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Underground Airlines

USA, aujourd’hui. Un autre aujourd’hui. Un aujourd’hui uchronique dans lequel Abraham Lincoln a été assassiné avant ce qui deviendra la Guerre de Sécession dans « notre » réalité, dans lequel un arrangement institutionnel a été trouvé pour éviter la guerre civile. Cet arrangement, c’est le « Compromis Crittenden », qui autorise l’esclavage dans les États du Sud et empêche toute remise en cause ultérieure de ce droit par l’Union, son gouvernement, ou sa Cour Suprême. Aujourd’hui donc, après quelques défections au fil de l’eau, restent quatre États esclavagistes, les « Durs  », qui font partie de l’Union mais bénéficient de la grande liberté dont jouissent les États fédérés américains au sein d’une fédération qui tira de John Locke ses idées sur la tyrannie.

Des États esclavagistes à côté d’autres qui ne le sont pas, et donc frontières, contrôles, fuyards, retours forcés. Dans le monde de Winters, le service des US Marshals (qui, chez nous, poursuit les prisonniers en fuite) traque, dans le Nord, les esclaves évadés pour les ramener à leur point de départ, dans le Sud. L’espoir pour ces malheureux ne réside qu’au Canada, comme à l’époque du Vietnam.

Victor (ou Brother, son nom serve) a fui l’abattoir industriel dans lequel il était esclave. Retrouvé par les Marshals, il est devenu leur agent en échange d’une vie (solitaire et hypocrite) dans le Nord. Depuis, il traque les esclaves en fuite afin de permettre leur renvoi vers le Sud. Sur sa dernière mission, Victor comprend peu à peu que le « fugitif » qu’il pourchasse n’est pas qui il paraît être, que le rôle des Marshals dans l’affaire est trouble, et que l’Underground Airlines (l’organisation clandestine qui aide des esclaves à fuir le Sud, bâtie sur le modèle de l’Underground Railroad qui exista vraiment dans notre réalité) est au cœur de toute l’histoire. Contrairement à l’habitude, il va devoir, cette fois, risquer gros et retourner dans le Sud pour en ramener des documents importants qui prouvent un scandale.

Uchronie passionnante, Underground Airlines se révèle, au fil des pages, un thriller décevant. La faute à des personnages un peu trop à l’emporte-pièce et à une narration qui se précipite de plus en plus vite vers une fin à la fois trop simple et trop rapide.

Par-delà les banalités sur Black Lives Matter et autres, le livre (écrit par un Blanc qui impressionne par sa capacité à faire ressentir la « rage noire ») est très intéressant par ce qu’il dit sur la misère réfugiée comme repoussoir et rassurance pour la misère autochtone, et encore plus par ce qu’il montre du capitalisme consumériste mondialisé, des sujets connexes, donc. Dans Underground Airlines, les États du Sud font l’objet de boycotts sélectifs, mais ils produisent à bon marché des biens que toute l’économie utilise et que les consommateurs demandent. Et qu’importe si les prix bas résultent d’un travail sous-payé et de conditions de vie et d’emploi qui tiennent de l’univers concentrationnaire. Côté Demande, on se donne bonne conscience à coup de labels RSE, côté Offre, on contourne les règles en multipliant les étapes internationales pour obscurcir le lien entre le produit et sa production. Il est facile de transposer tout ce qui précède à notre réalité, et à l’immense majorité des produits qui viennent de pays à bas salaires et que nous consommons sans vergogne. Si au moins (mais j’en doute), l’arbre d’un esclavage uchronique servait à dessiller les yeux des lecteurs sur la forêt des produits bon marché, Underground Airlines n’aurait pas été inutile. Sinon, il restera une idée sympa mais imparfaitement mise en scène.

