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Un gars et son chien à la fin du monde

Les prophètes de mauvais augure l’ont prédite mille fois mais ne l’ont pas vue arriver – la fin du monde. Ni dans un grand boum ni dans un murmure, elle a surgi sous la forme d’un effacement progressif, une attrition irrémédiable après que l’humanité ait perdu sa fertilité. Surnommé la Castration, l’événement a provoqué le désespoir parmi une population vieillissante, réduite peu à peu à la portion congrue, à quelques rares exceptions près. Gritz vit une centaine d’années après la fin du monde. Lui, ses proches et ses deux chiens habitent une ferme située sur une des Hébrides extérieures, avec comme seuls voisins, une famille sur l’île d’à côté. Quant au reste de la population, il subsiste dans cette photo récupérée dans une maison abandonnée à laquelle Gritz adresse ses mots, bâtissant le récit de son périple sur la terre ferme, parmi les ruines du monde d’avant. Jusqu’à l’arrivée de Brand, Gritz a vécu une existence heureuse, endeuillée hélas par la disparition prématurée de sa sœur Joy. La venue du voyageur vient remettre en question la routine de son quotidien. Après avoir drogué sa famille, ce menteur et ce voleur s’empare de l’un de ses chiens. A posteriori, le fait réveille encore sa colère, lui faisant regretter en même temps l’envie d’en découdre qui l’a saisie à ce moment là, le poussant à embarquer à sa poursuite. Mais personne ne connaît la fin de sa propre histoire – à part la toute fin, quand on meurt.

Un Gars et son chien à la fin du monde est le genre de roman qui vous happe sans coup férir, en dépit de la simplicité de l’intrigue. Éminemment sans prétention, il émane pourtant de cette histoire une sincérité et une force vitale qui la rend aussitôt attachante. C. A. Fletcher n’est pas vraiment un novice dans l’écriture. Scénariste pour le cinéma et la télévision, il est également romancier, auteur de la trilogie de fantasy urbaine «  Stoneheart », pour ne citer que cette série destinée à la jeunesse. L’auteur aborde avec ce roman plus récent le registre post-apocalyptique (oui, encore !), donnant la parole à un adolescent dont l’humanité lumineuse est révélée progressivement pendant le récit qu’il brosse de son voyage. Avec ses multiples péripéties, son narrateur au phrasé très oral, le périple de Gritz a tout du récit d’apprentissage, rappelant l’ordinaire du roman pour la jeunesse. L’adolescent traverse ainsi les vestiges de cités retournées à la poussière et aux ronces, brave une nature guère propice à la contemplation, jouant à la fois de chance et de malchance. Il affronte la mer, naviguant des Hébrides au Pays de Galles, avant d’accoster à Blackpool pour rallier l’Est de l’Angleterre. Dans son cheminement, il rencontre enfin d’autres survivants, se frottant au meilleur et au pire de l’humanité. Bref, il se forge le caractère et apprend beaucoup sur lui-même et sur autrui des épreuves qu’il endure. Certes, si on n’échappe pas à la caricature et à quelques facilités, C. A. Fletcher a suffisamment de métier pour faire passer la pilule. Il distille les révélations, ménageant les coups de théâtre aux moments appropriés, histoire de surprendre le lecteur et de relancer son intérêt. Avec Gritz, il dresse surtout un portrait d’une force incroyable. L’adolescent porte littéralement le récit sur ses épaules par l’abnégation inlassable dont il fait montre, la force de son caractère et son humanisme, impulsant un optimisme rafraîchissant à un contexte et un décor sans doute plus propice à la dépression ou à la catharsis. Un Gars et son chien à la fin du monde est donc un chouette roman qui a du chien, mais aussi un peu d’humain. Ainsi finit le monde ? Non, il ne fait que commencer.

