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Archangel

Il arrive, parfois, que le Destin ou le fil de l’Histoire déraillent. La Seconde Guerre mondiale, dont un aspect de la conclusion est au centre d’Archangel, est tissée elle-même de questions historiques mal résolues, en forme d’occasions manquées ou de moments de basculement que les protagonistes n’ont pas toujours identifiés avant qu’il ne soit trop tard. L’imaginaire en fait sortir les uchronies par la magie du « et si… ? » Ainsi, dans Archangel, c’est au nombre des bombardements nucléaires qui ponctuent la Seconde Guerre mondiale que l’on reconnaît la transition d’une réalité à l’autre : si aux deux d’Hiroshima et de Nagasaki s’ajoute une troisième au-dessus de la ville soviétique d’Arkhangelsk, alors à la Guerre Froide se substitue la « Pax Americana » suivie au début du XXIe siècle de la destruction radioactive. Les derniers hommes, après avoir été les maîtres de la Terre, ne sont pas résignés à perdre le contrôle des destins de l’humanité : il se trouve qu’ils disposent d’un instrument (quantique, ainsi qu’il se doit) par l’intermédiaire duquel une autre réalité leur devient accessible, dans laquelle il leur suffirait d’atomiser Arkhangelsk pour qu’elle devienne conforme à leur propre version de l’Histoire.

Deux points de vue s’opposent dans cette intrigue : celle des principaux antagonistes – représentés par Junior Henderson, fils du PotUS et Vice-Président lui-même, les États-Unis s’étant changés en dictature héréditaire peu de temps après la fin du monde – pour qui la transformation en profondeur du flux historique d’un autre univers est légitime dans la mesure où elle garantit que le jeu puisse continuer sans avoir à en changer les règles (que l’on pourrait sans doute résumer d’un « j’ai fini cette planète, je peux en avoir une autre ? ») ; et celle d’un mouvement de résistance guère plus aux abois que les infects ultimes dirigeants des USA. Derrière cette opposition s’en dessine une autre : celle qui fonde l’équilibre délicat qu’il convient de maintenir entre le bien commun et les intérêts particuliers. Il n’est pas anodin que la continuation de ce conflit – importé depuis un autre flux historique – trouve à s’exprimer en plein cœur de la Seconde Guerre mondiale finissante. La « Grande Alliance » contre l’Axe vacille sur les ruines mêmes du « Reich de mille ans », montrant que les intérêts particuliers (ceux des nations) peuvent recommencer à l’emporter sur le bien commun (celui de l’humanité). Ce monde, au mois d’Août 1945, est donc mûr pour tomber aux mains des Henderson. La résistance, depuis le futur, va devoir compter sur quelques personnages positifs car plus sensibles – à leur façon et pour leurs raisons – au bien commun.

Uchronique, l’Archangel de Gibson ? Oui, et pour deux raisons dont l’une est en partie involontaire. Dans cette opposition d’idées – l’intérêt particulier avant le bien commun et inversement –, il est difficile de ne pas lire une référence très nette à notre époque actuelle. Notre monde est le descendant de celui de 1945, né au moment des bombardements atomiques sur le Japon : il n’a pas eu à connaître la guerre nucléaire – mais les forces qui conduisent dans cet album au conflit entre les Henderson d’une part et ceux qui leur résistent en 1945 comme en 2016 d’autre part y sont bel et bien actives. À ce titre, le dessin – réaliste et documenté, restituant fort bien pour les scènes berlinoises l’ambiance ambiguë des ruines de la guerre et du demi-monde qui s’était mis à prospérer – contribue tout à fait à cette mise en abyme. La postface de l’album, signée par Gibson lui-même, explicite ce projet dont les origines plongent leurs racines dans un souvenir d’enfance : dissonance historique supplémentaire, il a fallu, après l’élection de Donald Trump, en modifier la fin prévue. L’année 2016 que nous avons connue est donc celle que les personnages positifs d’Archangel rendent possible : nul doute que bon nombre d’entre eux seraient capables d’en penser « tout ça pour ça ! »…

Pour une première expérience en tant que scénariste sur un comics, il semble bien que William Gibson ait réalisé un coup de maître : Archangel saura parler aux amateurs d’histoire alternative, à ceux de romans graphiques et bien sûr à ceux de SF.

Distrust that particular flavor

Une part non négligeable des écrits de Gibson est constituée d’articles, de préfaces, de conférences ou de posts d’un blog aujourd’hui disparu ;Distrust That Particular Flavor (titre qu’on pourrait traduire par « Ne faites pas confiance à cette saveur particulière ») rassemble vingt-cinq d’entre eux. Se sentant plus auteur de fictions que d’essais, Gibson reconnaît dans la préface la gêne certaine que lui pose l’exercice. Une gêne à même de devenir un atout : le romancier aborde ainsi l’écriture d’essais avec les outils de la fiction. Voilà qui donne une tonalité toute particulière à ce recueil, qui permet d’en apprendre davantage aussi sur l’auteur de Neuromancien. Chaque article s’accompagne d’une brève remise en perspective par le Gibson de 2012.

«  L’idée d’une autobiographie directe, sans filtre, me mettait encore plus à mal à l’aise.  » Raison pour laquelle la présence de « Since 1948 », ce post de blog de novembre 2002, régulièrement cité par Gary Westfahl dans son article biographique proposé plus haut dans nos pages, est d’autant plus précieuse. Rétif à l’exercice, Gibson se montre pourtant facilement disert quand il s’agit de parler de lui-même : dans « My Obsession », il évoque ainsi longuement sa découverte d’eBay et sa passion pour les montres ; d’autres articles sont l’occasion de raconter ses voyages, tel « Disneyland with the Death Penalty » relatant une excursion peu enthousiasmante à Singapour, ou « Shiny Balls of Muds », curieuse incursion japonaise. Gibson parle parfois de ses œuvres : un discours pour la Book Expo de New York nous apprend la genèse d’Histoire Zéro, « William Gibson’s Filmless Festival », sous prétexte de parler de films tournés en numérique, permet d’entrapercevoir le Kubrick de Garage, proto-personnage qui trouvera sa place dans Identification des schémas ; « Johnny: Notes on a Process » raconte de façon désillusionnée la genèse du film Johnny Mnemonic. Tout cela, sans jamais céder pour autant à une ostentatoire mise en scène de soi : l’auteur de Neuromancien y apparaît comme un homme normal – chose que confirment les articles sur ses goûts musicaux (Steely Dan) ou cinématographiques (Takeshi Kitano) – quoique doté d’une intuition unique.

Si Gibson confirme son peu d’attrait pour les nouvelles technologies, surtout lorsqu’on lui demande de parler d’ordinateurs, un sujet qui, en dépit de l’impression laissée par la « trilogie Neuromantique », ne le passionne guère, cela ne l’empêche pas de faire preuve d’une forme de prescience : dans « Rocket Radio », article paru dans Rolling Stones au sujet de l’écoute/la consommation de musique, il emploie le terme de « Net » (« réseau ») pour désigner l’ensemble des moyens de communication d’avant l’internet. On le voit également s’interroger avec pertinence sur la question du cyborg et de la réalité augmentée au fil des âges (« Googling the Cyborg ») ou sur l’hyper-modernité du Japon (« Modern Boys and Mobile Girls »).

Si Distrust That Particular Flavor intéressera surtout les fans hardcore (et anglophones) de l’auteur de Neuromancien , les autres lecteurs auraient tort de se priver d’y jeter un coup d’œil, tant le Gibson essayiste s’y montre intéressant, pertinent et plaisant à lire.

Histoire Zéro

[Critique commune à Identification des schémas, Code Source et Histoire Zéro.]

Début XXIe siècle, William Gibson laisse l’avenir derrière lui. La technologie de pointe, celle qui avait contribué à son succès, passe à l’arrière-plan. Terminé le cyberpunk. En publiant Identification des schémas, Gibson a surpris, voire déçu une partie de ses lecteurs. Sa « trilogie Blue Ant », publiée entre 2003 à 2010, s’ancre dans un présent – fantasmé, certes — bien éloigné du clinquant technophile. Ici, le romancier se concentre sur la mode, l’art. Les ordinateurs et autres babioles technologiques sont présents sous formes de vieilles machines démodées, collectionnées, voire transformées en créations artistiques. Ils sont remplacés par des vêtements, meubles, bâtiments, logos, marques de la vie quotidienne. En revanche, les grandes multinationales sont toujours là, à commencer par celle qui donne son nom au triptyque : Blue Ant, compagnie de publicité peu connue du grand public, aux contours flous mais au pouvoir tentaculaire inversement proportionnel à sa célébrité, dirigée par Hubertus Bigend, son fondateur. Pour ce Belge au sourire carnassier, il faut rester discret : être comme un trou noir. Même s’il n’hésite pas à revêtir une veste d’un bleu Klein repérable à cent mètres, car aucun ordinateur ne peut reproduire cette couleur. Ce « Tom Cruise belge nourri de sang de vierge et de truffes au chocolat » est au centre du jeu d’Identification des schémas ; il apparaît discrètement dans Code source et redevient une figure capitale d’ Histoire Zéro, sans toutefois en être le personnage central. Toujours à la recherche d’un secret, d’une information, Bigend demeure difficilement cernable, même après lecture des trois romans. Une chose reste sûre : quand un projet l’intéresse, il ne lésine pas sur les moyens. Il semble même avoir à sa disposition une cohorte infinie de factotums dévoués et d’une rare efficacité à le satisfaire, à dénicher ce qu’il recherche. Ainsi rappelle-t-il Herr Josef Virek dans Comte Zéro, incroyablement riche, lui aussi, et en quête d’objets mystérieux liés à l’art. Un postulat ici décliné dans toute la trilogie : la quête, qu’il s’agisse d’une œuvre d’art, d’un vêtement rare, d’un procédé publicitaire initiée par le mystérieux Hubertus Bigend.

Les personnages principaux de « Blue Ant » sont cependant deux femmes, engagées par ce patron aux motivations impénétrables : Cayce Pollard dans Identification des schémas ; Hollis Henry dans Code source et Histoire Zéro. La première (dont le prénom rappelle forcément le Case de Neuromancien) est une jeune femme pleine de névroses : elle ne peut porter aucun logo sur elle, aucune marque, sous peine de devoir se réciter des mantras afin de se calmer. Paradoxalement, elle ressent l’effet d’un nouveau produit sur le plus grand nombre, sur les masses. Elle sait s’il va plaire, si l’objet va se vendre, si le logo va être efficace, si l’entreprise va accroître son influence – talent qui fait d’elle une personne des plus recherchées. Au début du récit, Cayce travaille pour Blue Ant afin de tester un logo. Bien vite, Bigend lui propose une autre mission : découvrir le créateur du Film, une œuvre découpée en extraits dont des fragments apparaissent régulièrement sur le web, pour la plus grande joie de ses nombreux admirateurs – dont Cayce, très active sur les forums consacrés à cette œuvre d’art, vrai phénomène sur la scène underground. Sous l’impulsion de Bigend, elle va devoir sortir de ce rôle bien établi de consultante émérite et se mettre en danger, pénétrer un monde inconnu aux parfums nostalgiques de guerre froide, riche d’espions et d’oligarques russes.