Twin Peaks : le dossier final

Dans L’histoire secrète de Twin Peaks , son « roman » précédent, Mark Frost déroulait une généalogie de long terme des événements qui agitèrent la petite ville de Twin Peaks. Elle se concluait sur le sort du Major Briggs dont une bonne partie des activités réelles était révélée. Ici, dans Twin Peaks : le dossier final, on se trouve face à un rapport, rédigé par l’agent Tamara Preston à l’intention du directeur Gordon Cole, et qui fait le lien entre les saisons 2 et 3. La série Twin Peaks a ceci de particulier que la saison 3 commence vingt-cinq ans (temps réel et temps du récit) après la fin de la saison 2, comme l’avait annoncé Laura Palmer à Dale Cooper. Le dossier final informe donc les spectateurs de la saison 3 (qui feraient mieux de ne lire le livre qu’après avoir visionné la dernière saison) sur les événements qui ont se sont déroulés durant ces vingt-cinq années afin de livrer au lecteur les destins d’un certain nombre des personnages de la série après la saison 2 ainsi que des éclaircissements sur le sens de certains des faits montrés dans la saison 3. On apprendra donc au fil des pages ce que sont devenus Shelly Johnson, son mari Léo, et son amoureux Bobby Briggs, ce qu’il advint des Horne et des Hayward, ce que fut le destin complexe de Norma Jennings (entre le Double R, son père, sa belle-mère, sa demi-sœur à la vie tragique, sans oublier l’inévitable Ed), ce qu’il en est de Lana Milford, du shérif Truman, de la femme à la bûche (RIP), du docteur Jacoby (sûrement l’histoire la plus succulente). Parallèlement, le lecteur est éclairé aussi sur les sources et les faits de la saison 3 de sorte que celle-ci devient potentiellement plus compréhensible qu’au visionnage. Au-delà des faits bruts, Tamara Preston s’y livre aussi à quelques réflexions qui visent à tenter de donner sens aux mystères de la dernière saison et à comprendre les relations qui unissent dans cette histoire monde matériel et monde surnaturel. Le fan trouvera entre ces pages de quoi satisfaire sa curiosité, que celle-ci concerne l’aspect « people » ou les éléments plus sombres liés à la Loge noire et à l’intervention des doppelgängers. Néanmoins, le groupe des fans hardcores me semble le seul public visé par ce « roman ». Il faut en effet se souvenir précisément de qui est qui, et du point où chacun avait été laissé. Il faut trouver un intérêt à en savoir plus (d’autant que le livre est cher au vu de sa pagination). Il faut avoir vu la saison 3 et être en quête d’explications. Cela fait beaucoup. D’autant que, si L’histoire secrète de Twin Peaks pouvait séduire par la variété des documents de nature différente qui le composaient et qui donnaient l’impression au lecteur de mener sa propre enquête, Twin Peaks : le dossier final est constitué de 19 chapitres, tous identiques dans leur forme et souvent centrés sur un personnage, qui présentent de manière prosaïque les informations rassemblées par Tamara Preston. Le passage en revue de tous les protagonistes de l’affaire est moins séduisant que le foisonnement de faits hétéroclites qu’on trouvait dans le « roman » précédent. Pour complétistes.

Invasion

Luke Rhinehart est l’auteur cultissime du très anarchiste et libertarien L’Homme dé. Son dernier roman, Invasion , est traduit et publié aujourd’hui aux Forges de Vulcain ; un événement éditorial, sans le moindre doute. On y retrouve l’essentiel de ce qui faisait la pensée de l’auteur, un peu calmé néanmoins par l’âge, sur le plan sexuel notamment. Quoique… les Protéens ont de la ressource dans ce domaine.

Ici et maintenant. La Terre est progressivement « envahie » par une horde de créatures extradimensionnelles qui ressemblent à des boules de poils grises, bondissantes et polymorphes. Et singulièrement, dans le roman, la maison de Billy Morton, vieux pêcheur anar marié à une avocate latina en rupture de ban. A priori peu agressifs, et même plutôt sympathiques, les Protéens (c’est leur nom) ne souhaitent que jouer, sans responsabilité ni conséquence. Ils professent et mettent en œuvre une philosophie du jeu et du plaisir qu’ils appliquent à tous les aspects de l’existence, et ils tentent d’y convertir le plus d’humains possible. Ils montrent aussi à une humanité sans doute trop crédule en quoi le système institutionnel censé les libérer et les protéger a surtout pour fonction de leur dissimuler la vérité sur son fonctionnement et ses buts ultimes. Développant et encourageant le mouvement Pasquecérigolo , ils appellent donc implicitement les humains à remettre en cause ce système pour reprendre en main leur vie et leur destinée, en se débarrassant de facto d’une technostructure illégitime et de représentants en déficit de représentativité.