Galeux

Criminel, mécanicien, auto-stoppeur, villageois et bien d’autres choses. Dans sa tête de pré-adolescent, il incarne tous les rôles d’une histoire se réduisant à une succession de déménagements en catastrophe. Il n’a pas de nom, juste un oncle et une tante, et il relate dans un carnet le récit de son existence précaire, ballotté d’une caravane délabrée à une autre, de l’Arkansas à la Floride. Longtemps, il a vécu avec Grandpa, un vieillard fantasque persuadé d’être un loup-garou. Sa tante Libby et son oncle Darren n’ont jamais vraiment démenti les affabulations de l’ancêtre. Bien au contraire, à l’âge de raison, il s’est rendu compte assez vite qu’elles composaient l’ordinaire d’une famille dysfonctionnelle, sans cesse sur la route pour échapper aux conséquences de sa condition particulière. Pour lui, l’avenir reste incertain, même s’il ressent dans sa chair l’attraction de l’atavisme familial. Puisqu’il est difficile de renier son sang, autant s’en accommoder.

À l’instar de Toby Barlow, de Tristan Egolf ou de Glen Duncan, Stephen Graham Jones revisite le thème de la lycanthropie en l’implantant au cœur de l’Amérique profonde, celle des losers et des rednecks. Issu lui-même d’une culture en proie à la déshérence, l’auteur amérindien dépoussière le loup-garou de ses aspects les plus caricaturaux, voire démodés, impulsant au mythe un peu de modernité et de tendresse juvénile. Tel Candide, le narrateur de Galeux, nous parle ainsi de sa famille et de l’inhumanité d’un pays dans lequel il faut littéralement se battre pour survivre. Il nous raconte quelques-uns des épisodes qui ont contribué à forger sa personnalité, se faisant au passage le porte-parole de son oncle Darren, un doux dingue fonctionnant à l’instinct, de sa tante Libby, la figure forte et tutélaire du clan, et de son grand-père. Bref, de sa famille élargie au sens générique et génétique du terme. À ses côtés, on taille la route, d’un petit boulot à un autre, côtoyant la misère culturelle du milieu white trash, tout en s’amusant du récit des frasques de Darren, très inventif lorsqu’il s’agit de se retrouver dans la mouise. À la fois léger et grave, drolatique et triste, Galeux nous dépeint un lumpenprolétatriat attachant et féroce, un milieu où l’envie de vivre prime sur toute autre considération. Et si Stephen Graham Jones façonne en apparence un récit décousu, composé de tranches de vie aux jointures rugueuses, le déroulé haché du très jeune narrateur résonne comme un écho fidèle de son existence cabossée, sans cesse en proie au doute et à l’embarras. La violence horrifique de la transformation et la faim inextinguible de la bête restent en conséquence dans le hors-champ, l’auteur préférant porter son regard sur l’anecdote et sur la marginalité de cette famille, finalement pas si différente du commun des mortels. Jamais complaisant, il fait montre d’une tendresse et d’une sincérité qui tendent à gommer l’âpreté de leur condition défavorisée, sans pour autant en nier la réalité sinistre.

Galeux apparaît donc comme un formidable roman sur l’adolescence et sur la liberté dans un pays où les marges souffrent à l’ombre d’un American way of life illusoire. En dépoussiérant le mythe du loup-garou, Stephen Graham Jones fait aussi œuvre de critique social, révélant des trésors d’humanité, de solidarité et de drôlerie qui font du bien à lire.

Une machine comme moi

1982. Alan Turing n’est pas mort. L’Angleterre s’engage dans la guerre des Malouines, mais va la perdre. Charlie Friend mène une vie sans but véritable ni passion, qu’il gagne plus ou moins en boursicotant sur Internet. Avec l’héritage qu’il vient de toucher, il achète un humain artificiel d’apparence masculine, nommé Adam, et qui constitue l’issue des travaux en intelligence artificielle de Turing. Avec Miranda, sa voisine, ils vont devenir en quelque sorte les parents d’Adam en procédant aux réglages initiaux qui détermineront l’embryon de sa personnalité. Au fil de cette programmation, leur idylle va se nouer, au son du dernier album des Beatles, qui se sont une nouvelle fois reformés. Rapidement, Adam va faire évoluer sa personnalité, héritée pour moitié de chacun des deux amoureux. Charlie pensait trouver enfin un sens à sa vie dans son achat flambant neuf et son nouvel amour, mais des révélations d’Adam sur sa maîtresse vont le déstabiliser, tout comme les liens qui semblent se nouer entre les deux. Quant à Adam, il semble résister à l’étrange détresse qui s’empare de ses pairs les uns après les autres et les pousse à se détruire…