La deuxième protagoniste de la trilogie est Hollis, ex-chanteuse de Curfew, un groupe de rock ayant splitté des années plus tôt, et dont le souvenir lui revient régulièrement à la figure au détour d’une rencontre, d’une sonnerie de portable, d’une publicité utilisant un de leurs titres – et des allusions au groupe, que tout le monde semble avoir adoré. Désormais, Hollis écrit des articles en free lance, surtout dans le domaine de l’art. Dans Code source, elle part en quête, pour le compte de la revue Node (pilotée en sous-main par Hubertus Bigend), d’œuvres réalisées en réalité augmentée, le locative art. Des œuvres virtuelles qu’on ne peut découvrir qu’en des lieux précis repérés par coordonnées GPS. Nous sommes cependant en 2007, il faut des lunettes peu pratiques pour les visualiser. Et surtout un informaticien, si possible génial. Un geek qui collabore aussi à d’autres plans moins légaux, et va peu à peu mêler Hollis à une intrigue digne de films d’espionnage dont le nœud est un container d’apparence banale et au contenu mystérieux…

Hollis revient dans Histoire Zéro, et cette fois-ci les barbouzes semblent être retournées dans leur passé : l’ex-chanteuse doit désormais découvrir le mystérieux et génial créateur d’une ligne de vêtements. Bigend, dépassé par le caractère viral de cette marque qui n’en est pas vraiment une, veut comprendre le système et offre à Hollis des moyens illimités pour identifier l’origine du phénomène. L’occasion pour le lecteur de retrouver certains personnages des deux précédents romans, dont Cayce, qui fait une apparition remarquée, aussi brève soit-elle.

Deux héroïnes, donc, qui se laissent entrainer dans des aventures dont elles ne comprennent, au début, ni les tenants ni les aboutissants. Ingénues plongées dans un monde réel et dur, elles subissent. Cayce et Hollis, poussées par l’intérêt ou la nécessité, de fil en aiguille, en viennent à s’impliquer dans ces histoires d’espionnage, d’argent, d’influence, sans vraiment prendre le temps de réfléchir aux conséquences de leurs actes, dans un perpétuel décalage avec le monde qui les entoure. Dès les premières pages d’Identification des schémas, Cayce parle de monde-miroir, regrette son âme sœur abandonnée. Elle et Holly sont attachantes, mais suscitent l’agacement par leur manque de volonté propre, leur dimension d’inadaptées. S’il leur arrive de prendre des décisions, elles suivent surtout le mouvement, guidées par les désirs des autres ou les circonstances. Mais les chapitres avançant, elles mûrissent, prennent leur autonomie, se trouvent des alliés, s’émancipent. Jusqu’à envisager de se retourner contre leur « créateur ».

Et c’est tant mieux, car l’univers décrit par Gibson est dur et violent malgré des apparences feutrées, luxueuses. En arrière-plan, dans les trois volumes de cette trilogie, plane le spectre du 11 Septembre… Cayce Pollard l’a vécu, profondément, dans sa chair – son père y a disparu, sans que son corps ne soit jamais retrouvé. Un traumatisme qu’elle revit sans cesse, qui l’empêche d’avancer. Cet attentat initiateur est au contraire un moteur pour l’un des barbouzes de Code source, qui semble y avoir trouvé sa motivation : lutter contre « l’axe du mal ». Pour un résultat identique : lui aussi tourne en rond dans cette tragédie et vit dans l’ombre des tours. Enfin, le temps faisant son œuvre, Histoire Zéro voit ce jour funeste perdre en prégnance et rester à l’arrière-plan.

Roman post’ 11 Septembre, Identification des schémas puise aussi à des sources plus anciennes : celles du « bon vieux temps » de la guerre froide, en l’occurrence, période plus rassurante car désormais digérée par l’histoire et l’inconscient collectif. Ainsi, le vieil espion auquel Cayce fait appel afin d’identifier un oligarque russe, personnage digne d’un ancien film de James Bond, sur le retour, vivant dans une caravane pourrie aux abords d’une zone militaire. Ce refuge dans un passé fantasmé est encore plus net dans Code source, où l’on se croirait revenu en pleine guerre froide (ici, le titre VO, Spook Country, apparaît plus éloquent). Un changement de ton, de genre même, qu’on retrouve jusque dans le rythme du roman, plus rapide que celui des deux autres : les chapitres sont bien plus courts (deux-trois pages), moins contemplatifs, et les protagonistes plus nombreux. Les points de vue aussi : trois contre un seul dans Identification des schémas et deux dans Histoire Zéro. On suit Hollis, bien entendu, mais également Milgrim, camé doué pour les langues slaves et le volapük (le langage des « méchants »), et enfin Tito, jeune Sino-cubain dont la vie est organisée au millimètre par des règles précises, guidé par des dieux qui semblent lui conférer un pouvoir sur l’espace (on repense au cyberespace mêlé au vaudou haïtien de Mona Lisa s’éclate), et dont le seul but est d’obéir aux ordres de sa « famille ». Certains personnages parlent russe et ils manient des armes venues de l’Est ; tel « policier » est une caricature de patriote américain prêt à tout pour vaincre l’ennemi étranger. Bref, on évolue en plein dans les années d’après-guerre – une dimension narrative qui disparaît quasiment d’ Histoire Zéro.

Cependant, malgré ce saut dans le temps à l’envers, la technologie moderne n’a pas tout à fait disparu dans ces ouvrages. Voitures futuristes, appareils à la pointe de la modernité sont encore là, mais insérés dans le décor, de façon quasi normale. Le locative art et la recherche du container de Code source en sont le symptôme le plus frappant. Réel et virtuel se mélangent sans cesse : comme si, même dans l’univers concret, nous avions tous notre place notée sous forme de coordonnées GPS. Le futur de Neuromancien nous a rattrapés. Nous sommes ancrés dans le virtuel. Le virtuel est ancré dans notre réel.

Enfin, autre figure importante dans l’œuvre de William Gibson, et en particulier dans cette trilogie, le décor. L’auteur prend un plaisir certain à décrire les lieux, les pièces, le mobilier et, surtout, les vêtements : les marques se succèdent, les commentaires stylistiques se mêlent aux dégoûts ou coups de foudre vécus par les protagonistes devant cet étalage de luxe. Dispersées au fil des pages, ces petites touches créent une atmosphère d’attente, mais aussi d’éveil, d’attention portée aux détails nous entourant, semblent donner vie à un décor souvent ignoré qui acquiert ici comme une vie propre, entrant en interaction avec ses occupants. Autant de détails qui nourrissent la caractérisation, la compréhension des personnages et leurs motivations. Les goûts affichés leur confèrent une plus grande profondeur, une plus grande densité, tout en constituant un reflet de ce monde d’apparences qui est le nôtre : on juge à travers un style vestimentaire, une démarche, l’intérieur d’un appartement, l’emplacement d’une maison…

La « trilogie Blue Ant » est traversée par les tropes et obsessions désormais bien connus de Gibson : la force de l’art comme moteur, la puissance des multinationales et de leurs dirigeants aux buts pas toujours clairs, une jeune femme engagée pour découvrir un Graal, la puissance des objets, l’intrication de plus en plus forte du réel et du virtuel. Auxquels on ajoutera une certaine nostalgie pour un monde désuet, suranné, un recul amusé face au monde qui est le nôtre, le tout constituant un ensemble plus cohérent qu’il n’y paraît de prime abord, un voyage somme toute agréable où il est aisé de se laisser porter, à l’image de Cayce et Hollis, au gré des aventures.

Code Source

[Critique commune à Identification des schémas, Code Source et Histoire Zéro.]

Début XXIe siècle, William Gibson laisse l’avenir derrière lui. La technologie de pointe, celle qui avait contribué à son succès, passe à l’arrière-plan. Terminé le cyberpunk. En publiant Identification des schémas, Gibson a surpris, voire déçu une partie de ses lecteurs. Sa « trilogie Blue Ant », publiée entre 2003 à 2010, s’ancre dans un présent – fantasmé, certes — bien éloigné du clinquant technophile. Ici, le romancier se concentre sur la mode, l’art. Les ordinateurs et autres babioles technologiques sont présents sous formes de vieilles machines démodées, collectionnées, voire transformées en créations artistiques. Ils sont remplacés par des vêtements, meubles, bâtiments, logos, marques de la vie quotidienne. En revanche, les grandes multinationales sont toujours là, à commencer par celle qui donne son nom au triptyque : Blue Ant, compagnie de publicité peu connue du grand public, aux contours flous mais au pouvoir tentaculaire inversement proportionnel à sa célébrité, dirigée par Hubertus Bigend, son fondateur. Pour ce Belge au sourire carnassier, il faut rester discret : être comme un trou noir. Même s’il n’hésite pas à revêtir une veste d’un bleu Klein repérable à cent mètres, car aucun ordinateur ne peut reproduire cette couleur. Ce « Tom Cruise belge nourri de sang de vierge et de truffes au chocolat » est au centre du jeu d’Identification des schémas ; il apparaît discrètement dans Code source et redevient une figure capitale d’ Histoire Zéro, sans toutefois en être le personnage central. Toujours à la recherche d’un secret, d’une information, Bigend demeure difficilement cernable, même après lecture des trois romans. Une chose reste sûre : quand un projet l’intéresse, il ne lésine pas sur les moyens. Il semble même avoir à sa disposition une cohorte infinie de factotums dévoués et d’une rare efficacité à le satisfaire, à dénicher ce qu’il recherche. Ainsi rappelle-t-il Herr Josef Virek dans Comte Zéro, incroyablement riche, lui aussi, et en quête d’objets mystérieux liés à l’art. Un postulat ici décliné dans toute la trilogie : la quête, qu’il s’agisse d’une œuvre d’art, d’un vêtement rare, d’un procédé publicitaire initiée par le mystérieux Hubertus Bigend.

Les personnages principaux de « Blue Ant » sont cependant deux femmes, engagées par ce patron aux motivations impénétrables : Cayce Pollard dans Identification des schémas ; Hollis Henry dans Code source et Histoire Zéro. La première (dont le prénom rappelle forcément le Case de Neuromancien) est une jeune femme pleine de névroses : elle ne peut porter aucun logo sur elle, aucune marque, sous peine de devoir se réciter des mantras afin de se calmer. Paradoxalement, elle ressent l’effet d’un nouveau produit sur le plus grand nombre, sur les masses. Elle sait s’il va plaire, si l’objet va se vendre, si le logo va être efficace, si l’entreprise va accroître son influence – talent qui fait d’elle une personne des plus recherchées. Au début du récit, Cayce travaille pour Blue Ant afin de tester un logo. Bien vite, Bigend lui propose une autre mission : découvrir le créateur du Film, une œuvre découpée en extraits dont des fragments apparaissent régulièrement sur le web, pour la plus grande joie de ses nombreux admirateurs – dont Cayce, très active sur les forums consacrés à cette œuvre d’art, vrai phénomène sur la scène underground. Sous l’impulsion de Bigend, elle va devoir sortir de ce rôle bien établi de consultante émérite et se mettre en danger, pénétrer un monde inconnu aux parfums nostalgiques de guerre froide, riche d’espions et d’oligarques russes.

