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Récursion

2018. Barry Sutton, membre de la police new-yorkaise, fait la connaissance d’Ann Voss Peters en haut d’un immeuble alors qu’elle s’apprête à se suicider. Pourquoi ? Alors qu’elle est célibataire, Ann s’est remémorée les souvenirs d’une vie qu’elle dit ne pas avoir vécue : un mari – dont l’ex-femme s’est suicidée en haut du même immeuble – et un enfant. Incapable de vivre avec ces souvenirs qui lui semblent on ne peut plus réels, Ann saute malgré les efforts de Barry. Aucun doute possible, il vient d’être confronté à un cas de SFS (Syndrome des Faux Souvenirs), mais son enquête soulève une incohérence : le présumé mari d’Ann existe bel et bien, et sa femme – et non son ex-femme – est elle aussi bien vivante, même si elle a en effet attenté à ses jours. Son enquête mène Barry dans un immeuble où il se retrouve prisonnier et sujet d’une expérience plutôt traumatisante. Son tortionnaire le contraint à se rappeler le pire souvenir de sa vie : le jour où sa fille est morte, renversée par une voiture…

2007. Helena Smith, neurologue travaillant sur la mémoire, tente de trouver le moyen de récupérer les souvenirs des êtres humains dans le but de lutter contre la maladie d’Alzheimer. Alors que le financement de son étude touche à sa fin, Marcus Slade, un richissime philanthrope, la recrute pour poursuivre ses recherches dans son labo privé. Helena réalise le projet de toute une vie en créant un fauteuil capable de cataloguer les souvenirs et de revenir dans le passé, mais elle comprend trop tard que l’outil qu’elle vient d’inventer n’est pas à mettre entre toutes les mains, et certainement pas celles de Slade…

Et si vous aviez la possibilité de faire autrement ? de revivre une vie dans laquelle votre fille ne meurt pas ? Si vous aviez le moyen d’empêcher un crime en revenant dans le passé ? Voilà qui vous rappelle certainement quelque chose… Blake Crouch reste dans sa zone de confort avec ce deuxième roman paru chez « Nouveaux millénaires », et on pourrait se contenter de copier la conclusion de Xavier Mauméjean au sujet de Dark Matter : « […] une lecture plaisante, sans commune mesure avec les chefs-d’œuvre de la tradition, mais qui garantit tout de même un bon divertissement. » (in Bifrost n° 87) Crouch reprend les mêmes ingrédients, joue sans originalité avec les tropes du genre tout en s’appuyant sur une construction narrative dynamique qui alterne entre le point de vue de Barry et celui d’Helena, chacun vivant dans sa ligne temporelle jusqu’à ce qu’ils se retrouvent pour lutter contre le mal. Le début est agaçant, car on voit poindre de page en page les événements, les recherches de Barry vont trop vite, et on s’énerve de le voir enquêter sur un suicide bizarre sous prétexte qu’il aime les énigmes… mais il y a dans l’écriture de Crouch une efficacité qui fait tourner les pages. Et la déception de laisser place à l’assiduité, car l’intrigue fonctionne malgré tout – et la complexité du scénario mérite concentration. On se prend d’amitié pour ces personnages emprisonnés dans la tourmente de leurs vies et des lignes temporelles qu’ils n’arrivent plus à contrôler, portés par l’espoir vain de réussir à mettre un bâton dans la roue du temps et sauver le monde de la folie et de la destruction. Avant le retour de l’ennui porté par des héros qui lassent à force d’échouer ; on lit en diagonale les ultimes chapitres menant vers une fin attendue mais correcte. Si on veut.

Les Temps ultramodernes

Pour un auteur de science-fiction, ne pas se contenter d’introduire un novum, mais en analyser l’ensemble des conséquences, en pleine conscience de tout ce qu’il sait du monde qu’il a créé, revient à jouer au tennis avec le filet relevé – et le spectacle n’en est que plus intéressant, assurait Gregory Benford.