Bien sûr, suggérant une insurrection paisible, piratant banques et services secrets, remodelant le système productif, empêchant les bombardements « vertueux » d’imposition de la démocratie (en Irak par exemple), les Protéens se font vite de puissants ennemis au cœur de l’État, et du complexe militaro-industriel en particulier. Le roman raconte la traque des Protéens par les agences américaines, ainsi que les actes de résistance de la famille Morton pour protéger les facétieux aliens et faire con-naître leur pensée. Le tout finira en insurrection populaire et proclamation d’un Manifeste citoyen visant à rendre le pouvoir au peuple, à promouvoir l’égalité réelle et à soustraire les activités socialement utiles aux forces du marché.

Ouaip ! Tout ceci est bel et bon. Et, au début, Rhinehart est drôle, tant dans le style que dans les situations qu’il imagine. Néanmoins, le roman pêche à mon avis sur au moins trois points qui finissent par rendre sa lecture pénible. D’abord, l’auteur, engagé dans la vie politique de son pays, livre un discours hyper américano-centré ; sans être trop provincial, un Français pourra trouver que certains débats ou saillies ne le concernent pas vraiment. Ensuite, l’humour, sur 500 pages, c’est difficile. Rhinehart échoue à tenir sur la durée et fait rengaine ; un texte plus court n’aurait pas eu le temps de s’essouffler. Enfin, le marxisme Groucho de l’auteur tend à la longue, à l’instar de beaucoup des critiques radicales de cette hypothèse qu’on nomme « le système », à tangenter une forme de poujadisme qui ne peut satisfaire l’intellect et met parfois mal à l’aise.

Une déception, en somme, qui n’est pas sans rappeler Francis Kuntz lorsqu’il affirmait que le travail d’un humoriste consiste d’abord à ne pas utiliser 99 % des idées de blague qui lui viennent.

Complainte pour ceux qui tombés

Nigeria (et orbite terrestre), XXIIe siècle (environ). Le monde a connu bouleversements climatiques, désastres écologiques (tels la marée noire permanente qui noie sous le pétrole brut le golfe de Guinée, la stérilisant de fait), guerres sporadiques, effondrements étatiques et sociétaux ; les cartes, tant climatiques que géopolitiques, sont largement reconfigurées, et pas pour le meilleur. Loin d’un plancher des vaches qui ne présente plus guère d’attrait, des stations orbitales en grand nombre se sont développées au long du XXIe siècle et du suivant. Y vivent des millions de personnes qui ont fini par revendiquer une pleine souveraineté, coupée de leur État d’origine (comme les Treize Colonies rejetant l’Angleterre). La Chine n’a guère apprécié la blague ; elle a réagi par une attaque qui a détruit une station où vivaient presque un million de personnes. La masse de débris éjectés a détruit de nombreuses autres stations et la plupart des ascenseurs spatiaux. Ne restent aujourd’hui que trois ascenseurs et quelques stations sur de nouvelles orbites (les autres ont quitté l’orbite terrestre). Parmi les survivantes, Achenia — peuplée de post-humains –, et Tartarus – une prison américaine, un enfer semi-légal d’exil et de torture.

À terre, dans la ville « fortifiée » d’Ewuru, réside une population pacifique qui tente de vivre en paix, de construire une civilité nouvelle, de perpétuer et de développer la science et les arts. Tout autour d’Ewuru, au-delà des gardes discrets qui la protègent, c’est le Nigeria, un État failli livré aux exactions des groupes djihadistes, des seigneurs de la guerre, des bandits de tous poils. Et c’est tout près d’Ewuru que s’écrase le petit vaisseau d’un Achenien – Samara – échappé de la prison de Tartarus. Membre des Neuf (des supers soldats quasi invincibles), Samara, blessé et en manque d’énergie, doit s’allier aux habitants d’Ewuru pour pouvoir rentrer chez lui. Le temps presse, la station Achenia est censée quitter très prochainement l’orbite terrestre et le système solaire.