La deuxième protagoniste de la trilogie est Hollis, ex-chanteuse de Curfew, un groupe de rock ayant splitté des années plus tôt, et dont le souvenir lui revient régulièrement à la figure au détour d’une rencontre, d’une sonnerie de portable, d’une publicité utilisant un de leurs titres – et des allusions au groupe, que tout le monde semble avoir adoré. Désormais, Hollis écrit des articles en free lance, surtout dans le domaine de l’art. Dans Code source, elle part en quête, pour le compte de la revue Node (pilotée en sous-main par Hubertus Bigend), d’œuvres réalisées en réalité augmentée, le locative art. Des œuvres virtuelles qu’on ne peut découvrir qu’en des lieux précis repérés par coordonnées GPS. Nous sommes cependant en 2007, il faut des lunettes peu pratiques pour les visualiser. Et surtout un informaticien, si possible génial. Un geek qui collabore aussi à d’autres plans moins légaux, et va peu à peu mêler Hollis à une intrigue digne de films d’espionnage dont le nœud est un container d’apparence banale et au contenu mystérieux…

Hollis revient dans Histoire Zéro, et cette fois-ci les barbouzes semblent être retournées dans leur passé : l’ex-chanteuse doit désormais découvrir le mystérieux et génial créateur d’une ligne de vêtements. Bigend, dépassé par le caractère viral de cette marque qui n’en est pas vraiment une, veut comprendre le système et offre à Hollis des moyens illimités pour identifier l’origine du phénomène. L’occasion pour le lecteur de retrouver certains personnages des deux précédents romans, dont Cayce, qui fait une apparition remarquée, aussi brève soit-elle.

Deux héroïnes, donc, qui se laissent entrainer dans des aventures dont elles ne comprennent, au début, ni les tenants ni les aboutissants. Ingénues plongées dans un monde réel et dur, elles subissent. Cayce et Hollis, poussées par l’intérêt ou la nécessité, de fil en aiguille, en viennent à s’impliquer dans ces histoires d’espionnage, d’argent, d’influence, sans vraiment prendre le temps de réfléchir aux conséquences de leurs actes, dans un perpétuel décalage avec le monde qui les entoure. Dès les premières pages d’Identification des schémas, Cayce parle de monde-miroir, regrette son âme sœur abandonnée. Elle et Holly sont attachantes, mais suscitent l’agacement par leur manque de volonté propre, leur dimension d’inadaptées. S’il leur arrive de prendre des décisions, elles suivent surtout le mouvement, guidées par les désirs des autres ou les circonstances. Mais les chapitres avançant, elles mûrissent, prennent leur autonomie, se trouvent des alliés, s’émancipent. Jusqu’à envisager de se retourner contre leur « créateur ».

Et c’est tant mieux, car l’univers décrit par Gibson est dur et violent malgré des apparences feutrées, luxueuses. En arrière-plan, dans les trois volumes de cette trilogie, plane le spectre du 11 Septembre… Cayce Pollard l’a vécu, profondément, dans sa chair – son père y a disparu, sans que son corps ne soit jamais retrouvé. Un traumatisme qu’elle revit sans cesse, qui l’empêche d’avancer. Cet attentat initiateur est au contraire un moteur pour l’un des barbouzes de Code source, qui semble y avoir trouvé sa motivation : lutter contre « l’axe du mal ». Pour un résultat identique : lui aussi tourne en rond dans cette tragédie et vit dans l’ombre des tours. Enfin, le temps faisant son œuvre, Histoire Zéro voit ce jour funeste perdre en prégnance et rester à l’arrière-plan.

Roman post’ 11 Septembre, Identification des schémas puise aussi à des sources plus anciennes : celles du « bon vieux temps » de la guerre froide, en l’occurrence, période plus rassurante car désormais digérée par l’histoire et l’inconscient collectif. Ainsi, le vieil espion auquel Cayce fait appel afin d’identifier un oligarque russe, personnage digne d’un ancien film de James Bond, sur le retour, vivant dans une caravane pourrie aux abords d’une zone militaire. Ce refuge dans un passé fantasmé est encore plus net dans Code source, où l’on se croirait revenu en pleine guerre froide (ici, le titre VO, Spook Country, apparaît plus éloquent). Un changement de ton, de genre même, qu’on retrouve jusque dans le rythme du roman, plus rapide que celui des deux autres : les chapitres sont bien plus courts (deux-trois pages), moins contemplatifs, et les protagonistes plus nombreux. Les points de vue aussi : trois contre un seul dans Identification des schémas et deux dans Histoire Zéro. On suit Hollis, bien entendu, mais également Milgrim, camé doué pour les langues slaves et le volapük (le langage des « méchants »), et enfin Tito, jeune Sino-cubain dont la vie est organisée au millimètre par des règles précises, guidé par des dieux qui semblent lui conférer un pouvoir sur l’espace (on repense au cyberespace mêlé au vaudou haïtien de Mona Lisa s’éclate), et dont le seul but est d’obéir aux ordres de sa « famille ». Certains personnages parlent russe et ils manient des armes venues de l’Est ; tel « policier » est une caricature de patriote américain prêt à tout pour vaincre l’ennemi étranger. Bref, on évolue en plein dans les années d’après-guerre – une dimension narrative qui disparaît quasiment d’ Histoire Zéro.

Cependant, malgré ce saut dans le temps à l’envers, la technologie moderne n’a pas tout à fait disparu dans ces ouvrages. Voitures futuristes, appareils à la pointe de la modernité sont encore là, mais insérés dans le décor, de façon quasi normale. Le locative art et la recherche du container de Code source en sont le symptôme le plus frappant. Réel et virtuel se mélangent sans cesse : comme si, même dans l’univers concret, nous avions tous notre place notée sous forme de coordonnées GPS. Le futur de Neuromancien nous a rattrapés. Nous sommes ancrés dans le virtuel. Le virtuel est ancré dans notre réel.

Enfin, autre figure importante dans l’œuvre de William Gibson, et en particulier dans cette trilogie, le décor. L’auteur prend un plaisir certain à décrire les lieux, les pièces, le mobilier et, surtout, les vêtements : les marques se succèdent, les commentaires stylistiques se mêlent aux dégoûts ou coups de foudre vécus par les protagonistes devant cet étalage de luxe. Dispersées au fil des pages, ces petites touches créent une atmosphère d’attente, mais aussi d’éveil, d’attention portée aux détails nous entourant, semblent donner vie à un décor souvent ignoré qui acquiert ici comme une vie propre, entrant en interaction avec ses occupants. Autant de détails qui nourrissent la caractérisation, la compréhension des personnages et leurs motivations. Les goûts affichés leur confèrent une plus grande profondeur, une plus grande densité, tout en constituant un reflet de ce monde d’apparences qui est le nôtre : on juge à travers un style vestimentaire, une démarche, l’intérieur d’un appartement, l’emplacement d’une maison…

La « trilogie Blue Ant » est traversée par les tropes et obsessions désormais bien connus de Gibson : la force de l’art comme moteur, la puissance des multinationales et de leurs dirigeants aux buts pas toujours clairs, une jeune femme engagée pour découvrir un Graal, la puissance des objets, l’intrication de plus en plus forte du réel et du virtuel. Auxquels on ajoutera une certaine nostalgie pour un monde désuet, suranné, un recul amusé face au monde qui est le nôtre, le tout constituant un ensemble plus cohérent qu’il n’y paraît de prime abord, un voyage somme toute agréable où il est aisé de se laisser porter, à l’image de Cayce et Hollis, au gré des aventures.

Identification des schémas

[Critique commune à Identification des schémas, Code Source et Histoire Zéro.]

Début XXIe siècle, William Gibson laisse l’avenir derrière lui. La technologie de pointe, celle qui avait contribué à son succès, passe à l’arrière-plan. Terminé le cyberpunk. En publiant Identification des schémas, Gibson a surpris, voire déçu une partie de ses lecteurs. Sa « trilogie Blue Ant », publiée entre 2003 à 2010, s’ancre dans un présent – fantasmé, certes — bien éloigné du clinquant technophile. Ici, le romancier se concentre sur la mode, l’art. Les ordinateurs et autres babioles technologiques sont présents sous formes de vieilles machines démodées, collectionnées, voire transformées en créations artistiques. Ils sont remplacés par des vêtements, meubles, bâtiments, logos, marques de la vie quotidienne. En revanche, les grandes multinationales sont toujours là, à commencer par celle qui donne son nom au triptyque : Blue Ant, compagnie de publicité peu connue du grand public, aux contours flous mais au pouvoir tentaculaire inversement proportionnel à sa célébrité, dirigée par Hubertus Bigend, son fondateur. Pour ce Belge au sourire carnassier, il faut rester discret : être comme un trou noir. Même s’il n’hésite pas à revêtir une veste d’un bleu Klein repérable à cent mètres, car aucun ordinateur ne peut reproduire cette couleur. Ce « Tom Cruise belge nourri de sang de vierge et de truffes au chocolat » est au centre du jeu d’Identification des schémas ; il apparaît discrètement dans Code source et redevient une figure capitale d’ Histoire Zéro, sans toutefois en être le personnage central. Toujours à la recherche d’un secret, d’une information, Bigend demeure difficilement cernable, même après lecture des trois romans. Une chose reste sûre : quand un projet l’intéresse, il ne lésine pas sur les moyens. Il semble même avoir à sa disposition une cohorte infinie de factotums dévoués et d’une rare efficacité à le satisfaire, à dénicher ce qu’il recherche. Ainsi rappelle-t-il Herr Josef Virek dans Comte Zéro, incroyablement riche, lui aussi, et en quête d’objets mystérieux liés à l’art. Un postulat ici décliné dans toute la trilogie : la quête, qu’il s’agisse d’une œuvre d’art, d’un vêtement rare, d’un procédé publicitaire initiée par le mystérieux Hubertus Bigend.

Les personnages principaux de « Blue Ant » sont cependant deux femmes, engagées par ce patron aux motivations impénétrables : Cayce Pollard dans Identification des schémas ; Hollis Henry dans Code source et Histoire Zéro. La première (dont le prénom rappelle forcément le Case de Neuromancien) est une jeune femme pleine de névroses : elle ne peut porter aucun logo sur elle, aucune marque, sous peine de devoir se réciter des mantras afin de se calmer. Paradoxalement, elle ressent l’effet d’un nouveau produit sur le plus grand nombre, sur les masses. Elle sait s’il va plaire, si l’objet va se vendre, si le logo va être efficace, si l’entreprise va accroître son influence – talent qui fait d’elle une personne des plus recherchées. Au début du récit, Cayce travaille pour Blue Ant afin de tester un logo. Bien vite, Bigend lui propose une autre mission : découvrir le créateur du Film, une œuvre découpée en extraits dont des fragments apparaissent régulièrement sur le web, pour la plus grande joie de ses nombreux admirateurs – dont Cayce, très active sur les forums consacrés à cette œuvre d’art, vrai phénomène sur la scène underground. Sous l’impulsion de Bigend, elle va devoir sortir de ce rôle bien établi de consultante émérite et se mettre en danger, pénétrer un monde inconnu aux parfums nostalgiques de guerre froide, riche d’espions et d’oligarques russes.