Une machine comme moi est une uchronie qui interroge la place de l’humanité une fois que l’intelligence artificielle aura accompli sa révolution. Le thème n’est pas original en soi, mais le roman questionne également la façon dont l’algorithme saura s’adapter, ou non, à ce qui lui résiste, cet intime qu’on ne saurait partager, le secret, le petit compromis avec soi-même, le mensonge ou bien encore le crime : tout ce qui façonne nos vies par son silence et nous rend singulier. Les deux intelligences se regardent face à face, se jaugent, se mesurent à travers l’autre et s’y perdent un peu, mécanismes contre mécaniques. Machines like me and people like you, dit le titre anglais, mettant bien en évidence cet effet miroir.

Ces questions universelles sont traitées au prisme de la société britannique et de ses maux, qui ont pu conduire notamment à la condamnation d’Alan Turing pour homosexualité, et peut-être ainsi précipiter sa mort en 1954. Et c’est bien lui, personnage secondaire du roman, qui est la clé de toute l’œuvre, tant son histoire est propice à l’uchronie. Turing a changé nos vies, non seulement en jetant les bases de l’informatique, mais aussi en écourtant la Seconde Guerre mondiale de deux ans, dit-on, par son décryptage du code Enigma. Que serait devenu le monde s’il avait survécu ? La question est stimulante. Ian McEwan imagine que trente ans de vie en plus ont suffi pour nous amener à un degré d’évolution cybernétique encore inatteignable aujourd’hui, dans une société britannique de l’ère Thatcher dont l’âpreté et la violence rappellent la nôtre. Mais Turing n’est pas que le moteur de cette évolution, il est également là pour interpeler l’humanité sur ces choix face à la différence, l’étrangeté d’autrui. McEwan dédie son livre à son ami disparu Graeme Mitchison, brillant intellectuel et artiste accompli, professeur de mathématiques à Cambridge dont l’intelligence plurielle rappelle celle de Turing : une façon pour l’écrivain de suggérer qu’à la question qu’il pose sur la nature de l’humanité et son comportement, un jour, vis-à-vis de sa propre créature, une réponse complexe croisant les savoirs et les disciplines sera nécessaire.

Quatorze Crocs

1931, Paris. Pierre Lenoir est un inspecteur de la très spéciale Brigade Nocturne, une unité d’élite de la police chargée de s’occuper des affaires impliquant ces non-morts qui habitent, parfois en grand nombre, dans les villes modernes. Cette fois, c’est un homme mort qui est retrouvé en pleine rue, visage verdâtre et cou percé de quatorze petits trous. Qui est-il ? Qui l’a tué ? Comment ? Et pourquoi ? C’est à ces questions que va tenter de répondre Lenoir, sacrifiant ici aux interrogations habituelles du whodunnit. Ce qui est moins conventionnel, c’est l’intervention d’un fantôme facétieux, d’une vampire séduisante et bien en cour, ainsi que de quelques créatures surnaturelles peu recommandables. Ce qui l’est encore moins, c’est que l’enquête va conduire Lenoir à côtoyer un monde qui lui est radicalement étranger : celui dans lequel se confrontent surréalistes et dadaïstes, auprès notamment du vicomte de Noailles et sa femme. Lenoir devra donc faire preuve de courage physique pour aller au contact de monstres surnaturels, et d’ouverture d’esprit pour naviguer sans encombre dans les eaux tumultueuses aussi créatives que superficielles de l’art moderne.

