour intégrer la classe moyenne inférieure : fonctionnaire. Le couple a néanmoins quelques soucis d'ordre financier. Aussi, quand Ayah a l'occasion de se « goinfrer », elle ne tergiverse pas longtemps. Elle s'empare d'une importante source de plasma qu'elle est censée contrôler au nom de l'Etat. Le plasma étant un fluide élémental, à la fois énergie, électromagnétisme et pouvoir psi, il est bien sûr rare et cher. Pas idiote au point d'être honnête, ni tout à fait dénuée de sens moral, elle vend sa source à un idéaliste bourgeois, Constantin. Elle apprend à se servir du plasma, mène une jolie carrière d'agent double de pair avec une double vie sexuelle, le tout sans négliger sa famille, que l'on croirait italienne dans un pays en proie aux mafias…
C'est à la fois fluide et touffu, très agréable à lire. Le monde créé par W. J. Williams est des plus originaux, très lointain et pourtant si proche… Il n'y a pas d'apothéose de l'héroïne ni de transcendance… On a l'impression d'un roman noir sans la noirceur. Il y a de l'idéalisme chez Constantin, mais on sait que le chemin de l'enfer est à ce point pavé de toutes les bonnes intentions du monde qu'il est devenu une autoroute… Il n'y a pas de fieffés salauds… Pas d'héroïsme enthousiaste ni de cynisme blasé. C'est un roman d'action adulte, au-delà de l'héroïsme phallique comme de la résignation. Avec Plasma, on entre dans un univers où la jouissance succède au désir sans pour autant avoir dû se conformer à l'impossible idéal. W. J. Williams propose une alternative à la logique du tout ou rien. Voilà un livre en bonne santé pour apprendre, avec les protagonistes, à vivre dans la réalité, à renoncer à l'idéal sans sacrifier tous ses désirs. Et puis c'est d'une lecture divertissante…