La deuxième protagoniste de la trilogie est Hollis, ex-chanteuse de Curfew, un groupe de rock ayant splitté des années plus tôt, et dont le souvenir lui revient régulièrement à la figure au détour d’une rencontre, d’une sonnerie de portable, d’une publicité utilisant un de leurs titres – et des allusions au groupe, que tout le monde semble avoir adoré. Désormais, Hollis écrit des articles en free lance, surtout dans le domaine de l’art. Dans Code source, elle part en quête, pour le compte de la revue Node (pilotée en sous-main par Hubertus Bigend), d’œuvres réalisées en réalité augmentée, le locative art. Des œuvres virtuelles qu’on ne peut découvrir qu’en des lieux précis repérés par coordonnées GPS. Nous sommes cependant en 2007, il faut des lunettes peu pratiques pour les visualiser. Et surtout un informaticien, si possible génial. Un geek qui collabore aussi à d’autres plans moins légaux, et va peu à peu mêler Hollis à une intrigue digne de films d’espionnage dont le nœud est un container d’apparence banale et au contenu mystérieux…

Hollis revient dans Histoire Zéro, et cette fois-ci les barbouzes semblent être retournées dans leur passé : l’ex-chanteuse doit désormais découvrir le mystérieux et génial créateur d’une ligne de vêtements. Bigend, dépassé par le caractère viral de cette marque qui n’en est pas vraiment une, veut comprendre le système et offre à Hollis des moyens illimités pour identifier l’origine du phénomène. L’occasion pour le lecteur de retrouver certains personnages des deux précédents romans, dont Cayce, qui fait une apparition remarquée, aussi brève soit-elle.

Deux héroïnes, donc, qui se laissent entrainer dans des aventures dont elles ne comprennent, au début, ni les tenants ni les aboutissants. Ingénues plongées dans un monde réel et dur, elles subissent. Cayce et Hollis, poussées par l’intérêt ou la nécessité, de fil en aiguille, en viennent à s’impliquer dans ces histoires d’espionnage, d’argent, d’influence, sans vraiment prendre le temps de réfléchir aux conséquences de leurs actes, dans un perpétuel décalage avec le monde qui les entoure. Dès les premières pages d’Identification des schémas, Cayce parle de monde-miroir, regrette son âme sœur abandonnée. Elle et Holly sont attachantes, mais suscitent l’agacement par leur manque de volonté propre, leur dimension d’inadaptées. S’il leur arrive de prendre des décisions, elles suivent surtout le mouvement, guidées par les désirs des autres ou les circonstances. Mais les chapitres avançant, elles mûrissent, prennent leur autonomie, se trouvent des alliés, s’émancipent. Jusqu’à envisager de se retourner contre leur « créateur ».

Et c’est tant mieux, car l’univers décrit par Gibson est dur et violent malgré des apparences feutrées, luxueuses. En arrière-plan, dans les trois volumes de cette trilogie, plane le spectre du 11 Septembre… Cayce Pollard l’a vécu, profondément, dans sa chair – son père y a disparu, sans que son corps ne soit jamais retrouvé. Un traumatisme qu’elle revit sans cesse, qui l’empêche d’avancer. Cet attentat initiateur est au contraire un moteur pour l’un des barbouzes de Code source, qui semble y avoir trouvé sa motivation : lutter contre « l’axe du mal ». Pour un résultat identique : lui aussi tourne en rond dans cette tragédie et vit dans l’ombre des tours. Enfin, le temps faisant son œuvre, Histoire Zéro voit ce jour funeste perdre en prégnance et rester à l’arrière-plan.

Roman post’ 11 Septembre, Identification des schémas puise aussi à des sources plus anciennes : celles du « bon vieux temps » de la guerre froide, en l’occurrence, période plus rassurante car désormais digérée par l’histoire et l’inconscient collectif. Ainsi, le vieil espion auquel Cayce fait appel afin d’identifier un oligarque russe, personnage digne d’un ancien film de James Bond, sur le retour, vivant dans une caravane pourrie aux abords d’une zone militaire. Ce refuge dans un passé fantasmé est encore plus net dans Code source, où l’on se croirait revenu en pleine guerre froide (ici, le titre VO, Spook Country, apparaît plus éloquent). Un changement de ton, de genre même, qu’on retrouve jusque dans le rythme du roman, plus rapide que celui des deux autres : les chapitres sont bien plus courts (deux-trois pages), moins contemplatifs, et les protagonistes plus nombreux. Les points de vue aussi : trois contre un seul dans Identification des schémas et deux dans Histoire Zéro. On suit Hollis, bien entendu, mais également Milgrim, camé doué pour les langues slaves et le volapük (le langage des « méchants »), et enfin Tito, jeune Sino-cubain dont la vie est organisée au millimètre par des règles précises, guidé par des dieux qui semblent lui conférer un pouvoir sur l’espace (on repense au cyberespace mêlé au vaudou haïtien de Mona Lisa s’éclate), et dont le seul but est d’obéir aux ordres de sa « famille ». Certains personnages parlent russe et ils manient des armes venues de l’Est ; tel « policier » est une caricature de patriote américain prêt à tout pour vaincre l’ennemi étranger. Bref, on évolue en plein dans les années d’après-guerre – une dimension narrative qui disparaît quasiment d’ Histoire Zéro.

Cependant, malgré ce saut dans le temps à l’envers, la technologie moderne n’a pas tout à fait disparu dans ces ouvrages. Voitures futuristes, appareils à la pointe de la modernité sont encore là, mais insérés dans le décor, de façon quasi normale. Le locative art et la recherche du container de Code source en sont le symptôme le plus frappant. Réel et virtuel se mélangent sans cesse : comme si, même dans l’univers concret, nous avions tous notre place notée sous forme de coordonnées GPS. Le futur de Neuromancien nous a rattrapés. Nous sommes ancrés dans le virtuel. Le virtuel est ancré dans notre réel.

Enfin, autre figure importante dans l’œuvre de William Gibson, et en particulier dans cette trilogie, le décor. L’auteur prend un plaisir certain à décrire les lieux, les pièces, le mobilier et, surtout, les vêtements : les marques se succèdent, les commentaires stylistiques se mêlent aux dégoûts ou coups de foudre vécus par les protagonistes devant cet étalage de luxe. Dispersées au fil des pages, ces petites touches créent une atmosphère d’attente, mais aussi d’éveil, d’attention portée aux détails nous entourant, semblent donner vie à un décor souvent ignoré qui acquiert ici comme une vie propre, entrant en interaction avec ses occupants. Autant de détails qui nourrissent la caractérisation, la compréhension des personnages et leurs motivations. Les goûts affichés leur confèrent une plus grande profondeur, une plus grande densité, tout en constituant un reflet de ce monde d’apparences qui est le nôtre : on juge à travers un style vestimentaire, une démarche, l’intérieur d’un appartement, l’emplacement d’une maison…

La « trilogie Blue Ant » est traversée par les tropes et obsessions désormais bien connus de Gibson : la force de l’art comme moteur, la puissance des multinationales et de leurs dirigeants aux buts pas toujours clairs, une jeune femme engagée pour découvrir un Graal, la puissance des objets, l’intrication de plus en plus forte du réel et du virtuel. Auxquels on ajoutera une certaine nostalgie pour un monde désuet, suranné, un recul amusé face au monde qui est le nôtre, le tout constituant un ensemble plus cohérent qu’il n’y paraît de prime abord, un voyage somme toute agréable où il est aisé de se laisser porter, à l’image de Cayce et Hollis, au gré des aventures.

Tomorrow's Parties

[Critique commune à Lumière virtuelle, Idoru et Tomorrow’s Parties.]

Son statut de meneur du mouvement cyberpunk n’a pas vraiment facilité la tâche à William Gibson pour la suite des opérations de l’après- Neuromancien. Passé l’amusant intermède steampunk de La Machine à différences, il lui fallait pourtant revenir aux affaires, explorer à nouveau ce sous-genre emblématique de l’époque qu’il avait, probablement plus qu’aucun autre, contribué à définir, et ce sera l’objet d’une deuxième trilogie, dite « du Pont ».

Ce « Pont », matériellement du moins, c’est le Bay Bridge , qui relie San Francisco à Oakland. Après un tremblement de terre ayant peu ou prou ravagé la métropole, il a été accaparé par les plus pauvres et les moins dociles de ses habitants, qui ont fait de ce lieu de transit un lieu de vie – une sorte de zone autonome forcément anarchique, idéal libertaire encore qu’avec ses propres codes pour ceux qui y résident, bidonville infernal peuplé de tarés et de cannibales pour ceux qui n’osent pas y mettre les pieds et auxquels on promet une nouvelle San Francisco sur le modèle de la nouvelle Tokyo, elle aussi jaillie d’un tremblement de terre, métropole lisse, aseptisée, fonctionnelle, sans âme, produit d’une nanotechnologie dont la vélocité a quelque chose d’insidieusement inquiétant…

Le Pont joue un rôle crucial dans Lumière virtuelle et dans Tomorrow’s Parties ; en revanche, il est à peu près totalement absent dans Idoru, qui se déroule pour l’essentiel à Tokyo (avec toutefois un autre avatar de zone autonome, mais virtuelle cette fois, inspirée de Hong Kong). Ce sont pour l’essentiel les personnages qui font le… pont entre les trois romans : la coursière Chevette, l’ex-flic Rydell, le sociologue en pleine observation participante Yamazaki, qui apparaissent tous dans Lumière virtuelle, mais aussi « l’enquêteur médiatique » Colin Laney, la star du rock sino-irlandaise Rez et l’égérie virtuelle Rei Toei, que l’on ne voit pour la première fois que dans Idoru. Et quelques autres…

Dans ces trois romans l’intrigue, au fond assez secondaire se résume aisément, du moins pour les deux premiers : dans Lumière virtuelle, la coursière Chevette, pur produit du Pont, dérobe à un richard malotrus une paire de lunettes qui s’avère être bien plus que ça – flics pourris, mercenaires privés et mafieux forcément russes se lancent illico aux trousses de la jeune femme, totalement dépassée par les événements et constamment aux abois. Dans Idoru, la rumeur que la rock-star Rez va épouser la personnalité de synthèse Rei Toei – quoi que cela veuille dire – suscite des enquêtes parallèles au Japon : l’une est exécutée par Colin Laney, analyste en mesure de repérer les « points nodaux » révélateurs d’une évolution dans les données médiatiques ou davantage privées ; l’autre est menée par une adolescente américaine fan de Rez, Chia, qui reprend pour le coup un peu le rôle de Chevette dans le roman précédent. Enfin, Tomorrow’s Parties se montre plus ambitieux et tente de rassembler les lignes rouges esquissées dans les deux premiers volumes : un Colin Laney à demi fou/mort recrute Rydell, depuis Tokyo, pour mener une enquête à San Francisco, à ceci près qu’aucun des deux ne sait vraiment pourquoi et en quoi cette mission consiste au juste – mais l’affaire ramène Berry Rydell au Pont, où il retrouve son ex, Chevette Washington… juste avant l’apocalypse.

Les codes du cyberpunk sont là, cette grammaire que William Gibson a largement contribué à définir : méga-corpos oppressives, autorités politiques en totale déliquescence et, donc, mafieux russes, zones de non-droit et utopies virtuelles, imprégnation massive de la culture populaire japonaise, héros interlopes et low-life, réseaux omniprésents, médias qui ne le sont pas moins, etc. Pourtant, l’approche est différente, plus sobre. Si la technologie y joue un rôle crucial, c’est d’une manière moins débridée que dans la « trilogie Neuromantique ». Ceci notamment parce que l’auteur se projette dans un futur très proche (Lumière virtuelle débute en 2006, treize ans seulement après sa date de parution), plus proche sans doute que celui de Neuromancien – augurant peut-être d’une démarche de retour au présent, que la « trilogie Blue Ant » accentuera.