C’est bien le jeu que propose, pour notre plus grand plaisir, le dernier roman de Laurent Genefort, Les Temps ultramodernes. Sans qu’il s’agisse véritablement de hard SF – encore que – il y explore aussi rigoureusement que possible, tous filets relevés, les conséquences sociologiques, économiques, politiques, psychologiques, linguistiques (j’en oublie sans doute) d’une jolie hypothèse littéraro-physique d’amoureux de la science-fiction : non seulement la cavorite chère à H.G. Wells, l’étonnant matériau anti-gravifique qui avait permis le voyage de Les Premiers hommes dans la Lune (1901), existe bel et bien, mais, une trentaine d’années après la profonde révolution industrielle induite par sa découverte, on a pris conscience du fait que sa demi-vie n’était, justement, que d’une paire de décennies…

Les lecteurs de Bifrost ont déjà eu l’occasion de découvrir cet univers dans les pages du n° 105, avec la nouvelle « Cavorite ». Les plus chanceux d’entre eux se seront peut-être aussi procuré L’Abrégé de cavorologie, dans lequel l’auteur file en quelque détail l’analogie entre sa « cavoradiance », l’émission de « rayons kappa » antigravitatifs, et la radioactivité.

Genefort imagine mille et une applications aussi anecdotiques que facétieuses de la cavorite, du coureur du Tour de France trafiquant son vélo au bouton allégeant les cabas au retour des courses. Mais son effet le plus marquant est d’avoir rendu les planètes accessibles, à bord de vastes paquebots spatiaux…

Mars est habitable, et largement colonisée, pour la plus grande gloire de l’Empire Français. Mais c’est une colonie terne et triste. Bien que libérée de la pesanteur par la cavorite, la France et l’Europe des années 1920 réinventées par Laurent Genefort restent celles des Années Folles, scintillantes, libérées et créatives pour quelques privilégiés désabusés, mais aussi, et surtout, travaillées par tout le tragique des premières décennies du XXe siècle, entre guerres, colonialisme raciste, sexisme, crise économique et lutte des classes…

Avec Les Temps ultramodernes, l’auteur de Lum’en nous offre une uchronie ambitieuse et percutante, comme on n’en avait plus vu depuis le Rêves de gloire de Roland C. Wagner. Genefort a fait ses devoirs et réussit non seulement à camper des personnages – commissaires, instituteurs, artistes, anarchistes, journalistes – bien dans l’air du temps, quelque part entre Le Formidable événement d’un Maurice Leblanc, Les Thibault de Roger Martin du Gard et les Brigades du Tigre, mais également à capter la musicalité des mentalités, des discours et des raisonnements de l’époque. Toutefois, si cela fonctionne remarquablement pour les pires salauds – combien d’auteurs sont-ils capables de nous laisser entrevoir la bonne conscience d’un docteur Mengele à la petite semaine ? –, on peine à s’attacher à la poignée de personnages de point de vue (plutôt) positifs de ce roman choral, qui tendent à s’adapter un peu trop facilement et rapidement aux traumatismes qu’ils subissent.

Mais qu’importent les bémols ? Souffle, ambition, acuité : on en redemande !

Rythme de guerre - Les Archives de Roshar 4

De ce côté-ci de l’Atlantique, on perçoit peut-être plus difficilement la stature de Brandon Sanderson. En mars 2022, ce stakhanoviste de l’écriture a annoncé, dans une vidéo publiée sur YouTube, avoir profité de ces deux années de misère covidesque et du temps gagné par l’absence de déplacements professionnels pour écrire – en toute discrétion – non pas un, non pas deux, mais cinq romans. Et quand on sait la taille habituelle des romans de Sanderson, il ne s’agit pas exactement de novellas. À la suite de cette vidéo, ce petit cachottier de Brandon a lancé une campagne de financement participatif sur Kickstarter, pour la publication de ces cinq romans. Campagne qui a explosé tous les records, avec plus de 40 millions de dollars récoltés.