Avec Complainte pour ceux qui sont tombés, Gavin Chait livre le fruit d’une écriture étalée sur trente ans. Son récit – lié au courant afrofuturiste – se nourrit des expériences et des réflexions de Chait sur la situation africaine. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on retrouve ici certains des thèmes présents dans les deux romans non traduits de Deji Bryce Olukotun, ou dans le Qui a peur de la mort ? de Nnedi Okorafor ; la souffrance d’un continent malade de ce qui lui fut infligé autant que de ce qu’il s’inflige à lui-même est palpable dans ces textes, elle y côtoie l’espoir raisonnable d’un progrès technique et sociétal.

Construit en enchâssement, avec flashbacks et contes philosophiques édifiants, Complainte… rappelle dans son ton les romans de Pierre Bordage. On y lit la même douceur, le même humanisme, la même façon d’opposer porteurs de vie et vecteurs d’abjection. La douceur, la décence et l’amour sont montrés, l’horreur et la bestialité aussi, sans fard. Cette opposition frontale et si humaine, ces îlots d’espoir enchâssés au cœur des ténèbres sont les forces du roman. On regrettera en revanche un mélange de genres en solution de continuité qui dit trop la durée de l’écriture, une narration un peu mollassonne, des facilités dramatiques, et un style sans qualité propre.

Le Roman de Jeanne

2049. Dans ce futur proche, la Terre que nous connaissons a disparu, mutilée par une suite de « géocataclysmes » et de guerres interminables. Les plus riches, les privilégiés, se sont réfugiés dans une station spatiale en orbite autour de la planète, le CIEL. Emmenés par Jean de Men, un dictateur se piquant de poésie, ils y survivent difficilement tout en continuant à piller le peu de ressources d’une Terre exsangue. Devenus albinos et totalement imberbes, ils ont perdu leurs organes génitaux. Stériles, incapables de se reproduire, ils doivent néanmoins mourir le jour de leurs cinquante ans. L’anniversaire fatidique de Christine Pizan approche. Sur sa peau translucide, elle « griphe » l’histoire de Jeanne la rebelle, prétendument morte sur le bûcher pour s’être opposée au tyran de Men. Elle espère que l’évocation de Jeanne – un interdit qu’elle transgresse – éveillera les consciences.

Le Roman de Jeanne se déroule en trois parties. La première se centre sur la révolte de Christine Pisan et Trinculo, artiste subversif, qui tentent de s’aimer au-delà de la matérialité du corps et de créer dans un monde clos, stérile et concentrationnaire. Le deuxième nous conduit sur une Terre devenue cimetière et poussière, sur les pas de Jeanne et de Léonie, survivantes en mouvement permanent. La troisième dépeint l’inévitable confrontation et met au jour les plus viles exactions du despote de Men. Lidia Yuknavitch revisite la figure de Jeanne d’Arc sous les traits d’une enfant soldat, touchée non pas par la voix de Dieu, mais par celle de l’univers. Une lumière intense, une chanson, et voilà Jeanne dotée de pouvoir immenses. Elle rejoue aussi la querelle littéraire, sur fond de phallocratie, de Christine de Pizan, contemporaine de Jeanne d’Arc et première femme de lettres à vivre de sa plume, et Jean de Meung, connu pour avoir donnée une suite, acide et satirique, au Roman de la Rose.

Roman érudit et engagé, Le Roman de Jeanne met en scène une multitude de combats, âpres, durs, où les mots sont autant d’armes et les corps autant de lames tranchantes. Scarifications, meurtres, torture inspirée des supplices moyenâgeux, odeur de chair brûlée, goût métallique du sang… Lidia Yuknavitch n’épargne ni la violence, ni la brutalité à ses lecteurs. Et son écriture, crue, abrupte, révoltée, suit la colère, la haine, l’amour et la destruction (bravo au traducteur). Christine s’exprime de manière littéraire, contrairement à Jeanne, plus directe et rude. Jean de Men incarne la classe des puissants usant des armes économiques, idéologiques, linguistiques, qui lui permettent une ascension des plus obscènes. En ôtant le corps, le sexe et le genre de l’équation, en plongeant ses personnages dans un monde post-apocalyptique où l’avenir ne fait plus sens, où le présent les cantonne à la survie, l’autrice questionne la nature profonde de l’être humain. Que reste-t-il à ce dernier ? Le désir, l’amour, la haine, l’art ? Complexe, foisonnant, radical et sans concession – et par conséquent à lire absolument.