L'Échelle de Darwin

On ne présente plus Greg Bear. L'un des auteurs poids lourds de ces quinze dernières années. Éon et Éternité, La Reine des anges, L'Envol de Mars (déjà Nebula en 95), Oblique… autant d'ouvrages à avoir fait date. Cependant, L'Échelle de Darwin n'appartient pas à cette veine mid-time future qu'il affectionne tant. On y retrouve plutôt l'esprit de La Musique du sang (La Découverte, puis J'ai Lu), qui l'avait révélé en France en même temps que William Gibson.
Le Dr. Kaye Lang, héroïne de ce livre, ne croit plus que les gènes non-codants contenus en quantité dans le génome ne soient que des HERV (des rétrovirus endogènes humains), de l'ADN viral vestigial se transmettant avec le patrimoine génétique. Elle en vient à penser que ces gènes répartis sur plusieurs chromosomes peuvent se recombiner pour redevenir actifs, susceptibles de transmission latérale, bref, en langage profane, contagieux. Lang est saltationniste, c'est à dire qu'en tant que biologiste, elle pense que l'évolution se fait par bonds quand les conditions sont propices — ou plutôt rendent le bond nécessaire —, par opposition aux gradualistes, tenant d'une évolution procédant par mutations aléatoires, en général néfastes, mais parfois pas, ces dernières s'imposant à la longue et permettant un ajustement permanent de l'espèce. On notera en passant que Bear, revenant à des idées déjà exposées dans Héritage (roman tout juste réédité au Livre de Poche), redonne un certain lustre à Lamarck en transcendant sa théorie — il n'est nullement question de transmission des caractères acquis mais d'une adaptation circonstancielle du génotype — soit une mutation globale et ciblée en fonction d'un potentiel existant.
Ainsi apparaît donc SHEVA, vecteur de la grippe d'Hérode : une maladie qui provoque des fausses couches suivies d'une seconde grossesse spontanée chez les femmes contaminées. Mais les bébés SHEVA meurent à la naissance…
Greg Bear met en scène, avec un brio certain, les conséquences d'une telle crise dans un contexte où les rapports entre les sexes sont ce qu'ils sont en Occident. Ajouter une pincée d'obscurantisme, une bonne grosse louche d'arrivisme politique bien démago, et on obtient un « printemps de SHEVA » (titre de la seconde partie) qui n'est pas sans rappeler celui de Prague. D'autant qu'il y a tout lieu de craindre la réémergence de maladies fossiles enfouies dans notre génome depuis des millions d'années, avant l'apparition de l'homme lui-même… La politique connaît sa traditionnelle dérive totalitaire en temps de crise.
Et comme de juste, on n'écoutera pas Kaye Lang… La voilà donc exclue des recherches et les « méchants » décident que SHEVA est une abominable maladie qu'il faut traiter et éradiquer, au moins par l'avortement… Narrativement, à partir du moment où Lang est exclue et où on passe donc sur un plan plus personnel, l'intérêt marque un certain fléchissement. Mais on en va pas moins au bout d'une traite.
Greg Bear y va aussi de quelques clins d'œil, du film Alerte ! (avec Dustin Hoffman, sur une épidémie d'ébola mutant) en passant par Robin Cook (celui des thrillers médicaux) et Michael Crichton. Après nous avoir promenés d'un gisement alpin de momies néanderthaliennes à un charnier géorgien de femmes enceintes, ça se poursuit du CDC (Center for Disease Control) à Atlanta au NIH (National Institute of Health) de Bethesda. Ce qui nous permet d'appréhender combien la S-F est plus progressiste et supérieure au thriller en matière spéculative mais aussi de mesurer tout ce qu'elle lui rend en termes d'émotion.
Au final, L'Échelle de Darwin fait preuve d'un magnifique optimisme, où notre architecture génétique transcende la chute de Babel, générant une empathie inédite allant au-delà du mensonge, de l'inconscient et de ses névroses, résolvant les tensions proxémiques interculturelles qui s'accroissent en fonction des contacts et sont les causes profondes des racismes. On se prend à regretter que ce ne soit là que spéculations romanesques…
Et Greg Bear de donner ici peut-être son meilleur livre, une Échelle de Darwin qui n'a pas volé son Nebula 2000…

La Variable de Berkeley

Des hommes politiques qui tous ont transité par la Clinique, lieu hyper-protégé où les riches viennent trouver une nouvelle jeunesse, voire se font rajeunir le cerveau, sont assassinés. La tueuse, qui apparaît et disparaît comme par magie, semble insaisissable. Ahram Coxie, mercenaire en marge de la société, ex-révolutionnaire doté d'une paire de jambes artificielles, est chargé d'enquêter sur ces meurtres par la police mais aussi par un roi de la pègre, Patron Xavier, qui a pour messager un nain cybernétique plein de ressources. L'autorité, quant à elle, lui flanque entre les pattes Sabi, une jeune femme qui tient à prouver sa valeur.
Dans cet univers déglingué après une guerre chimique, mais très convenu dans les polars de science-fiction, le héros suit plusieurs pistes pour débrouiller une intrigue passablement emmêlée. L'action ne manque pas, le style, nerveux, elliptique (un peu trop parfois) n'a de cesse de proposer au lecteur des rebondissements, qui permettent de définir en pointillé ce futur technologique intégrant OGM, circuits imprimés, nouveaux matériaux, drogues et médicaments miracle, dans un patchwork convaincant quant au rendu mais superficiel dans son absence de recul. Le héros, forcément romantique avec sa stature de baroudeur ombrageux et désabusé, n'échappe pas aux clichés du privé errant dans les bas-fonds de la cité.
Nicola Fantini, qui a obtenu le prix Cosmo 94 pour ce premier roman, est présenté comme appartenant à la lignée de Luca Masali et Valerio Evangelisti. C'est lui tresser un peu vite une couronne de lauriers, même s'il participe au renouveau de la science-fiction italienne. En effet, s'il est difficile de s'ennuyer avec une telle accumulation de péripéties et si les trouvailles science-fictives, au détour d'une page, sont parfois bienvenues, son livre ne s'élève pas au-dessus de la catégorie des ouvrages distrayants qui s'effacent de la mémoire dès la dernière page refermée. Mais enfin, ce n'est déjà pas si mal pour un début.