Arrivant à la fin de Quatorze crocs, j’avais le sentiment que le roman n’était pas fini. Pourtant, de fait, il l’était. Cette étonnante mésaventure est le point central de ce qui dysfonctionne dans Quatorze crocs. Solares y mêle des créatures fantastiques (dont on ne comprend jamais vraiment si les Humains ont conscience ou pas de leur existence ou si cette connaissance est limitée à l’élite mondaine) au Paris des arts. Il les met en scène, sans jamais les développer au-delà de la caricature, dans le cadre d’une enquête résolue avec bien trop de facilité. De fait, après un début peu captivant, le roman tourne autour d’un grand moment central : une soirée chez les De Noailles à laquelle assistent surréalistes et dadaïstes. De Breton à Tzara en passant par Picasso et tous leurs amis, amies, femmes, maîtresses, Solares s’amuse donc à faire un name dropping intensif qui ne sert guère l’avancée du récit (il le fait aussi avant avec le fantôme de Pasteur ou celui de Wilde). Puis, après un passage dans le studio de Man Ray (avec Kiki de Montparnasse) à la recherche du fameux fer à repasser à quatorze clous de l’artiste (qui n’est pas retrouvé), Lenoir est attaqué, puis sauvé, puis c’est fini. Tueur arrêté mais suite à venir avec un background historique déballé en infodump, alors même que le supérieur de Lenoir s’avère être plus qu’un simple Humain, et qu’une proposition lui est faite d’intégrer le cercle intérieur. Ce roman ressemble à une première moitié à qui manquerait sa seconde. Aussi faudrait-il le vendre à moitié prix.

Frantz

Frantz est l’un des premiers volumes de la nouvelle collection « Bibliothèque dessinée » des Moutons électriques. Il est l’œuvre commune de Dominique Douay, pour le texte, et de Sébastien Hayez, pour le graphisme en bichromie. Texte et graphisme se répondent, les audaces graphiques (entre images conceptuelles, changement de tonalité, et variations du sens de lecture) faisant écho aux étrangetés du texte. Car en effet, le soutien graphique apporte une dimension supplémentaire à l’expérience de lecture (il dévoile en partie sans jamais montrer vraiment), et en effet, le texte est d’une grande étrangeté, sinon dans son sens du moins dans son intention.

Trois astronautes, trois repris de justice à qui on a promis la liberté en échange de leur participation, arrivent sur une planète anciennement colonisée et terraformée avant d’être oubliée. Pourquoi ? Par qui ? Mystère.

Sur la planète désolée, dont ne reste pas grand-chose de la terraformation, les explorateurs terriens entrent en contact – à leur corps défendant — avec un « être multiple » qui semble radicalement étranger et dont on peut se demander s’il a un rapport avec l’humanité. Des trois explorateurs naufragés, posés sur un monde apparemment vide et loin d’une Terre qui a fini par régresser vers des âges sombres, l’un disparaît, puis deux, puis les trois.

L’être et l’un des humains parlent, plusieurs fois, à tour de rôle. Progressivement on comprend de quoi il retourne, on comprend ce qu’est cet « être multiple », on comprend ce que deviennent les disparus et pourquoi, on comprend ce qui est arrivé à la colonie. Et on envisage ce qui pourrait advenir, après, à la Terre et à l’humanité.

Mais que le tout est étrange, que le ton goguenard et dépassionné de l’Être est déstabilisant, qu’il est difficile de comprendre pourquoi il n’aurait pas été possible de raconter cette histoire de « shoggoth » triste s’extrayant de l’indifférence en devenant une matrice vivante sans passer par le détour de la colonie spatiale, qu’il est frustrant de constater que l’intention derrière le texte ne se laisse pas appréhender.

Frantz est donc un joli objet-livre pour lecteur qui supporte la frustration.

Les Sœurs de Blackwater

Les Sœurs de Blackwater nous plonge dans une Amérique post catastrophe : à une guerre civile opposant le Nord et le Sud ont succédé la famine et des fièvres mortifères jetant sur les routes les Indésirables, nomades involontaires. Les services de l’État se sont lentement désagrégés, laissant place à un système de survie où la possession de la terre arable devient cruciale et où le troc a remplacé une monnaie désormais sans valeur. L’Amérique s’est effondrée et ses habitants, repliés en communauté dispersées, en ont même oublié le passé. En Virginie, près de la rivière Blackwater, vit une femme que l’on dit sorcière et guérisseuse. Elle est une des rares à savoir encore lire et écrire, et à fabriquer encre et papier. Les lettres qu’elle rédige ont le pouvoir de soigner les âmes. Sa sœur, elle, réparait les corps et accouchait les femmes, après avoir été l’apprentie de leur père médecin. Un cairn dédié à sa mémoire a été érigé au bord de la rivière. Sa réputation de guérisseuse et le culte voué à sa sœur lui ont permis de conserver la ferme familiale aux terres généreuses et convoitées par les familles voisines et par le puissant Billy Kingery. Elle ose même accueillir un campement d’Indésirables. L’équilibre de ce petit monde reste fragile. Quand Hendricks vient demander une lettre, il semble espérer une deuxième chance. Son besoin de rédemption fait écho au sien. Plus qu’une simple missive à rédiger, c’est le début d’un voyage intérieur doublé d’un long trajet pour que le message soit délivré. Pour la narratrice, il est temps d’écrire une dernière lettre, celle qui lèvera le voile sur la vérité passée, présente et à venir.