Pour le lecteur d’aujourd’hui, et pas simplement en raison des dates affichées, ce futur relève déjà du passé. On peut supposer que Gibson en était pleinement conscient et que cela faisait partie du propos. À relire cette trilogie aujourd’hui, on a le sentiment que la technologie qui se trouve à la pointe de la pointe dans un roman est automatiquement considérée comme acquise dans le volume suivant – de même, d’une certaine manière, que la technologie tout juste atteinte à la conclusion de la « trilogie du Pont » constitue le quotidien finalement anecdotique de la « trilogie Neuromantique » (sans qu’il s’agisse d’en faire un cycle commun).

Ce rapport à la technologie, en évolution constante et rapide, ne devrait toutefois pas nous surprendre, nous qui, depuis la « trilogie du Pont », avons pu peser combien, entre autres, l’internet, les téléphones mobiles, les drones, etc., ont changé nos vies à un point inimaginable et en un laps de temps restreint. De fait, la technologie, et tout autant son rapport à elle, tel qu’exposé dans ces romans, nous est pour l’essentiel « acquis » : les lunettes à réalité virtuelle ou augmentée, les stars de synthèse et les fans de chair et d’os qui veulent les épouser, les réseaux sociaux avec avatars, sous-cultures et dark web, les drones – qu’ils soient grand-public ou militaires, etc. : check, check, check

Ce rapport très conscient à la quincaillerie du futur ne nuit pourtant pas à la pertinence de la « trilogie du Pont », même encore maintenant. Pour partie parce que William Gibson, jouant en son temps à l’anthropologue du futur immédiat, dissèque avec acuité le monde qui est aujourd’hui le nôtre – au-delà de la technologie, il questionne l’économie, les mœurs, les médias, et traite aussi bien du sida que du star system ou du retour au religieux. Il ne s’agit certainement pas de faire de l’auteur un « prophète », comme (trop) souvent en science-fiction, et son statut de « pape du cyberpunk » y a longtemps incité. À cet égard, la « trilogie du Pont » ne brille d’ailleurs pas par l’audace de ses visions ; c’est plutôt que l’auteur, en suivant le fil de la marche du monde, en livre sur le vif une interprétation plausible en même temps que posée. Pas nécessairement objective, d’ailleurs, car les sympathies de l’auteur sont transparentes, sans que cela soit un problème – il y a beaucoup de Gibson dans le personnage de Yamazaki, dont l’observation participante de la société du Pont se charge d’émotion, tout spécialement dans les rapports entretenus avec le vieux bonhomme Skinner, aussi attachant que bourru (au passage, la nouvelle « Skinner’s Room », datant de 1990, peut être considérée comme le véritable point de départ de la « trilogie du Pont »).

Si Gibson parvient à immerger le lecteur dans ce lendemain immédiat, c’est en raison de ses personnages – ces figures qui constituent le liant de la trilogie ; pas spécialement des héros, du moins pas au sens surhumain du terme, plutôt, à la base, des victimes très concrètes et plausibles du hasard, pour beaucoup issues d’un milieu populaire qui les a prédisposées à subir les événements. Chevette, Chia, Rydell aussi, peut-être, dans une moindre mesure, Colin Laney également, font tous preuve, initialement du moins, d’une certaine naïveté qui leur vaut donc de se faire escroquer, sinon pire, par toute une théorie de dominants motivés par leur seul égoïsme borné. Mais cela n’a qu’un temps : en fait de victimes, ces personnages font tous, à un moment ou à un autre, preuve de pragmatisme, ou de lucidité, ou de détermination, ce qui les amène à refuser le sort qu’on entend leur imposer, à se battre pour y échapper. Dans certains cas, ce combat les dépasse même largement, car les enjeux, de privés qu’ils paraissent tout d’abord, s’avèrent à terme globaux : c’est, sinon le monde, du moins le Pont qu’il s’agit de sauver. Rydell, par ailleurs, brille régulièrement par sa capacité à faire les bons choix, au plan éthique, quand son environnement « professionnel » devrait l’amener, sinon à commettre des horreurs, du moins à fermer les yeux quand il y assiste (soit bien trop souvent) : il est aux premières loges pour peser la corruption du système. Même la gamine Chia, dont les motifs sont au départ les plus futiles qui soient, fait en définitive preuve d’une combativité qui force le respect.

Colin Laney joue peut-être dans un registre différent – ce qui, au fond, justifie son association aux personnages bigger than life que sont les stars Rez et a fortiori Rei Toei, l’inhumaine idoru, jusque dans leur côté factice, pourquoi pas. Si Chevette, Rydell, Chia, gagnent à incarner des archétypes somme toute banals et très humains, Colin Laney, pour sa part, se situe dans une autre catégorie, à vrai dire surhumaine. Il y a tout de même un point commun, marqué : la différence de Colin Laney trouve ses origines dans une domination aveugle subie pendant son enfance – dans un orphelinat, un programme passablement conspirationniste lui a administré une drogue qui a fait de lui ce mutant anxieux jouant un rôle central dans Idoru et Tomorrow’s Parties. Sans qu’il comprenne véritablement de quoi il retourne, Colin Laney est en effet en mesure de repérer et qualifier les « points nodaux » émanant de la masse des informations – on serait tenté de dire, a posteriori, qu’il est doué pour « identifier les schémas ». Cette capacité pourrait lui conférer un inquiétant pouvoir – ce qui sera bien développé dans Tomorrow’s Parties. Pourtant, là aussi, Colin Laney suscite avant tout un certain attachement, et même de la sympathie.

Tout cela tient beaucoup à la matérialité authentique du monde décrit par William Gibson, qui s’étend à ce que l’on qualifie de « virtuel » : le thème du factice est assurément présent dans la « trilogie du Pont », et pourtant cette opposition supposée ne devrait pas être prise à la légère, comme allant de soi. Ici, c’est surtout Idoru qui développe ce thème – conférant à la notion de « Pont » des connotations différentes. Rei Toei a beau être un pur produit de synthèse, une conjonction d’algorithmes, elle n’en a pas moins de la personnalité. La « Cité fortifiée » inspirée de Kowloon est une zone autonome répondant en tous points à celle du Pont. Qu’elle soit le terrain de jeu numérique d’ otaku en perte de contact avec le monde « réel » comme Masahiko n’y change au fond pas grand-chose. Et si, dans ces réseaux, telle jeune fille entend se rêver en chef de gang mexicain uniquement féminin, avec un background aztèque outrancier, après tout, pourquoi pas ?

Au-delà, cependant, il y a bien ce monde très matériel, très concret, qu’arpentent « IRL » les personnages de la « trilogie du Pont ». Un monde essentiellement nocturne, sale, sans doute, peu rassurant, dont les rues sordides semblent n’être éclairées que par les néons excessifs de telle ou telle enseigne Lucky Dragon, dégoulinante de vulgarité capitaliste. Les échoppes éphémères du Pont débordent pourtant de vie, et le tableau de la « cité de carton » de Shinjuku est autrement désolant : Tomorrow’s Parties abonde en tableaux marquants dépeignant ce microcosme SDF où un Colin Laney à bout se réfugie par défaut, y croisant des personnages comme le déprimant Costume, un ex-cadre totalement aliéné, qui entend sans grand succès maintenir une apparence de respectabilité en peignant sa chemise en blanc – et ses talons en noir pour donner l’illusion de chaussettes. Au fond, c’est ici que réside le plus le factice, avec pourtant des connotations on ne peut plus concrètes.

Mais où qu’on se trouve, à San Francisco comme à Tokyo, dans une boîte révoltante de luxe en toc ou dans un love hotel miteux, sous l’éclat agressif des néons ou dans les fantasmes virtuels des réseaux, ce monde est vivant. Et c’est un atout marqué de la « trilogie du Pont », probablement celui qui contribue le plus à en faire, encore aujourd’hui, une lecture enthousiasmante et stimulante : cette expérience poussée d’immersion dans un monde qui ressemble beaucoup au nôtre, sous un éclairage un peu différent.

Certes, la « trilogie du Pont » n’est pas sans failles. On l’a vu, ce n’est pas pour la qualité ou l’inventivité des intrigues qu’on la plébiscitera. Dans le cas de Lumière virtuelle, c’en est même presque autoparodique : les codes cyberpunk sont là, mais sur un mode fainéant, l’histoire a déjà été lue cent fois, en SF ou en polar. Idoru s’en tire mieux, en raison du caractère parfaitement dérisoire, si amusant et vaguement intriguant, de son point de départ. L’absence d’enjeux visibles nuit cependant à terme au roman, qui ne satisfait pas quand il ramène artificiellement dans la partie Ivan et compagnie. Tomorrow’s Parties fait preuve de plus d’ambition, on l’a dit, en tentant de nouer les fils des deux premiers romans, et d’en dériver des enjeux globaux, macrocosmiques, qui leur étaient largement étrangers. Le problème est cette fois d’un autre ordre : en raison du postulat même du roman, la nature de la mission confiée à Rydell par Colin Laney n’étant véritablement comprise ni de l’un ni de l’autre, et Gibson usant d’un ton allusif riche en non-dits, l’objet même du récit s’avère bien obscur.

À ce souci d’intrigues s’en ajoute un autre : le style. On a le sentiment d’un auteur qui se cherche, qui, à bon droit, ne veut pas répéter les choix de la « trilogie Neuromantique », sans pour autant se renier (les amateurs de métaphores techno-tordues ne seront pas dépaysés), mais qui n’est pas bien certain de la direction à prendre. Il en résulte trois romans assez distincts, en termes de style comme de structure. Lumière virtuelle s’en sort bien, tout en fausse simplicité, porté par des descriptions aussi justes que laconiques et des dialogues savoureux, d’un naturel appréciable. Idoru est bien différent : si la structure du roman est plus simple que celle des deux autres (on alterne régulièrement les deux seuls points de vue de Chia et Colin Laney), le style se fait plus hermétique, perclus de phrases nominales et autres effets lapidaires dont la sécheresse déstabilise sans convaincre – et, disons-le, la traduction française, au mieux médiocre, n’arrange rien à l’affaire… À l’inverse, Tomorrow’s Parties joue d’une structure plus complexe, plus éclatée (73 chapitres parfois très brefs, dont il résulte une impression de mosaïque), ce qui contribue au caractère obscur de la narration ; le style retrouve pour part la simplicité apparente et surtout le naturel de Lumière virtuelle, pour un résultat qui convainc bien davantage (on regrettera cependant, une fois de plus, une traduction française… disons cette fois « inégale »). Ces expérimentations n’étaient pas vaines – mais elles ne trouvèrent probablement leur achèvement, au moins temporaire, qu’avec Identification des schémas.

Avec le recul, le bilan de la « trilogie du Pont » est contrasté, et il est bien sûr tentant d’y voir un pont entre les trilogies « Neuro-mantique » et « Blue Ant ». Plus d’un aspect y contribue : aussi bien cette anticipation à bien plus court terme que dans la première trilogie, avec un rapport différent à la technologie, que les recherches plus ou moins couronnées de succès d’un auteur désireux de redéfinir son style et ses modes de narration. Certains personnages peuvent être envisagés comme des échos de Neuromancien et ses suites, mais d’autres annoncent plus franchement Identification des schémas… Différents thèmes, presque obsessifs, contribuent par ailleurs à faire le pont, de la fascination pour le Japon et sa culture à l’intérêt pour la mode et les médias, qui prendra une tout autre dimension dans la « trilogie Blue Ant ».