Tomorrow's Parties

Gibson réunit dans un même roman le San Francisco de Lumière virtuelle (on y retrouve le pont habité par tout ce que la société compte de marginaux) et le Japon d'Idoru, suggéré plus que peint dans une intrigue où réapparaissent les personnages de Chevette, la jeune fille naguère coursière à vélo, Rydell, l'ex-flic malchanceux, Laney, le spécialiste de la réalité virtuelle, sans oublier Rei Toei, la créature virtuelle qui faillit épouser un chanteur bien réel.
Laney, malade, terré dans de miséreux cartons d'une station de métro de Tokyo, embauche Rydell pour récupérer Rei Toei et contrer Harwood, qui est capable, comme lui, de repérer les points nodaux de l'Histoire. Tous deux voient dans les micro-événements de la trame du réel d'importants changements à venir. Le nouveau produit que Lucky Dragon s'apprête à lancer sur le marché, un nanofax qui permet de copier n'importe quel objet à distance 1, en fait-il partie ? La quête de Laney vers un ailleurs virtuel est-il un autre signe ?
Gibson ne délivre aucune réponse claire. Il se contente de présenter les nombreux éléments d'un puzzle qui ne deviendront pertinents que lorsqu'ils seront tous imbriqués dans un futur pressenti mais non révélé, dans un prochain roman peut-être. Son travail délaisse les effets d'annonce spectaculaires pour mieux représenter la mosaïque d'un univers en pleine mutation. Cette mosaïque, en 73 chapitres brefs, se compose de tranches de vie, fragments épars d'individus plus préoccupés de l'instant présent et de la survie immédiate que d'avenir à construire. Ce ne sont pas les événements sociaux et politiques d'envergure qui modèlent le monde, mais l'irruption et le mélange constants d'objets technologiques, la superposition et la concaténation de l'ancien et du moderne, générant de nouveaux réflexes et comportements. Gibson note les couleurs, odeurs, images qui composent ce futur à la dérive que nul ne maîtrise plus, en anthropologue consciencieux moins préoccupé d'interpréter que de rassembler en toute objectivité ces morceaux de demain.

Notes :
1.    Concernant cet appareil imaginé par Gibson, on lira avec profit l'article de Roland Lehoucq consacré aux nanotechnologies publié dans Bifrost 23 (NDRC)

Sur les ailes du chant

Sur les ailes du chant est le roman le plus personnel de Thomas Disch, plus largement autobiographique et introspectif que le reste de son œuvre, où l'on retrouve le ton désabusé de ce pessimiste lucide et l'élégante ironie d'un esthète trop respectueux de l'art pour céder à la vulgarité dans un accès de désespoir.
La jeunesse de Daniel Weinreb se déroule dans l'Iowa, l'un des États fermiers totalitaires et puritains où la vente même d'un quotidien de l'État voisin est passible de prison. Daniel purgera sa peine dans l'enfer du camp de concentration où il est jeté sans cesser de rêver au vol qu'il espère pratiquer un jour. Rares sont ceux qui parviennent, par le chant, à s'extraire de leur corps et à voler. L'activité est bien sûr interdite, d'autant plus que certains ne réintègrent jamais leur corps.
Par un heureux retournement du sort, Daniel épouse Boadicée, la fille du plus riche homme de l'Iowa. Le bonheur se fracasse dès le voyage de noces quand Boa, qui a réussi à voler, ne revient pas. Exilé à New-York, alors que la récession tourmente les plus démunis, Daniel vit d'expédients dans le milieu de l'opéra et des castrats, et finit par devenir le mignon d'un maître du bel canto. Avant de trouver enfin sa voie…
Sur les ailes du chant n'évoque pas seulement de larges périodes de la vie de Disch (qui, comme Daniel, avait souhaité devenir un vertueux habitant de l'Iowa ou un artiste à New-York), il est aussi éminemment représentatif de sa vision du monde, aborde, de façon symbolique, les thèmes de l'enfermement, de la sexualité (l'apprentissage du vol, dispensé par un castrat, passe par l'acceptation de l'homosexualité), de la libération par l'Art, ou de la consolation qu'il apporte. À l'enfermement physique dans l'inhumaine prison en Iowa correspond l'enfermement du corps, dont il est difficile de s'évader par l'Art. Ce n'est pas un hasard non plus si Daniel connaît le succès enfermé dans la peau d'un Petit Lapin avant de s'apercevoir que le statut d'artiste n'est qu'une autre prison qui ne lui reconnaît aucune existence propre.
Quête initiatique narrée avec une ironie douce-amère, douloureux récit magnifié par un style élégant et cultivé, Sur les ailes du chant est un roman fort, qu'on lit avec fascination et respect devant la maestria de Disch.