Dans les Appalaches survit une tradition de contes oraux et intemporels et cette tradition imprègne le roman jusqu’à ses tréfonds. La narration non linéaire efface les repères temporels. L’identité de la conteuse reste un mystère. Elle s’efface derrière l’histoire à raconter et seule sa fonction importe. Elle incarne ainsi les femmes, toutes les femmes. Avec les personnages des deux sœurs, Alison Hagy convoque deux figures de la féminité. La sainte, altruiste et respectueuse de la société, fait don d’elle-même jusqu’au sacrifice ultime. La sorcière s’extrait des injonctions sociales et choisit de vivre telles qu’elle l’entend. La narratrice marchande son savoir et négocie âprement pour obtenir ce dont elle a besoin, que ce soit du tabac, la peau d’un animal sauvage ou une nuit de sexe. Si le temps dans lequel Alison Hagy inscrit son récit fait penser à la guerre de Sécession, il n’en relève pas moins d’un futur indéterminé. Avec ses rituels de dévotion païens, ses processions menées par un enfant musicien, l’irruption du fantôme de la sœur et le pouvoir guérisseur des mots couchés sur le papier, le conte se teinte de réalisme magique. L’autrice met aussi à profit les codes du western et de la conquête de l’Ouest, avec ses luttes feutrées ou brutales pour la possession de la terre. Billy Kingery incarne l’homme influent et sans scrupules, à la tête d’hommes de main obéissants, ne reculant devant aucune barbarie pour étendre sa domination sur la ville. Même s’il reste longtemps une lointaine menace, la confrontation apparaît inéluctable, plume contre fusil. On ne lit pas Les Sœurs de Blackwater pour son histoire post-apocalyptique. On lit ce conte évocateur sur le pouvoir de la narration pour éprouver la force des mots et ressentir celle des femmes.

Yardam

Yardam. Une ville aux allures médiévales, avec ses hautes murailles et ses solides portes closes à la nuit tombée… mais proche d’un certain XIXe siècle avec son musée, son hôpital, le Klementinum, ses soirées entre personnes du beau monde. Yardam et sa nouvelle maladie, cette épidémie galopante qui emplit les rues de coquilles : des corps mystérieusement vidés de leur esprit, perdant peu à peu tout trait distinctif, et ne faisant que se tourner vers la Lune. Or ces êtres sans personnalité étaient il y peu encore des habitants de la cité. Emportés par ce virus terrifiant, dont le lecteur découvre rapidement qu’il est transmissible sexuellement : une relation avec un individu contaminé et, à votre tour, vous devenez une sorte de vampire, obligé d’aspirer de nouvelles personnalités pour tenir. Et de les accueillir dans votre cerveau.

Kazan, le voleur, en possède déjà pas mal. Presque trop. Car, au bout d’un moment, cela gronde à l’intérieur. Les prisonniers, conscients de ce qui leur est arrivé et de ce qu’on leur a enlevé, tentent de se révolter. Et le risque, c’est l’explosion : on ne peut plus gérer les conflits internes et on massacre tous ceux qui vous entourent pour finir par se suicider et, enfin être libre. Trouver l’équilibre est donc indispensable, mais pas facile, car pas de professeur pour guider l’impétrant au quotidien. Chacun se débrouille comme il peut. Et Kazan, lui, ne se débrouille plus. Il a peur et voudrait se débarrasser de cette plaie. Aussi, quand un couple de médecins étrangers se présente aux portes de la ville, il leur propose ses services, intéressés. Et se lie avec eux. Au point de franchir le point de non-retour.