Way Inn

Les congrès professionnels : un plaisir pour certains, une corvée pour la plupart. Surtout quand ils se multiplient. Heureusement, Neil Double et sa petite entreprise proposent une nouvelle gamme de services. Il peut, moyennant finances, remplacer le congressiste pendant cette épreuve. Il suit les conférences préalablement choisies et fait un rapport quotidien complet. Plus besoin de perdre son temps dans les avions. Plus besoin de se forcer à sourire à tous ses collègues et concurrents aux dents longues. Plus besoin d’affronter ces hôtels identiques, sans âme, où les couloirs, les bars, les salles de réunion se ressemblent d’un bout à l’autre de la planète.

Pour Neil Double, au contraire, ce métier est un rêve. Là où une majorité voit, dans ces chaînes d’hôtels, une uniformisation pénible et déshumanisante, lui se délecte de ce côté prévisible, de l’aspect toujours neuf et propre des chambres. Il aime cette ambiance impersonnelle. Elle le rassure et lui rappelle son père, voyageur de commerce. Mais la mécanique bien huilée ne tarde pas à connaître des ratés quand il est découvert… En effet, son métier pourrait bien mettre en danger les organisateurs de congrès ; un risque que ces derniers ne peuvent se permettre. Aussi vont-ils bannir Neil Double de leur circuit. L’univers bien réglé de notre (anti)héros vole alors en éclats, et le voilà qui découvre peu à peu une réalité terrifiante, réalité qui n’est pas sans évoquer celle du Brazil de Terry Gilliam ou de l’univers de Kafka.

Après Attention au parquet ! (très bon roman hors SFFF paru chez Liana Levi en 2014), Way Inn, deuxième ouvrage de Will Wiles, montre la même attention portée aux objets et bâtiments de notre quotidien. Les humains y jouent d’ailleurs un peu les seconds couteaux, passant après le décor où ils évoluent, auquel ils réagissent. L’auteur, outre sa carrière de jeune écrivain, collabore à une revue d’architecture et de design. Un intérêt qui ne manque pas de transparaître ici, une partie non négligeable du récit étant consacrée à l’observation et à la description de l’hôtel où loge Neil Double, de la « non-zone » qui l’entoure et du palais des congrès. Mais pas d’inquiétude ! Tout cela se fait sans ralentir la lecture, sans lasser le moins du monde. On a vraiment l’impression d’être dans cette chambre, de fouler cette moquette, de découvrir par la fenêtre cette friche inhumaine peuplée de véhicules pressés sans conducteur apparent. Ainsi, quand les évènements vont se précipiter (ce qu’ils font bel et bien, allant crescendo, et ce jusqu’à l’haletant dans le dernier tiers), l’essentiel passera par le décor. Et des images du Shining de Stanley Kubrick de revenir des tréfonds de la mémoire. Ces longs couloirs filmés à hauteur de petit garçon – à hauteur de Danny. Et l’angoisse de surgir et d’emporter le lecteur.

On peut s’interroger sur ce qui lie Will Wiles à ces témoins sans âme d’une mondialisation dépassionnée, la nature des événements qu’il traversa pour éprouver à leur encontre des sentiments si ambivalents — amour et répulsion mêlés. Mais on ne peut passer à côté de ce roman original, prenant et effrayant. Assurément, oui, nul ne regardera plus du même œil blasé sa chambre d’hôtel…

Sur épreuves

Avertissement traditionnel : si vous n’avez pas lu les deux premiers volumes de cette série (critiqués ici et ), arrêtez-vous là dans cette critique, obtenez ces ouvrages et repassez une fois la lecture terminée.

Les temps sont durs pour Isaac Vainio : Gutenberg lui a retiré ses pouvoirs  ; il se sent coupable de la destruction d’une partie de son quartier et du décès de certains habitants et amis ; Jeneta, une jeune fille aux pouvoirs extraordinaires, a disparu alors qu’elle était sous sa responsabilité. Bref, il est au trente-sixième dessous. L’ennemi n’est pas en pause, au contraire. Des forces terribles rameutent leurs troupes. Et notre bibliomancien est bloqué, impuissant, écarté de l’organisation des Gardiens. La dépression est proche, au grand dam de sa compagne, Lena. Mais Isaac est un battant et quand on lui ferme des portes, il tente de passer par une autre issue. Ou de défoncer l’entrée principale.