Trois des romans que les heureux souscripteurs recevront s’inscrivent dans son univers du Cosmère, à l’instar d’Elantris, de Warbreaker et de « Fils-des-Brumes ». Du Cosmère toutefois, les « Archives de Roshar » constituent l’épine dorsale, et avec Rythme de guerre, Brandon Sanderson déploie le quatrième volet de cette épopée entamée voici dix ans par La Voie des rois. Ce cycle étant envisagé par son auteur en deux parties de cinq volumes, on approche donc logiquement de la fin de la première moitié.

Le décor en est Roshar, planète rocailleuse balayée par les vents, peuplée d’humains et d’une race humanoïde autochtone, les parshendis. Quand débute Rythme de guerre, un an s’est écoulé depuis les événements de Justicière (cf. Bifrost n° 96) et une coalition incertaine de royaumes humains s’est embourbée dans un conflit contre des parshendis d’un genre spécial, les Fusionnés. Cette guerre n’est toutefois que l’écho de conflits entre des créatures d’ordre divin, dont l’une est morte (même si le cadavre bouge encore). Pour les protagonistes, l’un des enjeux est la défense de la gigantesque tour d’Urithiru, cruciale à plusieurs titres ; un autre est la compréhension fine de la magie qui imprègne ce monde ; un dernier est une tentative d’alliance avec les sprènes, ces créatures résidant sur un autre plan d’existence. Cela, sans omettre d’autres enjeux, plus vastes encore et impliquant le devenir de Roshar…

À la différence de J.R.R. Tolkien ou George R.R. Martin, entre autres créateurs d’univers et références de la fantasy, Brandon Sanderson écrit beaucoup. Vraiment beaucoup, et peut-être trop. Chaque tome des « Archives de Roshar » est plus long que le précédent, et avec Rythme de guerre, cette prolixité se mue en défaut : le roman s’avère hélas interminable et assez décousu. On aimerait être aussi enthousiaste que pour Justicière. Las, action et révélation y sont distillées au compte-goutte, tandis que les protagonistes s’agitent, sans que cela suscite ici beaucoup d’émotion. Plutôt de l’ennui, en fait. Si l’on retrouve sensiblement la même galerie de personnages que les volumes précédents, l’auteur prend soin ici d’en développer de nouveaux, notamment du côté parshendi, afin de détailler davantage leur culture et leur mode de pensée différent. La toute dernière partie du roman voit toutefois l’intérêt poindre de nouveau, et laisse augurer retournements de situation et tristes surprises pour nos héros. Réponse fin 2023, avec le tome suivant…

Archéologies du futur

Le nom de Fredric Jameson évoquera peut-être quelque écho chez l’amateur éclairé de science-fiction : cet essayiste et théoricien politique marxiste américain, qui a été notamment le maître de thèse de l?écrivain mis à l’honneur dans le présent Bifrost, Kim Stanley Robinson, s’est spécialisé dans l’étude du (post)modernisme et des courants culturels contemporains… dont la science-fiction. Archéologies du futur, paru en France en deux tomes en 2007 et 2008, a bénéficié cet automne d’une réédition bienvenue en un fort volume.

La première partie, « Le désir nommé utopie », questionne l’invention de Thomas More. Quelle place pour l’utopie au sein de la science-fiction ? Entre les thèmes ouvertement utopiques et ce que Jameson nomme l’élan utopique, il y a un monde (ou plusieurs). Parfois ardemment désirée, parfois réduite au mieux à de douces rêveries irréalisables, au pire à l’antichambre du totalitarisme, l’utopie n’a jamais laissé indifférent, et imprègne les mauvais genres qui nous sont chers. Fredric Jameson en retrace l’histoire, convoquant entre autres auteurs Fourier, William Morris, Stanislas Lem, Ursula K. Le Guin ou Samuel R. Delany, et s’interroge : « Ne peut-on pas même envisager un degré zéro de l’utopie, une utopie réduite à un contenu incontestablement valide pour toutes les sociétés ? » Cette première partie est rien de moins qu’imposante et touffue. Docte dans le ton (ou bien excessivement touffue, c’est très possible aussi), cette première partie nécessite d’une part une connaissance préalable des œuvres abordées – Jameson n’en fournit les résumés que rarement – et d’autre part un cerveau bien accroché, pour suivre les réflexions de son auteur au fil des treize chapitres. Stimulant intellectuellement, le jeu en vaut toutefois la chandelle.