Cependant, la « trilogie du Pont » doit de préférence être envisagée pour elle-même : elle a ses défauts qui lui sont propres (intrigues indigentes ou trop obscures, errances stylistiques qui font le grand écart, « méchants » trop caricaturaux), et de même pour ses qualités (« héros » attachants, expérience d’immersion très lucide et efficace, acuité du regard anthropologique) ; globalement, ces dernières l’emportent, et justifient qu’on relise la « trilogie du Pont » aujourd’hui, treize ans après les événements anticipés dans Lumière virtuelle.

Idoru

[Critique commune à Lumière virtuelle, Idoru et Tomorrow’s Parties.]

Son statut de meneur du mouvement cyberpunk n’a pas vraiment facilité la tâche à William Gibson pour la suite des opérations de l’après- Neuromancien. Passé l’amusant intermède steampunk de La Machine à différences, il lui fallait pourtant revenir aux affaires, explorer à nouveau ce sous-genre emblématique de l’époque qu’il avait, probablement plus qu’aucun autre, contribué à définir, et ce sera l’objet d’une deuxième trilogie, dite « du Pont ».

Ce « Pont », matériellement du moins, c’est le Bay Bridge , qui relie San Francisco à Oakland. Après un tremblement de terre ayant peu ou prou ravagé la métropole, il a été accaparé par les plus pauvres et les moins dociles de ses habitants, qui ont fait de ce lieu de transit un lieu de vie – une sorte de zone autonome forcément anarchique, idéal libertaire encore qu’avec ses propres codes pour ceux qui y résident, bidonville infernal peuplé de tarés et de cannibales pour ceux qui n’osent pas y mettre les pieds et auxquels on promet une nouvelle San Francisco sur le modèle de la nouvelle Tokyo, elle aussi jaillie d’un tremblement de terre, métropole lisse, aseptisée, fonctionnelle, sans âme, produit d’une nanotechnologie dont la vélocité a quelque chose d’insidieusement inquiétant…

Le Pont joue un rôle crucial dans Lumière virtuelle et dans Tomorrow’s Parties ; en revanche, il est à peu près totalement absent dans Idoru, qui se déroule pour l’essentiel à Tokyo (avec toutefois un autre avatar de zone autonome, mais virtuelle cette fois, inspirée de Hong Kong). Ce sont pour l’essentiel les personnages qui font le… pont entre les trois romans : la coursière Chevette, l’ex-flic Rydell, le sociologue en pleine observation participante Yamazaki, qui apparaissent tous dans Lumière virtuelle, mais aussi « l’enquêteur médiatique » Colin Laney, la star du rock sino-irlandaise Rez et l’égérie virtuelle Rei Toei, que l’on ne voit pour la première fois que dans Idoru. Et quelques autres…

Dans ces trois romans l’intrigue, au fond assez secondaire se résume aisément, du moins pour les deux premiers : dans Lumière virtuelle, la coursière Chevette, pur produit du Pont, dérobe à un richard malotrus une paire de lunettes qui s’avère être bien plus que ça – flics pourris, mercenaires privés et mafieux forcément russes se lancent illico aux trousses de la jeune femme, totalement dépassée par les événements et constamment aux abois. Dans Idoru, la rumeur que la rock-star Rez va épouser la personnalité de synthèse Rei Toei – quoi que cela veuille dire – suscite des enquêtes parallèles au Japon : l’une est exécutée par Colin Laney, analyste en mesure de repérer les « points nodaux » révélateurs d’une évolution dans les données médiatiques ou davantage privées ; l’autre est menée par une adolescente américaine fan de Rez, Chia, qui reprend pour le coup un peu le rôle de Chevette dans le roman précédent. Enfin, Tomorrow’s Parties se montre plus ambitieux et tente de rassembler les lignes rouges esquissées dans les deux premiers volumes : un Colin Laney à demi fou/mort recrute Rydell, depuis Tokyo, pour mener une enquête à San Francisco, à ceci près qu’aucun des deux ne sait vraiment pourquoi et en quoi cette mission consiste au juste – mais l’affaire ramène Berry Rydell au Pont, où il retrouve son ex, Chevette Washington… juste avant l’apocalypse.

Les codes du cyberpunk sont là, cette grammaire que William Gibson a largement contribué à définir : méga-corpos oppressives, autorités politiques en totale déliquescence et, donc, mafieux russes, zones de non-droit et utopies virtuelles, imprégnation massive de la culture populaire japonaise, héros interlopes et low-life, réseaux omniprésents, médias qui ne le sont pas moins, etc. Pourtant, l’approche est différente, plus sobre. Si la technologie y joue un rôle crucial, c’est d’une manière moins débridée que dans la « trilogie Neuromantique ». Ceci notamment parce que l’auteur se projette dans un futur très proche (Lumière virtuelle débute en 2006, treize ans seulement après sa date de parution), plus proche sans doute que celui de Neuromancien – augurant peut-être d’une démarche de retour au présent, que la « trilogie Blue Ant » accentuera.

Pour le lecteur d’aujourd’hui, et pas simplement en raison des dates affichées, ce futur relève déjà du passé. On peut supposer que Gibson en était pleinement conscient et que cela faisait partie du propos. À relire cette trilogie aujourd’hui, on a le sentiment que la technologie qui se trouve à la pointe de la pointe dans un roman est automatiquement considérée comme acquise dans le volume suivant – de même, d’une certaine manière, que la technologie tout juste atteinte à la conclusion de la « trilogie du Pont » constitue le quotidien finalement anecdotique de la « trilogie Neuromantique » (sans qu’il s’agisse d’en faire un cycle commun).

Ce rapport à la technologie, en évolution constante et rapide, ne devrait toutefois pas nous surprendre, nous qui, depuis la « trilogie du Pont », avons pu peser combien, entre autres, l’internet, les téléphones mobiles, les drones, etc., ont changé nos vies à un point inimaginable et en un laps de temps restreint. De fait, la technologie, et tout autant son rapport à elle, tel qu’exposé dans ces romans, nous est pour l’essentiel « acquis » : les lunettes à réalité virtuelle ou augmentée, les stars de synthèse et les fans de chair et d’os qui veulent les épouser, les réseaux sociaux avec avatars, sous-cultures et dark web, les drones – qu’ils soient grand-public ou militaires, etc. : check, check, check

Ce rapport très conscient à la quincaillerie du futur ne nuit pourtant pas à la pertinence de la « trilogie du Pont », même encore maintenant. Pour partie parce que William Gibson, jouant en son temps à l’anthropologue du futur immédiat, dissèque avec acuité le monde qui est aujourd’hui le nôtre – au-delà de la technologie, il questionne l’économie, les mœurs, les médias, et traite aussi bien du sida que du star system ou du retour au religieux. Il ne s’agit certainement pas de faire de l’auteur un « prophète », comme (trop) souvent en science-fiction, et son statut de « pape du cyberpunk » y a longtemps incité. À cet égard, la « trilogie du Pont » ne brille d’ailleurs pas par l’audace de ses visions ; c’est plutôt que l’auteur, en suivant le fil de la marche du monde, en livre sur le vif une interprétation plausible en même temps que posée. Pas nécessairement objective, d’ailleurs, car les sympathies de l’auteur sont transparentes, sans que cela soit un problème – il y a beaucoup de Gibson dans le personnage de Yamazaki, dont l’observation participante de la société du Pont se charge d’émotion, tout spécialement dans les rapports entretenus avec le vieux bonhomme Skinner, aussi attachant que bourru (au passage, la nouvelle « Skinner’s Room », datant de 1990, peut être considérée comme le véritable point de départ de la « trilogie du Pont »).

Si Gibson parvient à immerger le lecteur dans ce lendemain immédiat, c’est en raison de ses personnages – ces figures qui constituent le liant de la trilogie ; pas spécialement des héros, du moins pas au sens surhumain du terme, plutôt, à la base, des victimes très concrètes et plausibles du hasard, pour beaucoup issues d’un milieu populaire qui les a prédisposées à subir les événements. Chevette, Chia, Rydell aussi, peut-être, dans une moindre mesure, Colin Laney également, font tous preuve, initialement du moins, d’une certaine naïveté qui leur vaut donc de se faire escroquer, sinon pire, par toute une théorie de dominants motivés par leur seul égoïsme borné. Mais cela n’a qu’un temps : en fait de victimes, ces personnages font tous, à un moment ou à un autre, preuve de pragmatisme, ou de lucidité, ou de détermination, ce qui les amène à refuser le sort qu’on entend leur imposer, à se battre pour y échapper. Dans certains cas, ce combat les dépasse même largement, car les enjeux, de privés qu’ils paraissent tout d’abord, s’avèrent à terme globaux : c’est, sinon le monde, du moins le Pont qu’il s’agit de sauver. Rydell, par ailleurs, brille régulièrement par sa capacité à faire les bons choix, au plan éthique, quand son environnement « professionnel » devrait l’amener, sinon à commettre des horreurs, du moins à fermer les yeux quand il y assiste (soit bien trop souvent) : il est aux premières loges pour peser la corruption du système. Même la gamine Chia, dont les motifs sont au départ les plus futiles qui soient, fait en définitive preuve d’une combativité qui force le respect.

Colin Laney joue peut-être dans un registre différent – ce qui, au fond, justifie son association aux personnages bigger than life que sont les stars Rez et a fortiori Rei Toei, l’inhumaine idoru, jusque dans leur côté factice, pourquoi pas. Si Chevette, Rydell, Chia, gagnent à incarner des archétypes somme toute banals et très humains, Colin Laney, pour sa part, se situe dans une autre catégorie, à vrai dire surhumaine. Il y a tout de même un point commun, marqué : la différence de Colin Laney trouve ses origines dans une domination aveugle subie pendant son enfance – dans un orphelinat, un programme passablement conspirationniste lui a administré une drogue qui a fait de lui ce mutant anxieux jouant un rôle central dans Idoru et Tomorrow’s Parties. Sans qu’il comprenne véritablement de quoi il retourne, Colin Laney est en effet en mesure de repérer et qualifier les « points nodaux » émanant de la masse des informations – on serait tenté de dire, a posteriori, qu’il est doué pour « identifier les schémas ». Cette capacité pourrait lui conférer un inquiétant pouvoir – ce qui sera bien développé dans Tomorrow’s Parties. Pourtant, là aussi, Colin Laney suscite avant tout un certain attachement, et même de la sympathie.

Tout cela tient beaucoup à la matérialité authentique du monde décrit par William Gibson, qui s’étend à ce que l’on qualifie de « virtuel » : le thème du factice est assurément présent dans la « trilogie du Pont », et pourtant cette opposition supposée ne devrait pas être prise à la légère, comme allant de soi. Ici, c’est surtout Idoru qui développe ce thème – conférant à la notion de « Pont » des connotations différentes. Rei Toei a beau être un pur produit de synthèse, une conjonction d’algorithmes, elle n’en a pas moins de la personnalité. La « Cité fortifiée » inspirée de Kowloon est une zone autonome répondant en tous points à celle du Pont. Qu’elle soit le terrain de jeu numérique d’ otaku en perte de contact avec le monde « réel » comme Masahiko n’y change au fond pas grand-chose. Et si, dans ces réseaux, telle jeune fille entend se rêver en chef de gang mexicain uniquement féminin, avec un background aztèque outrancier, après tout, pourquoi pas ?