Bien connue des lecteurs plus jeunes, Aurélie Wellenstein a déjà à son actif plusieurs beaux romans (dont beaucoup disponibles chez Scrinéo et Pocket pour les poches) davantage destinés à cette catégorie célèbre, mais néanmoins floue des « young adults ». Même si ses livres précédents n’hésitaient pas à aborder des sujets difficiles, avec Yardam, elle attaque des thèmes résolument plus adultes, dont la passion amoureuse et ses ravages, la maladie sexuellement transmissible. Ce roman est avant tout une histoire d’amour et de haine, de passion et de répulsion. En utilisant habilement la maladie, Aurélie Wellenstein met en scène un trio impossible qui va se retrouver indissolublement lié et en même temps tiraillé dans des directions opposées. Les liens qui les unissent sont sans cesse distendus, mis à l’épreuve au gré des situations. Trop, peut-être : l’autrice tire parfois sur la corde et le roman connaît une petite baisse de rythme en son centre, mais cela ne dure pas et la quête reprend.

Quête d’une guérison, quête de la liberté, quête de l’être aimé. Quête aussi de soi-même. Car Kazan est régulièrement à deux doigts de se laisser aller à la folie. Pour lui résister, il use et abuse de la drogue. Mais cela ne suffit pas toujours. Et cette interrogation sur son identité, sur les personnalités qui le composent, qui se partagent son cerveau est subtilement traitée : on croit sans hésiter à l’évolution de Kazan, au gré des évènements, tantôt bourreau, car il a choisi de capturer ces personnalités et de les enfermer à jamais loin de leurs corps, tantôt victime, incapable de gérer ce brouhaha permanent qui l’habite. On souffre avec lui, même s’il n’est pas facile, au début, d’accepter de partager les pensées d’un tueur d’un nouveau genre, un dévoreur d’âme sans cesse en manque. On devient presque l’une de ses personnalités, embarqué avec les autres dans son existence âpre et à la recherche éperdue d’un espoir.

On aurait tort de se fier à l’aspect YA de l’objet livre. Yardam, à la magnifique couverture d’Aurélien Police, est un beau roman, dur parfois, passionnant souvent, qui fait espérer qu’Aurélie Wellenstein tentera à nouveau des incursions dans la littérature « adulte » (quoiqu’on pense de ces classements forcément limitatifs). Une histoire forte et, malgré elle, aux résonances inattendues avec la période actuelle.

Les Flots sombres

Suite directe des Chevauche-brumes, même si cela n’apparaît pas sur la couverture, Les Flots sombres nous plonge à nouveau dans ce royaume menacé par des hordes de créatures noires et monstrueuses. Une menace qui peut désormais venir de n’importe quel point de Bleu-Royaume ou de Biscale, de terre comme de mer. En effet, suite à l’explosion finale du roman précédent, les points de liquide nauséabond se sont multipliés et avec eux, les départs d’invasion. Parallèlement à la mise en place de la lutte contre ce fléau, les affaires politiques (de la basse politique, pleine d’ambitions et de rancœurs mal digérées) reprennent. Beaucoup restent aveugles au danger qui menace tous les habitants des royaumes. Au nom de la tradition, par bêtise ou opportunisme.

Et c’est là qu’apparaît « le » méchant. Car si les monstres, appelés mélampyges (« culs noirs », rappelons-le), tiennent encore le haut de l’affiche, ils la partagent avec un homme d’église. Un de ces fanatiques auxquels les romans et les films nous ont habitués. Et celui-ci est gratiné  : un jeune homme dévoué à son maître spirituel, mais qui finit par le trouver trop mou. Un arriviste tout empêtré dans sa foi, certain qu’il est d’avoir raison et de devoir convaincre les autres. Ou les tuer, s’ils ne se laissent pas ramener dans le droit chemin. Une vraie saleté. Peut-être même un peu trop. Car en lui, pas grand-chose à sauver. Difficile de ne pas le haïr. De ne pas attendre impatiemment sa chute. Et il ressemble aussi un peu trop à tous ces prêcheurs, meurtriers au nom de leurs idées, si fréquents dans les récits : le Grand Moineau de «Game of Thrones », Kredfast dans La Lyre et le glaive de Christian Léourier, etc. C’est dommage, car Thibaud Latil-Nicolas était parvenu à dépasser certaines des facilités de son premier roman, certaines des caricatures qui encombraient par endroits Chevauche-brumes. Ses personnages gagnaient en épaisseur, s’éloignaient progressivement des clichés. Sans doute, dans le troisième tome de cette saga, Juxs, le dévot au sang sur les mains, se couvrira-t-il un peu de gris, afin d’entacher cette bure trop parfaite, trop lisse.