La seconde partie, « Aux confins de la pensée », consiste en une série d’articles indépendants écrits au fil des décennies, et abordant plus spécifiquement certains aspects d’auteurs d’Imaginaire : la lutte des classes au travers de l’allongement de la durée de vie chez Heinlein, les implications du voyage spatial dans Croisière sans escale d’Aldiss, ou encore l’utopie martienne de Kim Stanley Robinson… Pas moins intéressants et fouillés que la première partie, ces articles ont le mérite de ne pas mettre autant en surchauffe le cerveau du lecteur.

Au rang des regrets : une mise à jour des références bibliographiques, à l’occasion de cette réédition, aurait été bienvenue, bon nombre de romans cités ayant été traduits depuis la prime traduction de cet essai. Reste un ouvrage ardu quoique passionnant, se prêtant volontiers à la relecture, et que l’on conseillera essentiellement aux passionnés et érudits du champ SF.

Spam

Dix ans. Dix ans déjà que Jacques Mucchielli nous a quittés. Trop tôt, beaucoup trop tôt (il avait 34 ans). Laissant derrière lui un roman fantastique, Sur le fleuve, et de nombreuses nouvelles, dont bien entendu celles qui constituent le corpus de « Yirminadingrad » (du nom de cette ville imaginaire située en Europe de l’est, au bord de la Mer Noire), pur chef-d’œuvre convoquant un peu tous les genres, de la science-fiction au polar en passant par la littérature sociale et politique. Le tout coécrit avec Léo Henry, son compère de toujours, qui est à la baguette de cet élégant recueil publié par la micro-structure des Règles de la Nuit, située à Strasbourg, et bénéficiant d’une préface de Maheva Stephan-Bugni, sous forme d’émouvante nouvelle/portrait qui, l’espace d’un instant, nous donne à partager quelques moments (réels ? inventés ?) de la vie de Jacques. Les textes, brièvement présentés par Léo Henry, sont pour partie inédits. Mucchielli s’y met du reste en scène, en compagnie de Henry, dans le très second degré et fort jouissif « Journal anticipé d’un écrivain mythomane », décrivant leur parcours parallèle vers la célébrité et la réussite sociale, et la jalousie qui en découle forcément. Une satire grinçante qui tranche nettement avec le ton beaucoup plus dramatique des autres textes. Car, dans « Spam », le marketing est devenu viral, il est injecté dans le sang via des moustiques transgéniques – et encore, on ne parle là que d’applications civiles… « Shrapnel memento » traite aussi de la guerre, au travers d’un récit déconstruit qui glace le sang. « Le Sixième sens » convoque une figure classique du fantastique, pour mieux la projeter dans un univers moderne… Enfin, Paris est le personnage principal de deux textes: « Il est cinq heures… », à la structure étonnante, et « Ce qu’ils savent de Paris », à l’atmosphère ténébreuse… On retrouve dans ces différents textes ce qui fait la force de Yirminadingrad : une narration au plus près de l’humain, des petits bouts de vie, à la fois insignifiants et primordiaux, une vision de la détresse sans misérabilisme et avec une force impressionnante. Le matériau humain est travaillé à la manière d’un sculpteur qui y projetterait toute sa volonté créatrice, comme l’est la langue, splendide, puissante, envoûtante… L’auteur n’oublie pas de se lancer aussi quelques défis oulipiens, comme la construction de certains textes, ou « L’Or des fées », qui mélange allègrement les genres. On y trouve aussi un très beau texte du corpus de « Yirminadingrad », un splendide hommage au Ballard de Vermilion Sands, paru dans les pages de Bifrost, et un commencement de roman fantastique et anorexique, illustré par Caroline Vaillant, qui partageait l’existence de l’écrivain, et à la mise en page étonnante. Signalons pour finir que la couverture de ce livre est signée Stéphane Perger, qui fut également co-auteur pour « Yirminadingrad », puisque pour le dernier tome de la série, Adar, ses illustrations ont inspiré d’autres écrivains afin qu’ils racontent leur vision de la ville, et l’on comprendra que ce recueil est définitivement une affaire de famille, celle qui, dix ans après, n’a toujours pas su se consoler de la disparition prématurée de cette voix tellement attachante qu’était Jacques Mucchielli. On espère que cette famille se découvrira de nouveaux membres à la lecture de Spam.