Au-delà, cependant, il y a bien ce monde très matériel, très concret, qu’arpentent « IRL » les personnages de la « trilogie du Pont ». Un monde essentiellement nocturne, sale, sans doute, peu rassurant, dont les rues sordides semblent n’être éclairées que par les néons excessifs de telle ou telle enseigne Lucky Dragon, dégoulinante de vulgarité capitaliste. Les échoppes éphémères du Pont débordent pourtant de vie, et le tableau de la « cité de carton » de Shinjuku est autrement désolant : Tomorrow’s Parties abonde en tableaux marquants dépeignant ce microcosme SDF où un Colin Laney à bout se réfugie par défaut, y croisant des personnages comme le déprimant Costume, un ex-cadre totalement aliéné, qui entend sans grand succès maintenir une apparence de respectabilité en peignant sa chemise en blanc – et ses talons en noir pour donner l’illusion de chaussettes. Au fond, c’est ici que réside le plus le factice, avec pourtant des connotations on ne peut plus concrètes.

Mais où qu’on se trouve, à San Francisco comme à Tokyo, dans une boîte révoltante de luxe en toc ou dans un love hotel miteux, sous l’éclat agressif des néons ou dans les fantasmes virtuels des réseaux, ce monde est vivant. Et c’est un atout marqué de la « trilogie du Pont », probablement celui qui contribue le plus à en faire, encore aujourd’hui, une lecture enthousiasmante et stimulante : cette expérience poussée d’immersion dans un monde qui ressemble beaucoup au nôtre, sous un éclairage un peu différent.

Certes, la « trilogie du Pont » n’est pas sans failles. On l’a vu, ce n’est pas pour la qualité ou l’inventivité des intrigues qu’on la plébiscitera. Dans le cas de Lumière virtuelle, c’en est même presque autoparodique : les codes cyberpunk sont là, mais sur un mode fainéant, l’histoire a déjà été lue cent fois, en SF ou en polar. Idoru s’en tire mieux, en raison du caractère parfaitement dérisoire, si amusant et vaguement intriguant, de son point de départ. L’absence d’enjeux visibles nuit cependant à terme au roman, qui ne satisfait pas quand il ramène artificiellement dans la partie Ivan et compagnie. Tomorrow’s Parties fait preuve de plus d’ambition, on l’a dit, en tentant de nouer les fils des deux premiers romans, et d’en dériver des enjeux globaux, macrocosmiques, qui leur étaient largement étrangers. Le problème est cette fois d’un autre ordre : en raison du postulat même du roman, la nature de la mission confiée à Rydell par Colin Laney n’étant véritablement comprise ni de l’un ni de l’autre, et Gibson usant d’un ton allusif riche en non-dits, l’objet même du récit s’avère bien obscur.

À ce souci d’intrigues s’en ajoute un autre : le style. On a le sentiment d’un auteur qui se cherche, qui, à bon droit, ne veut pas répéter les choix de la « trilogie Neuromantique », sans pour autant se renier (les amateurs de métaphores techno-tordues ne seront pas dépaysés), mais qui n’est pas bien certain de la direction à prendre. Il en résulte trois romans assez distincts, en termes de style comme de structure. Lumière virtuelle s’en sort bien, tout en fausse simplicité, porté par des descriptions aussi justes que laconiques et des dialogues savoureux, d’un naturel appréciable. Idoru est bien différent : si la structure du roman est plus simple que celle des deux autres (on alterne régulièrement les deux seuls points de vue de Chia et Colin Laney), le style se fait plus hermétique, perclus de phrases nominales et autres effets lapidaires dont la sécheresse déstabilise sans convaincre – et, disons-le, la traduction française, au mieux médiocre, n’arrange rien à l’affaire… À l’inverse, Tomorrow’s Parties joue d’une structure plus complexe, plus éclatée (73 chapitres parfois très brefs, dont il résulte une impression de mosaïque), ce qui contribue au caractère obscur de la narration ; le style retrouve pour part la simplicité apparente et surtout le naturel de Lumière virtuelle, pour un résultat qui convainc bien davantage (on regrettera cependant, une fois de plus, une traduction française… disons cette fois « inégale »). Ces expérimentations n’étaient pas vaines – mais elles ne trouvèrent probablement leur achèvement, au moins temporaire, qu’avec Identification des schémas.

Avec le recul, le bilan de la « trilogie du Pont » est contrasté, et il est bien sûr tentant d’y voir un pont entre les trilogies « Neuro-mantique » et « Blue Ant ». Plus d’un aspect y contribue : aussi bien cette anticipation à bien plus court terme que dans la première trilogie, avec un rapport différent à la technologie, que les recherches plus ou moins couronnées de succès d’un auteur désireux de redéfinir son style et ses modes de narration. Certains personnages peuvent être envisagés comme des échos de Neuromancien et ses suites, mais d’autres annoncent plus franchement Identification des schémas… Différents thèmes, presque obsessifs, contribuent par ailleurs à faire le pont, de la fascination pour le Japon et sa culture à l’intérêt pour la mode et les médias, qui prendra une tout autre dimension dans la « trilogie Blue Ant ».

Cependant, la « trilogie du Pont » doit de préférence être envisagée pour elle-même : elle a ses défauts qui lui sont propres (intrigues indigentes ou trop obscures, errances stylistiques qui font le grand écart, « méchants » trop caricaturaux), et de même pour ses qualités (« héros » attachants, expérience d’immersion très lucide et efficace, acuité du regard anthropologique) ; globalement, ces dernières l’emportent, et justifient qu’on relise la « trilogie du Pont » aujourd’hui, treize ans après les événements anticipés dans Lumière virtuelle.

Lumière virtuelle

[Critique commune à Lumière virtuelle, Idoru et Tomorrow’s Parties.]

Son statut de meneur du mouvement cyberpunk n’a pas vraiment facilité la tâche à William Gibson pour la suite des opérations de l’après- Neuromancien. Passé l’amusant intermède steampunk de La Machine à différences, il lui fallait pourtant revenir aux affaires, explorer à nouveau ce sous-genre emblématique de l’époque qu’il avait, probablement plus qu’aucun autre, contribué à définir, et ce sera l’objet d’une deuxième trilogie, dite « du Pont ».

Ce « Pont », matériellement du moins, c’est le Bay Bridge , qui relie San Francisco à Oakland. Après un tremblement de terre ayant peu ou prou ravagé la métropole, il a été accaparé par les plus pauvres et les moins dociles de ses habitants, qui ont fait de ce lieu de transit un lieu de vie – une sorte de zone autonome forcément anarchique, idéal libertaire encore qu’avec ses propres codes pour ceux qui y résident, bidonville infernal peuplé de tarés et de cannibales pour ceux qui n’osent pas y mettre les pieds et auxquels on promet une nouvelle San Francisco sur le modèle de la nouvelle Tokyo, elle aussi jaillie d’un tremblement de terre, métropole lisse, aseptisée, fonctionnelle, sans âme, produit d’une nanotechnologie dont la vélocité a quelque chose d’insidieusement inquiétant…

Le Pont joue un rôle crucial dans Lumière virtuelle et dans Tomorrow’s Parties ; en revanche, il est à peu près totalement absent dans Idoru, qui se déroule pour l’essentiel à Tokyo (avec toutefois un autre avatar de zone autonome, mais virtuelle cette fois, inspirée de Hong Kong). Ce sont pour l’essentiel les personnages qui font le… pont entre les trois romans : la coursière Chevette, l’ex-flic Rydell, le sociologue en pleine observation participante Yamazaki, qui apparaissent tous dans Lumière virtuelle, mais aussi « l’enquêteur médiatique » Colin Laney, la star du rock sino-irlandaise Rez et l’égérie virtuelle Rei Toei, que l’on ne voit pour la première fois que dans Idoru. Et quelques autres…

Dans ces trois romans l’intrigue, au fond assez secondaire se résume aisément, du moins pour les deux premiers : dans Lumière virtuelle, la coursière Chevette, pur produit du Pont, dérobe à un richard malotrus une paire de lunettes qui s’avère être bien plus que ça – flics pourris, mercenaires privés et mafieux forcément russes se lancent illico aux trousses de la jeune femme, totalement dépassée par les événements et constamment aux abois. Dans Idoru, la rumeur que la rock-star Rez va épouser la personnalité de synthèse Rei Toei – quoi que cela veuille dire – suscite des enquêtes parallèles au Japon : l’une est exécutée par Colin Laney, analyste en mesure de repérer les « points nodaux » révélateurs d’une évolution dans les données médiatiques ou davantage privées ; l’autre est menée par une adolescente américaine fan de Rez, Chia, qui reprend pour le coup un peu le rôle de Chevette dans le roman précédent. Enfin, Tomorrow’s Parties se montre plus ambitieux et tente de rassembler les lignes rouges esquissées dans les deux premiers volumes : un Colin Laney à demi fou/mort recrute Rydell, depuis Tokyo, pour mener une enquête à San Francisco, à ceci près qu’aucun des deux ne sait vraiment pourquoi et en quoi cette mission consiste au juste – mais l’affaire ramène Berry Rydell au Pont, où il retrouve son ex, Chevette Washington… juste avant l’apocalypse.

Les codes du cyberpunk sont là, cette grammaire que William Gibson a largement contribué à définir : méga-corpos oppressives, autorités politiques en totale déliquescence et, donc, mafieux russes, zones de non-droit et utopies virtuelles, imprégnation massive de la culture populaire japonaise, héros interlopes et low-life, réseaux omniprésents, médias qui ne le sont pas moins, etc. Pourtant, l’approche est différente, plus sobre. Si la technologie y joue un rôle crucial, c’est d’une manière moins débridée que dans la « trilogie Neuromantique ». Ceci notamment parce que l’auteur se projette dans un futur très proche (Lumière virtuelle débute en 2006, treize ans seulement après sa date de parution), plus proche sans doute que celui de Neuromancien – augurant peut-être d’une démarche de retour au présent, que la « trilogie Blue Ant » accentuera.

Pour le lecteur d’aujourd’hui, et pas simplement en raison des dates affichées, ce futur relève déjà du passé. On peut supposer que Gibson en était pleinement conscient et que cela faisait partie du propos. À relire cette trilogie aujourd’hui, on a le sentiment que la technologie qui se trouve à la pointe de la pointe dans un roman est automatiquement considérée comme acquise dans le volume suivant – de même, d’une certaine manière, que la technologie tout juste atteinte à la conclusion de la « trilogie du Pont » constitue le quotidien finalement anecdotique de la « trilogie Neuromantique » (sans qu’il s’agisse d’en faire un cycle commun).