Comme le fait remarquer sur son blog Lionel Davoust, son traducteur, Jim C. Hines repart dans Sur épreuves avec les mêmes (bonnes) recettes, la même énergie, la même folie parfois foutraque, les mêmes « jeux référentiels à l’imaginaire », les mêmes « jeux de mots idiots » que pour les deux volumes précédents. Et, autant pour Lecteurs nés, tout cela ronronnait un peu (et inquiétait pour la suite de la série), autant dans ce troisième tome, Jim C. Hines rassure : la dynamique est retrouvée. Le bestiaire est toujours aussi riche : les vampires (dans l’espace, si, si !) côtoient les loups-garous, Méduse combat aux côtés d’un Yeren. Et Meridiana, la puissante magicienne, tout droit venue d’une Renaissance savante et religieuse à la fois, a vraiment l’étoffe d’un méchant de film d’action. Mais surtout, l’amour des livres exsude de chacune des pages de ce roman. Le bonheur de lire, de connaître un livre, de le toucher, de l’utiliser. Et même ceux qui ont abandonné le support papier y trouveront leur compte, puisque la dangereuse et terrifiante adversaire d’Isaac utilise une liseuse pour ses combats.

De plus, dans ce tome, Jim C. Hines fait progresser à grands pas le monde qu’il a imaginé. Si Gutenberg avait voulu garder la magie secrète pour les non-initiés, quitte à tuer, voire massacrer, des dizaines de personnes, l’ampleur des combats et des dégâts collatéraux est désormais trop importante pour la laisser dans l’ombre ou en faire disparaître les traces. Les populations du monde entier vont découvrir l’existence de cette puissance. Et avec elle, des questions épineuses : si la magie existe depuis longtemps, pourquoi ne l’a-t-on pas utilisée pour sauver les blessés graves, pour nourrir les peuples affamés, pour rendre le monde meilleur ? Interrogations très pertinentes et amenées par petites touches, entres les chapitres.

Sur épreuves relance donc l’intérêt pour cette série distrayante, mais pas seulement : entre deux grosses bastons, entre deux blagues plus ou moins efficaces, Jim C. Hines parvient à nous faire réfléchir à notre monde et, surtout, à nos rapports avec le livre.

Nous sommes nombreux

Si vous n’avez pas lu Nous sommes Bob, premier volume de cette trilogie, vous ne comprendrez rien aux lignes qui suivent. À vous de voir et d’en tirer les conséquences…

Sur Delta Eridani, la société des Deltaiens, épaulés par Bob (le premier de cette immense famille), assure sa position dans son nouveau camp. Mais un danger les menace soudain, invisible et puissant. Changer de lieu de vie était-il vraiment une bonne idée ? Pendant ce temps, l’évacuation de la Terre continue. Mais trop lentement. D’autant que des sabotages de plus en plus nombreux mettent l’opération en péril. Ailleurs dans l’espace, un groupe de Bob recherche des traces de l’ennemi brésilien afin de se débarrasser de ce concurrent meurtrier. Et soudain, au détour d’un système planétaire apparaissent les Autres. Puissants, monstrueux, dévastateurs. Or, l’humanité est sur leur route.

Nous sommes nombreux est la suite directe de Nous sommes Bob. Et des Bob, on en trouve partout. Dennis E. Taylor poursuit, dans ce deuxième opus, de dévider les fils de sa bobine, de plus en plus grosse. Les trames narratives se multiplient, au point de, parfois, perdre un peu le lecteur insuffisamment attentif (ça arrive !). D’ailleurs, l’éditeur, malin, a pensé à proposer un petit arbre généalogique en fin de volume pour permettre au lecteur de s’y retrouver. Car il faut être bien concentré pour s’y retrouver entre les Homer, les Ralph, les Milo, les Thor (si, si) ou les Timide (est-il besoin d’en rajouter ?).