L'Excuse

La ville de Krasnoïarsk est brutalement frappée par une tempête d’une force telle qu’elle réduit en ruines tout le quartier où réside Vassili. Celui-ci, après avoir mis en sécurité sa femme et son fils, décide d’aller chercher ses filles, des jumelles, que sa femme et lui avait confiées à leurs grands-parents. Mais arrivé sur place, la maison est vide, Vassili se blesse et devient la proie de visions de plus en plus étonnantes, dans lesquelles il a du mal à distinguer le réel du fantasmé, et où il croise deux hommes, Sergueï et Sacha, qui semblent autant s’opposer que se compléter… Tout en tentant de démêler le faux du vrai, notre protagoniste se verra confronté à ses propres souvenirs et son histoire personnelle dramatique. Roman déroutant, parfois foutraque, L’Excuse, pourtant signé d’un auteur français d’origine portugaise qui avait déjà publié chez Rivages deux ouvrages au titre énigmatique (F et S), brosse le tableau d’une Russie de la fin du XXe siècle, en empruntant à la littérature de ce pays un certain nombre de ses figures, comme la fratrie déjà mentionnée, et aussi le docteur Kotov, psychiatre, qui s’occupe de Vassili. Celui-ci a en effet vécu un événement traumatique, et Kotov, personnage inquiétant dont les méthodes sont tout sauf académiques (rituels chamaniques, psychotropes, cartomancie, voire trépanations…), tente de l’en sortir. L’ambiance du roman s’en ressent, très sombre, étouffante, entre faute originelle et manipulations mentales ; Seabra alterne et enchâsse les lignes de narration, les époques, plongeant son lecteur dans un labyrinthe déroutant au bout duquel la sortie ressemble à la folie de ses protagonistes. Le tout dans un style extrêmement riche, parfois trop, au risque de laisser le lecteur de côté, sachant que de pénétrer à nouveau dans le roman n’est pas chose aisée… Bref, lecture attentive obligatoire, sous peine de trouver tout cela hermétique. Ceux qui sauront faire preuve d’abnégation apprécieront toutefois la forte originalité de ce texte.

Subtil béton

Subtil béton , c’est avant tout une aventure humaine, et la formule n’est pas ici galvaudée : fruit d’un travail d’écriture collective entamé en 2007, c’est près de soixante-dix personnes qui, de près ou de loin, dans l’écriture ou la logistique, furent impliquées dans ce projet. Quinze ans plus tard, la publication de ce livre en est un (premier ?) aboutissement.

L’élégante couverture reprend des motifs de la carte « type IGN », incluse dans la troisième de couverture, et qui promet à elle seule de longs moments d’observation, de déambulation, de découvertes, jusqu’à se perdre dans son urbanisme tentaculaire.

Dans une ville portuaire fictive de la façade Atlantique, au passé négrier, des mois de troubles durant l’année 2037 aboutissent à une insurrection. La riposte du pouvoir sera brutale et sanglante, puis sournoise et diffuse, sans jamais se départir totalement d’une violence frontale… Mais alors, une énième dystopie sur la société du contrôle ? Assurément, mais bien davantage aussi. Car un souffle novateur est porté par cette expérience totale.

Chroniques de l’après-écrasement – pour preuve, l’insurrection est traitée en une trentaine de pages –, de la mise en place de stratégies de survie, l’une des problématiques déployées par les Aggloméré·e·s est celle de l’amitié politique, évoquée dès les premiers chapitres. De discussions interminables en débats frustrants, c’est toute la fragilité de l’organisation collective qui est décrite. Ce qui la rend aussi belle et nécessaire.