Troisième tome, oui, car si certaines affaires sont réglées à la fin des Flots sombres, celle-ci est ouverte, pour le moins, et il faudra donc patienter pour en savoir davantage sur les mélampyges et leur origine, plus mystérieuse qu’il n’y paraissait. Patienter pour retrouver la troupe des Chevauche-brumes et leurs armes aux noms si entraînants. Car, comme dans le premier roman, Thibaud Latil-Nicolas use de sa maitrise passionnée des termes militaires, des haquebutes aux fauchons, des énarmes aux flamberges – avec délectation. Même s’il se montre plus économe dans ce récit. Et c’est très appréciable. Il ajoute même une corde à son arc en nous plongeant dans les eaux de Biscale. Et en faisant intervenir boucaniers et pirates : batailles navales et échanges fleuris sur les ponts des navires. Une réussite ! Cette plongée en eau glacée redouble le plaisir et évite la routine. L’auteur enrichit ainsi son univers et nous offre des perspectives réjouissantes.

À l’instar d’un Pierre Pevel avec les Lames du cardinal, Thibaud Latil-Nicolas propose une série enthousiasmante, agréable à lire, aux personnages attachants. De quoi s’évader pendant quelques centaines de pages. Que demander de plus en ce moment ?

Les Flammes de l’empire

L’empire est à deux doigts d’exploser, mais ne se l’avoue pas. Par méconnaissance des faits ou par calcul politique. Pourtant, les scientifiques avaient raison. La preuve est là : un courant du Flux s’est effondré. Ce Flux sur lequel toute l’économie est fondée va disparaître – à plus ou moins longue échéance, c’est désormais une quasi certitude. Reste à savoir quand ? Cependant, au lieu de tous s’unir pour se préparer au pire, les différentes familles au pouvoir (politique, religieux ou commercial) préfèrent placer leurs pions, tenter de s’enrichir davantage, de grignoter de l’influence. La jeune emperox, pas vraiment volontaire pour le job, rappelons-le, risque de l’apprendre à ses dépends tant elle gêne pas mal de monde. Surtout depuis qu’elle déclare entendre des voix…

John Scalzi poursuit, non sans succès et brio, cette trilogie dont l’ultime tome est paru en avril aux États-Unis (malgré les bouleversements covidiens actuels il devrait, sauf accident de flux, arriver bientôt sous nos contrées). Encore plus de complots, encore plus de poignards dans le dos, encore plus d’humour. Et grâce à Kiva, encore plus de grossièretés. L’action se bouscule sur plusieurs tableaux : chacun essayant de tirer les marrons du feu, les coups bas se multiplient, les trahisons s’enchaînent, les tentatives (réussies ou non) d’assassinat également. Et c’est terriblement jouissif. Les anciennes cours royales des différents pays européens, pourtant expertes en la matière, auraient eu à apprendre de ce maelström : Machiavel est de la partie. Et l’emperox Griselda II n’est pas en reste : malheur à ceux qui ne voient en elle qu’une petite marionnette placée là par hasard ! Ils s’en mordront les doigts.