Mais cet obstacle passé, on est agréablement surpris par la capacité de l’auteur à renouveler en partie ses histoires. Il poursuit avec une certaine efficacité les intrigues du premier volume. Et en développe d’autres. D’ailleurs, outre l’aspect purement narratif, de nouveaux thèmes sont évoqués, permettant d’approfondir enfin certains points, survolés dans Nous sommes nombreux. Comme l’humanité de ces êtres, autrefois de chair et de sang, à présent numérisés dans une boite métallique : les Bob, tout digitaux qu’ils sont, sont-ils de possibles victimes de Cupidon ? Et si oui, quid de leurs relations avec les éphémères (ainsi quelques-uns d’entre eux nomment-ils les humains) ? Comment maintenir le lien avec les représentants de leur ancienne famille ? Comment rester encore des hommes ? En poursuivant la mission : trouver des systèmes planétaires viables pour essaimer l’humanité. Aider à la survie des derniers humains sur Terre et à leur voyage vers leurs futures colonies. Mais aussi en évoluant. Certains Bob vont travailler sur un animal mécanique, puis un robot qu’ils pourraient piloter. Afin de redécouvrir des sensations disparues depuis leur changement d’état. Histoire aussi de communiquer plus facilement avec les êtres humains ; tout en se raccrochant à une humanité fragile, s’effilochant génération après génération.

Si vous avez aimé Nous sommes Bob, vous aimerez Nous sommes nombreux et attendrez que Bragelonne publie le troisième et, pour l’instant, dernier tome de cette trilogie. Dennis E. Taylor utilise les mêmes recettes avec la même efficacité et le même plaisir évident. Et nous entraine dans un moment de lecture divertissant à défaut d’être dérangeant, agréable à défaut d’être révolutionnaire. Pendant quelques centaines de pages, nous sommes tous Bob.

Frankenstein 1918

Imaginons un instant que la Prusse l’ait emporté. Que l’Europe, en cette première moitié du xxe siècle, vive sous sa coupe sans pitié. Que Winston Churchill, l’une des figures héroïques de nos manuels scolaires, sauveur de la Grande-Bretagne, ait disparu dans les couloirs anonymes du temps. Que l’expérience du docteur Frankenstein, figure de papier inventée par Mary Shelley, mais savant de chair et de sang ici, dans cette réalité, ait servi de modèle pour tenter de créer une armée de guerriers sans peur, à la force terrifiante, capables de renverser un ennemi plus efficace et mieux armé… hypothèse qu’un journal trouvé dans les ruines de Londres semble étayer, le récit poignant du premier des non-nés, ces créatures censées servir les Britanniques en lutte contre les Prussiens – et inverser le cours de la guerre…

Avec Frankenstein 1918, Johan Heliot revient une fois encore à ses vieilles amours, lui, l’ancien professeur d’histoire, pour bâtir une intrigue poignante dans un monde uchronique d’une grande richesse et d’un réalisme étonnant — l’une des forces indéniables du présent récit. Le roman est présenté comme le travail d’une chercheuse et de son époux, couple qui a découvert des textes précieux montrant une facette de l’histoire bien différente de celle proposée par les autorités. Les mémoires d’un certain Winston Churchill, d’abord, personnage oublié car sans intérêt historique. Où y on découvre le plan audacieux et quasi insensé de ce patriote, voix solitaire dans l’Angleterre rigide et constipée de l’époque, prêt à jouer avec les morts dans sa recherche d’une solution pour éviter les massacres à venir de ses compatriotes dans les tranchées. Il nous narre un épisode resté secret, car trop gênant pour le pouvoir. L’autre document capital exhumé est un fragment des mémoires de Victor, la première créature conçue par Churchill, le premier non-né : un amas de chairs cousues selon le procédé inventé par le docteur Frankenstein et amené à la vie par un savant dosage de chimie et d’électricité. Puis utilisé sans plus de vergogne que d’hésitation par son créateur afin de retourner le cours de l’histoire. Une opération qui, on l’apprend dès le début du récit, provoquera la destruction de Londres par une arme aux effets désastreux – un sort équivalent à nos Hiroshima et Nagasaki.