Par sa vision d’un futur proche et totalitaire, comme dans son côté choral, Subtil béton fait immanquablement penser aux Furtifs d’Alain Damasio (cf. Bifrost 95), mais en plus fin politiquement, en plus ciselé dans la polyphonie (polyphrénie, dirait Damasio), bref, en plus… subtil !

Vous remarquerez peut-être un changement de « plume » lors du passage d’un personnage à une autre. Auquel cas, vous aurez été piégé par vos projections, car l’aspect « collectif » de l’écriture fut total. Chaque page fut retravaillée des dizaines de fois, par un nombre littéralement incalculable de personnes. Au fil des parties, les chapitres passent d’individualisés (un prénom) à collectifs (plusieurs prénoms), pour finir par une anonymisation (plus de prénoms). Le fond et la forme en osmose, la construction du livre comme mise en œuvre du projet politique porté.

Au-delà de la carte, précédemment évoquée, un site internet permet de prolonger l’expérience, regorgeant d’anecdotes sur l’élaboration du livre et de ressources ayant servi à la nourrir. Le tout, tournant autour de l’écriture et de la lutte. Tel est en fin de compte l’objet de Subtil béton : l’écriture pour la lutte, et la lutte par l’écriture. La fusion de l’intime et du politique.

Un livre important, à partager pour en faire un support de lecture collective – quel plus bel hommage ?

Les Rêves qui nous restent

Artiste disposant de plusieurs cordes à son arc, Boris Quercia s’était jusqu’à présent fait remarquer dans le champ littéraire en signant des romans policiers. Avec Les rêves qui nous restent, il signe son entrée dans le monde de l’anticipation, sans renier pour autant ses vieilles amours, car c’est un polar à la sauce SF qui nous est proposé.

Futur indéterminé mais proche. Une société ultra-segmentée. Spatialement d’abord, entre la City et la vieille ville, séparées par une frontière devant rester étanche et contrôlée – les petites mains journalières sont tolérées. Socialement, aussi : Natalio, le personnage principal du roman, en est l’un des symboles. Il est un « classe 5 », un flic chargé du sale boulot, d’éliminer les « dissidents », chien de garde de l’ordre social. « Classe 5 », la catégorie méprisée par toutes les autres.

Boris Quercia nous plonge au cœur de l’action, avec ce héros désabusé qui ne déparerait a priori pas dans un hard-boiled classique. Sauf qu’ici, un « Électroquant » le suit en permanence – un robot, en fait, l’auteur démontrant d’ailleurs toute sa finesse dans la création des divers diminutifs ou surnoms que la population leur donne. Réappropriation et transformation par l’usage, le peuple n’a pas dit son dernier mot.

L’une des caractéristiques principales – et marquantes – de ce monde, c’est la disparition des rêves. Littéralement. En parallèle, un événement mystérieux mais majeur s’est produit dans la ville d’Oslo. En bon auteur de polar, Boris Quercia sait distiller au compte-gouttes les pièces du puzzle, et l’attente des explications vaut le coup. Surtout que d’attente il ne sera que peu question, tant les pages défilent vite – au fil de chapitres courts, l’histoire s’avère prenante. Sans pour autant être révolutionnaire, la narration alternée entre Natalio et son électroquant fonctionne bien. Boris Quercia arrive à cocher tout un tas de cases, interrogeant l’humanité par le regard d’un électroquant, sans jamais tomber dans le cliché et en apportant constamment une touche de fraîcheur.

Un mot sur la traduction… Ce livre a d’abord été publié dans sa version française. Il est dédié à la traductrice Isabel Siklodi, déjà à l’œuvre sur deux précédents livres de l’auteur, et décédée le 6 mai 2020, après avoir participé à la première version de la traduction des Rêves qui nous restent.