Résultat des courses, Les Flammes de l’empire s’avère encore plus addictif que le premier tome. D’autant que Scalzi ajoute un autre niveau d’intrication, avec la recherche de l’origine du Flux, et de fait l’origine de la société qui a vu l’emperox dominer un conglomérat de plusieurs mondes, souvent hostiles, trop éloignés les uns des autres pour pouvoir survivre sans ledit Flux. Ainsi est-ce donc à une exploration spatiale que nous convie l’auteur. Et pour y découvrir quoi ? Des individus d’une autre race ? Une autre planète ? En tout cas, cette incursion montre la maîtrise évidente de John Scalzi pour l’exercice, et évite à l’intrigue de ronronner. C’est d’ailleurs bien agréable qu’un auteur sorte du cadre qu’il avait institué pour embarquer ses lecteurs plus loin, toujours plus loin. La découverte de certains éléments du passé et de personnages d’un autre temps apporte ce qu’il faut de mystère pour relancer complètement une machine qui, sans cela, aurait pu lasser. De quoi titiller la curiosité et espérer une rapide traduction de l’ultime opus de cette trilogie aussi réjouissante que jubilatoire.

Le Mur de tempêtes

Critique commune à Le Goût de la victoire et Le Mur de tempêtes.]

Kuni Garu est empereur ! Après les nombreuses luttes, trahisons et ruses diverses qui ont émaillé La Grâce des Rois, il est sur le trône. Pas nécessairement ravi d’en être arrivé là, car il sait le poids des responsabilités et se montre assez humble pour ne pas se vanter de connaître toutes les réponses. Mais l’heure n’est pas aux doutes. Car dans l’ombre, très près de lui, un complot se met en place, gigantesque, capable de mettre à bas le nouveau monarque. Et au-delà du mur de tempêtes, un danger tout aussi immense menace le royaume. Voire même l’ensemble des peuples des îles de Dara.

Le Goût de la victoire et Le Mur de tempêtes ne forment, originellement, qu’un seul et même volume. Mais sa taille pour le moins considérable (on dépasse les mille cent pages) a imposé l’exploitation en deux volumes de l’édition VF (ce qui nous fait tout de même un total de 45 euros pour un seul roman en VO…). Si les porte-monnaies font grise mine, les poignets sont soulagés.

Ken Liu est un conteur hors pair, on le sait depuis longtemps : difficile de reposer l’ouvrage une fois qu’on l’a entamé. Riche sans être trop complexe, le récit multiplie les trahisons et les changements inopinés de situation. Dans Le Goût de la victoire, c’est le retour des intrigues de cour. La traîtrise vient de l’entourage direct de Kuni, et cela rend la manœuvre d’autant plus efficace : certains trouvent les choix de l’empereur mauvais, trop faibles, peu ambitieux, pas assez favorables à leur cause. On l’a vu dans La Grâce des Rois, Ken Liu n’a rien d’un apôtre du manichéisme. Gouverner, c’est accepter les compris et se résoudre à déplaire. Kuni Garu en est conscient, mais pas au point de suspecter ce qui va lui tomber dessus. Et même si l’auteur nous implique dans tous les camps, il parvient à nous surprendre.

D’autant que la trame qui se dessine demeure impossible à appréhender dans son ensemble, aussi bien des humains que des dieux, toujours aussi présents dans ces deux opus. On est loin, en effet, des divinités toutes puissantes de l’Iliade se combattant par humains interposés. Certes, ici aussi les dieux jouent avec les hommes comme avec des pions. Mais ils sont eux-mêmes mis en danger, remis en question par ce qui vit au-delà du mur de tempêtes. Réjouissant changement d’échelle : Le Mur de tempêtes amène de nouveaux protagonistes, au niveau des hommes comme sur le plan divin. Aucune chance que le lecteur ne se lasse : les cartes sont redistribuées, la guerre est ouverte.

Dans les combats aussi, Ken Liu fait montre de maîtrise littéraire. Aucune platitude, ni non plus de complaisance amphigourique. La tension est permanente, nourrie de retournements spectaculaires, de coups de théâtre, des actes de personnages retors. On se croirait dans ces films asiatiques où les héros virevoltent d’un toit à une arche, d’un bambou à un autre, s’envolent sur des machines faites de bois et de papier, manient les armes avec une dextérité surhumaine (l’esprit de Zhang Yimou n’est pas loin). Et on y croit. Et on en redemande. D’où une certaine impatience à guetter la suite, The Veiled Throne, prévue pour mars 2021 – car rappelons-le, Le Mur de tempêtes est paru en VO en 2016. Que les dieux de Dara lui soient favorables !

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