On l’a compris, l’ensemble du récit mélange habilement histoires etHistoire, avec pour brouet initial et essentiel le Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley. L’alchimie fonctionne dès les premières pages : les solides connaissances historiques de l’auteur, son appétence pour l’exercice uchronique et ses talents de conteur font merveille. L’alternance des supports est une réussite : Heliot adapte son style au sage Victor, à l’impulsif Churchill et au courageux Edmond, et ce avec brio. Tout sauf une surprise, en somme, tant on le sait capable du meilleur (« La Trilogie de la Lune »), mais aussi, parfois, du moins bon (le bancale Françatome). Avec Frankenstein 1918, il propose en tout cas un roman hu-main et fort. Son ancrage dans l’histoire, sa puissance d’évocation et, surtout, le personnage émouvant et sans mièvrerie de Victor font mouche. Un excellent moment, en somme, et sans doute même un peu plus, en ces temps troublés où les nationalismes et la haine de l’autre reprennent du poil de la bête. Une leçon à méditer, encore et encore…

Le Sommeil des géants

[Critique commune à la trilogie « Les Dossiers Thémis » : Le Sommeil des géants, L'Éveil des dieux et Trop humains.]

Enfant, Rose Franklin tombe dans un fossé et atterrit sur une main gigantesque. La main d’un robot géant. Le reste de son corps a été réparti façon puzzle sur la Terre. Par qui ? Mystère. Devenue adulte, engagée par un homme mystérieux dont on ignore le nom et le rôle réel, elle part à la recherche des autres morceaux. Vu la taille de l’engin, difficile de rester discret. De nombreux pays se montrent intéressés par cette potentielle arme fantastique et apprécient moyennement la mainmise par les États-Unis. Les tensions se multiplient… et les questions restent nombreuses. Seule certitude, cet artefact est d’origine extraterrestre. Comme va le prouver le débarquement de certains d’entre eux sur Terre. Viennent-ils récupérer leur bien ? Ou punir l’arrogance humaine ?

Pour nous narrer ces aventures hors du commun (quoique…), Sylvain Neuvel a choisi une option radicale : du dialogue, du dialogue, rien que du dialogue. Sous forme de conversations ou d’enregistrements de journaux personnels. Autrement dit, une lecture au rythme rapide, des pages vite tournées, sans accroc, sans temps mort. Le procédé semble parfois artificiel, mais l’auteur maîtrise raisonnablement sa technique. Par contre, à la longue, cela lasse un brin. Ajoutez à cela un style fluide, passe-partout….voire inexistant. Sur ce plan-là, c’est sûr : en ce qui concerne le Nobel, c’est raté.

L’histoire, alors ? Efficace à défaut d’être originale. Les robots géants, ça attire toujours les foules — qu’on songe à Goldorak, la série animée inspirée de Go Nagai, par exemple, pour la version vintage, ou, plus récemment, en 1999, au Géant de fer, très chouette long-métrage, lui aussi animé, de Brad Bird, voire encore, en 2013, à Pacific Rim, le blockbuster de Guillermo del Toro, et ses combats de titans en plein milieu des fourmilières humaines… Sylvain Neuvel s’en sort honorablement : ses grosses machines de métal intriguent au début, puis fascinent. D’autant que leur pilotage nécessite des qualités difficiles à réunir. Pour enrober tout cela, l’intrigue tient bien la route sur le premier tome. Sauf qu’elle s’émousse, perd de son tranchant, et finit par décevoir dans l’ultime volume. Le mystère des débuts enthousiasmait. Sa résolution (comme souvent) déçoit. Restent les personnages. Mais là encore, le tiède l’emporte : si certains d’entre eux peuvent se montrer attachants, leur côté caricatural ou déjà-vu finit par agacer. Le mystérieux commanditaire du Sommeil des géants, par exemple, fait irrémédiablement penser à l’homme à la cigarette de la tétralogie de Stéphane Przybylski. Les histoires d’amour sentent plus le réchauffé que la grande passion. Bref, un peu trop de maladresse pour réellement toucher le lecteur.

« Les Dossiers Thémis » constituent donc une trilogie sympatoche (un adjectif qui en dit long sur l’âge du rédacteur de cette critique…), facile à lire et au scénario suffisamment dynamique et simpliste pour faire un succès à l’écran (car, bien sûr, un réalisateur travaille dessus… depuis 2015). Vite lu. Vite oublié. Ni plus ni moins.

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