Un roman qui se lit d’une traite, extrêmement plaisant et parfaitement exécuté, qui pourra séduire au-delà des frontières de chacun des genres auxquels il emprunte.

Polaris

Vers la fin du millénaire, l’univers du jeu se renouvela, les anciens jeux d’échecs, de go, de cartes, de société et autres trains électriques et petits soldats ne faisant plus recette. Sont alors apparus quasi simultanément jeux de rôles, wargames/jeux de plateau, et jeux vidéo. Un quart de siècle plus tard, ces derniers se taillent la part du lion.

C’est pourtant bien en tant que jeu de rôles que naquit Polaris. Afin d’exploiter le filon au mieux, Philippe Tessier écrivit quelques romans situés dans l’univers de ce jeu qui furent initialement publié chez un éditeur voué à ce registre : Le Khom Heidon. Et à l’existence brève : une vingtaine de livres et un titre de gloire, les débuts de Pierre Pevel sous le pseudonyme de Jacq.

Philippe Tessier, lui, continua d’exploiter Polaris, publiant quand et comme il le put. Polaris : Point Nemo est la dernière production à ce jour issue de cet univers.

Dans un futur lointain, la surface terrestre étant devenue inhabitable, la civilisation s’est réfugiée sous les océans. Après avoir un temps dominé, l’empire global des généticiens finit par s’effondrer et, depuis, diverses puissances de moindre envergure et moins évoluées se livrent à des guerres acharnées sous les eaux, se disputant les rares ressources encore disponibles.

Dans ce monde, Point Nemo est une station sous-marine très isolée, tombant en ruines et sur le point d’être abandonnée par ses derniers résidents qui ont demandé leur évacuation. Sauf que les secours tardent. Et pour cause : le sous-marin parti quérir de l’aide à lui-même fait naufrage. Dans une tentative de la dernière chance, le commandant de la station part à son tour, à pied, sur les fonds marins grouillant de monstres divers et variés. À défaut des secours espérés, il rencontre d’autres naufragés qu’il ramène à la station. Mais ne fait-il pas entrer là le renard dans le poulailler ? Ils ont l’intention d’utiliser la station pour réparer leur propre sous-marin avarié avant de repartir sans accorder l’évacuation promise. Cependant, ils sont eux-mêmes poursuivis par des forces considérables bien décidées à leur mettre le grappin dessus sans laisser de témoins. Quelques deus ex machina plus tard…

Le livre est nanti du désormais sempiternel lexique. Les péripéties ne cessent de s’enchaîner sans temps mort aucun. Ah ! ça ira, ça ira, ça ira, les pirates on les noiera ! La parole est aux flingues, du gros calibre, et les coups de feu tiennent lieu de psychologie. Les personnages ont été grossièrement découpés dans du papier à cigarette par un môme de quatre ans, adroit de ses dix doigts comme un chien de sa queue. Ce qui se comprend. Dans le jeu de rôle, le personnage est nanti de certaines potentialités mais c’est le joueur qui lui insuffle sa personnalité. Or ici, le joueur est absent, et Philippe Tessier ne s’y substitue pas le moins du monde. La partie de jeu, brute de décoffrage.

Notons la belle couverture de Didier Graffet, parce que c’est ce qu’il y a de mieux dans ce bouquin très vite lu et bien plus vite encore oublié.

Le Dévoreur de soleil

[Critique portant sur les trois premiers volets du cycle]

Christopher Ruocchio est un auteur nouvellement apparu sur la scène de l’Imaginaire américain, plus particulièrement celle du space opera, avec cet imposant cycle du « Dévoreur de Soleil » dont un quatrième tome sera sorti outre-Atlantique quand vous lirez ces lignes. Un cinquième devrait suivre selon des sources bien informées…

L’œuvre appartient à cette catégorie de space op’ riches et foisonnants à l’envi, avec les sempiternels lexiques : un pour le vocabulaire, un index des mondes, et la liste des personnages. Ruocchio ne sacrifie pas à cette mode dont « Le Trône de Fer » est un excellent exemple, voulant que l’on suive, quitte à s’y perdre, une multitude de personnages. C’est facile et agréable à lire car l’auteur renoue avec l’ancienne manière : un seul personnage, Hadrian Marlowe, et un récit linéaire à souhait. Il nous livre en fait l’autobiographie de Marlowe.