  1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128 129 130 131 132 133 134 135 136 137 138 139 140 141 142 143 144 145 146 147 148 149 150 151 152 153 154 155 156 157 158 159 160 161 162 163 164 165 166 167 168 169 170 171 172 173 174 175 176 177 178 179 180 181 182 183 184 185 186 187 188 189 190 191 192 193 194 195 196 197 198 199 200 201 202 203 204 205 206 207 208 209 210 211 212 213 214 215 216 217 218 219 220 221 222 223 224 225 226 227 228 229 230 231 232 233 234 235 236 237 238 239 240 241 242 243 244 245 246 247 248 249 250 251 252 253 254 255 256 257 258 259 260 261 262 263 264 265 266 267 268 269 270 271 272 273 274 275 276 277 278 279 280 281 282 283 284 285 286 287 288 289 290 291 292 293 294 295 296 297 298 299 300 301 302 303 304 305 306 307 308 309 310 311 312 313 314 315 316 317 318 319 320 321 322 323 324 325 326 327 328 329 330 331 332 333 334 335 336 337 338 339 340 341 342 343 344 345 346 347 348 349 350 351 352 353 354 355 356 357 358 359 360 361 362 363 364 365 366 367 368 369 370 371 372 373 374 375 376 377 378 379 380 381 382 383 384 385 386 387 388 389 390 391 392 393 394 395 396 397 398 399 400 401 402 403 404 405 406 407 408 409 410 411 412 413 414 415 416 417 418 419 420 421 422 423 424 425 426 427 428 429 430 431 432 433 434 435 436 437 438 439 440 441 442 443 444 445 446 447 448 449 450 451 452 453 454 455 456 457 458 459 460 461 462 463 464 465 466 467 468 469 470 471 472 473 474 475 476 477 478 479 480 481 482 483 484 485 486 487 488 489 490 491 492 493 494 495 496 497 498 499 500 501 502 503 504 505 506 507 508 509 510 511 512 513 514 515 516 517 518 519 520 521 522 523 524 525 526 527 528 529 530 531 532 533 534 535 536 537 538 539 540 541 542 543 544 545 546 547 548 549 550 551 552 553 554 555 556 557 558 559 560 561 562 563 564 565 566 567 568 569 570 571 572 573 574 575 576 577 578 579 580 581 582 583 584 585 586 587 588 589 590 591 592 593 594 595 596 597 598 599 600 601 602 603 604 605 606 607 608 609 610 611 612 613 614 615 616 617 618 619 620 621 622 623 624 625 626 627 628 629 630 631 632 633 634 635 636 637 638 639 640 641 642 643 644 645 646 647 648 649 650 651 652 653 654 655 656 657 658 659 660 661 662 663 664 665 666 667 668 669 670 671 672 673 674 675 676 677 678 679 680 681 682 683 684 685 686 687 688 689 690 691 692 693 694 695 696 697 698 699 700 701 702 703 704 705 706 707 708 709 710 711 712 713 714  

Ça vient de paraître

La Maison des Soleils

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 114
PayPlug