« Un space opera rappelant Iain M. Banks et Frank Herbert », nous dit Eric Flint (auteur américain non traduit) en quatrième de couverture du T.3. Si on veut… L’empire galactique créé par Ruocchio, féodal, peut à la rigueur évoquer celui de « Dune » ; la religion y est toute-puissante. Mais l’auteur ne s’attache nullement à en montrer les ressorts, ainsi que Frank Herbert le faisait. « Le Dévoreur de Soleil » s’avère, in fine, surtout proche des préquelles et séquelles de « Dune » dues à Brian Herbert et Kevin J. Anderson, auteur de la « Saga des Sept Soleils ».

Hadrian Marlowe, lointain cousin de l’empereur, est un jeune noble dont le père entend faire un inquisiteur de la Fondation (tout à l’opposé de celle d’Asimov) afin de faire de son cadet son successeur. Hadrian, lui, se verrait plutôt devenir scholiaste, sorte de savant sur le modèle de ceux du Moyen Âge. Il « s’évade » donc de Delos, leur fief, avec la complicité maternelle, pour gagner le monde universitaire où sont formés les scholiastes. Sauf qu’il n’y parvient jamais. Et se retrouve clochard sur Emesh, une colonie attardée, fief de la famille Mataro, où sont exploités de paisibles extraterrestres et où se trouvent des ruines non humaines fort anciennes. Ici débute le périple odysséen de Marlowe : gladiateur, étalon pour princesse, mercenaire, et multiples périples de marges de l’empire où vivent des branches de l’humanité qui se sont tant éloignées de celle-ci qu’elles semblent ne plus y appartenir, avant de revenir en chœur à la cour impériale… Les personnages principaux sont assez fouillés, et de nombreuses allusions au passé contribuent à l’enrichissement de cet univers.

Idéologiquement, Marlowe ne semble guère partisan du système impérial, et on pourrait supposer que l’auteur non plus. Toutefois, page 204, puis 358/359, des réflexions peuvent nous amener à penser différemment. « Nous ne sommes pas des corps. Nous possédons des corps », écrit-il. Qui, nous ? « Il n’y a pas d’idée plus dangereuse que celle qui réduit l’humain à de la viande. » C’est certes vrai. Mais où va-t-il chercher qu’une jambe de bois, un rein greffé, une prothèse de hanche, voire un téléphone portable ou une thérapie gériatrique vous réduit à de la viande ? « Leur clientèle convaincue de s’améliorer (…) perdait son âme (…) n’était pas purifié(e) mais mort(e). » Comme si se soigner ou s’améliorer était mal en soi. Il n’est ici aucunement question de recherche de « pureté ». Un humain, entre autres, n’est qu’une physiologie en action métabolique. L’âme n’est pas une nécessité ontologique. « Ceux qui prétendent que nous ne sommes que chair sous-entendent que nous n’avons pas de volonté propre. » Là encore, où va-t-il chercher pareil raisonnement ? Pour l’auteur, créer une entité dépourvue de conscience afin qu’elle n’ait pas à souffrir des tâches ingrates serait criminel. On rejoint l’esprit chrétien selon lequel l’homme est né pour expier (quoi ?). Et le lecteur de finalement se dire qu’après tout, aux yeux de Ruocchio, l’empire et la Fondation ne sont peut-être pas si mauvais que cela…

Chaque volume compte 80 chapitres d’une dizaine de pages dont certains ont assez peu d’utilité, Ruocchio ne recourant à l’ellipse qu’à minima. D’où quelques lenteurs narratives, même si rien de rédhibitoire. Pour qui a apprécié « La Saga des Sept Soleils » ou « The Expanse », sans doute que cet énorme cycle du « Dévoreur de Soleil » s’avalera sans problème.

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