Ce rapport à la technologie, en évolution constante et rapide, ne devrait toutefois pas nous surprendre, nous qui, depuis la « trilogie du Pont », avons pu peser combien, entre autres, l’internet, les téléphones mobiles, les drones, etc., ont changé nos vies à un point inimaginable et en un laps de temps restreint. De fait, la technologie, et tout autant son rapport à elle, tel qu’exposé dans ces romans, nous est pour l’essentiel « acquis » : les lunettes à réalité virtuelle ou augmentée, les stars de synthèse et les fans de chair et d’os qui veulent les épouser, les réseaux sociaux avec avatars, sous-cultures et dark web, les drones – qu’ils soient grand-public ou militaires, etc. : check, check, check

Ce rapport très conscient à la quincaillerie du futur ne nuit pourtant pas à la pertinence de la « trilogie du Pont », même encore maintenant. Pour partie parce que William Gibson, jouant en son temps à l’anthropologue du futur immédiat, dissèque avec acuité le monde qui est aujourd’hui le nôtre – au-delà de la technologie, il questionne l’économie, les mœurs, les médias, et traite aussi bien du sida que du star system ou du retour au religieux. Il ne s’agit certainement pas de faire de l’auteur un « prophète », comme (trop) souvent en science-fiction, et son statut de « pape du cyberpunk » y a longtemps incité. À cet égard, la « trilogie du Pont » ne brille d’ailleurs pas par l’audace de ses visions ; c’est plutôt que l’auteur, en suivant le fil de la marche du monde, en livre sur le vif une interprétation plausible en même temps que posée. Pas nécessairement objective, d’ailleurs, car les sympathies de l’auteur sont transparentes, sans que cela soit un problème – il y a beaucoup de Gibson dans le personnage de Yamazaki, dont l’observation participante de la société du Pont se charge d’émotion, tout spécialement dans les rapports entretenus avec le vieux bonhomme Skinner, aussi attachant que bourru (au passage, la nouvelle « Skinner’s Room », datant de 1990, peut être considérée comme le véritable point de départ de la « trilogie du Pont »).

Si Gibson parvient à immerger le lecteur dans ce lendemain immédiat, c’est en raison de ses personnages – ces figures qui constituent le liant de la trilogie ; pas spécialement des héros, du moins pas au sens surhumain du terme, plutôt, à la base, des victimes très concrètes et plausibles du hasard, pour beaucoup issues d’un milieu populaire qui les a prédisposées à subir les événements. Chevette, Chia, Rydell aussi, peut-être, dans une moindre mesure, Colin Laney également, font tous preuve, initialement du moins, d’une certaine naïveté qui leur vaut donc de se faire escroquer, sinon pire, par toute une théorie de dominants motivés par leur seul égoïsme borné. Mais cela n’a qu’un temps : en fait de victimes, ces personnages font tous, à un moment ou à un autre, preuve de pragmatisme, ou de lucidité, ou de détermination, ce qui les amène à refuser le sort qu’on entend leur imposer, à se battre pour y échapper. Dans certains cas, ce combat les dépasse même largement, car les enjeux, de privés qu’ils paraissent tout d’abord, s’avèrent à terme globaux : c’est, sinon le monde, du moins le Pont qu’il s’agit de sauver. Rydell, par ailleurs, brille régulièrement par sa capacité à faire les bons choix, au plan éthique, quand son environnement « professionnel » devrait l’amener, sinon à commettre des horreurs, du moins à fermer les yeux quand il y assiste (soit bien trop souvent) : il est aux premières loges pour peser la corruption du système. Même la gamine Chia, dont les motifs sont au départ les plus futiles qui soient, fait en définitive preuve d’une combativité qui force le respect.

Colin Laney joue peut-être dans un registre différent – ce qui, au fond, justifie son association aux personnages bigger than life que sont les stars Rez et a fortiori Rei Toei, l’inhumaine idoru, jusque dans leur côté factice, pourquoi pas. Si Chevette, Rydell, Chia, gagnent à incarner des archétypes somme toute banals et très humains, Colin Laney, pour sa part, se situe dans une autre catégorie, à vrai dire surhumaine. Il y a tout de même un point commun, marqué : la différence de Colin Laney trouve ses origines dans une domination aveugle subie pendant son enfance – dans un orphelinat, un programme passablement conspirationniste lui a administré une drogue qui a fait de lui ce mutant anxieux jouant un rôle central dans Idoru et Tomorrow’s Parties. Sans qu’il comprenne véritablement de quoi il retourne, Colin Laney est en effet en mesure de repérer et qualifier les « points nodaux » émanant de la masse des informations – on serait tenté de dire, a posteriori, qu’il est doué pour « identifier les schémas ». Cette capacité pourrait lui conférer un inquiétant pouvoir – ce qui sera bien développé dans Tomorrow’s Parties. Pourtant, là aussi, Colin Laney suscite avant tout un certain attachement, et même de la sympathie.

Tout cela tient beaucoup à la matérialité authentique du monde décrit par William Gibson, qui s’étend à ce que l’on qualifie de « virtuel » : le thème du factice est assurément présent dans la « trilogie du Pont », et pourtant cette opposition supposée ne devrait pas être prise à la légère, comme allant de soi. Ici, c’est surtout Idoru qui développe ce thème – conférant à la notion de « Pont » des connotations différentes. Rei Toei a beau être un pur produit de synthèse, une conjonction d’algorithmes, elle n’en a pas moins de la personnalité. La « Cité fortifiée » inspirée de Kowloon est une zone autonome répondant en tous points à celle du Pont. Qu’elle soit le terrain de jeu numérique d’ otaku en perte de contact avec le monde « réel » comme Masahiko n’y change au fond pas grand-chose. Et si, dans ces réseaux, telle jeune fille entend se rêver en chef de gang mexicain uniquement féminin, avec un background aztèque outrancier, après tout, pourquoi pas ?

Au-delà, cependant, il y a bien ce monde très matériel, très concret, qu’arpentent « IRL » les personnages de la « trilogie du Pont ». Un monde essentiellement nocturne, sale, sans doute, peu rassurant, dont les rues sordides semblent n’être éclairées que par les néons excessifs de telle ou telle enseigne Lucky Dragon, dégoulinante de vulgarité capitaliste. Les échoppes éphémères du Pont débordent pourtant de vie, et le tableau de la « cité de carton » de Shinjuku est autrement désolant : Tomorrow’s Parties abonde en tableaux marquants dépeignant ce microcosme SDF où un Colin Laney à bout se réfugie par défaut, y croisant des personnages comme le déprimant Costume, un ex-cadre totalement aliéné, qui entend sans grand succès maintenir une apparence de respectabilité en peignant sa chemise en blanc – et ses talons en noir pour donner l’illusion de chaussettes. Au fond, c’est ici que réside le plus le factice, avec pourtant des connotations on ne peut plus concrètes.

Mais où qu’on se trouve, à San Francisco comme à Tokyo, dans une boîte révoltante de luxe en toc ou dans un love hotel miteux, sous l’éclat agressif des néons ou dans les fantasmes virtuels des réseaux, ce monde est vivant. Et c’est un atout marqué de la « trilogie du Pont », probablement celui qui contribue le plus à en faire, encore aujourd’hui, une lecture enthousiasmante et stimulante : cette expérience poussée d’immersion dans un monde qui ressemble beaucoup au nôtre, sous un éclairage un peu différent.

Certes, la « trilogie du Pont » n’est pas sans failles. On l’a vu, ce n’est pas pour la qualité ou l’inventivité des intrigues qu’on la plébiscitera. Dans le cas de Lumière virtuelle, c’en est même presque autoparodique : les codes cyberpunk sont là, mais sur un mode fainéant, l’histoire a déjà été lue cent fois, en SF ou en polar. Idoru s’en tire mieux, en raison du caractère parfaitement dérisoire, si amusant et vaguement intriguant, de son point de départ. L’absence d’enjeux visibles nuit cependant à terme au roman, qui ne satisfait pas quand il ramène artificiellement dans la partie Ivan et compagnie. Tomorrow’s Parties fait preuve de plus d’ambition, on l’a dit, en tentant de nouer les fils des deux premiers romans, et d’en dériver des enjeux globaux, macrocosmiques, qui leur étaient largement étrangers. Le problème est cette fois d’un autre ordre : en raison du postulat même du roman, la nature de la mission confiée à Rydell par Colin Laney n’étant véritablement comprise ni de l’un ni de l’autre, et Gibson usant d’un ton allusif riche en non-dits, l’objet même du récit s’avère bien obscur.

À ce souci d’intrigues s’en ajoute un autre : le style. On a le sentiment d’un auteur qui se cherche, qui, à bon droit, ne veut pas répéter les choix de la « trilogie Neuromantique », sans pour autant se renier (les amateurs de métaphores techno-tordues ne seront pas dépaysés), mais qui n’est pas bien certain de la direction à prendre. Il en résulte trois romans assez distincts, en termes de style comme de structure. Lumière virtuelle s’en sort bien, tout en fausse simplicité, porté par des descriptions aussi justes que laconiques et des dialogues savoureux, d’un naturel appréciable. Idoru est bien différent : si la structure du roman est plus simple que celle des deux autres (on alterne régulièrement les deux seuls points de vue de Chia et Colin Laney), le style se fait plus hermétique, perclus de phrases nominales et autres effets lapidaires dont la sécheresse déstabilise sans convaincre – et, disons-le, la traduction française, au mieux médiocre, n’arrange rien à l’affaire… À l’inverse, Tomorrow’s Parties joue d’une structure plus complexe, plus éclatée (73 chapitres parfois très brefs, dont il résulte une impression de mosaïque), ce qui contribue au caractère obscur de la narration ; le style retrouve pour part la simplicité apparente et surtout le naturel de Lumière virtuelle, pour un résultat qui convainc bien davantage (on regrettera cependant, une fois de plus, une traduction française… disons cette fois « inégale »). Ces expérimentations n’étaient pas vaines – mais elles ne trouvèrent probablement leur achèvement, au moins temporaire, qu’avec Identification des schémas.

Avec le recul, le bilan de la « trilogie du Pont » est contrasté, et il est bien sûr tentant d’y voir un pont entre les trilogies « Neuro-mantique » et « Blue Ant ». Plus d’un aspect y contribue : aussi bien cette anticipation à bien plus court terme que dans la première trilogie, avec un rapport différent à la technologie, que les recherches plus ou moins couronnées de succès d’un auteur désireux de redéfinir son style et ses modes de narration. Certains personnages peuvent être envisagés comme des échos de Neuromancien et ses suites, mais d’autres annoncent plus franchement Identification des schémas… Différents thèmes, presque obsessifs, contribuent par ailleurs à faire le pont, de la fascination pour le Japon et sa culture à l’intérêt pour la mode et les médias, qui prendra une tout autre dimension dans la « trilogie Blue Ant ».

Cependant, la « trilogie du Pont » doit de préférence être envisagée pour elle-même : elle a ses défauts qui lui sont propres (intrigues indigentes ou trop obscures, errances stylistiques qui font le grand écart, « méchants » trop caricaturaux), et de même pour ses qualités (« héros » attachants, expérience d’immersion très lucide et efficace, acuité du regard anthropologique) ; globalement, ces dernières l’emportent, et justifient qu’on relise la « trilogie du Pont » aujourd’hui, treize ans après les événements anticipés dans Lumière virtuelle.

La Machine à différences

39e Worldcon. Automne 1981, Denver, Colorado. William Gibson a 33 ans et quelques manuscrits en main, mais il n’a encore rien publié. Devant quatre personnes, il lit sa nouvelle « Gravé sur chrome » et prononce publiquement pour la première fois le mot cyberspace. Bruce Sterling écoute, il sait qu’il y a là un territoire, que la révolution informatique sera plus marquante encore que l’exploration spatiale. De cette rencontre naît le cyberpunk. Une poignée d’auteurs réunis autour de Sterling, théoricien du mouvement, y participent : Gibson, le pionnier, et quelques artisans dont Lewis Shiner, Pat Cadigan et Greg Bear.

En 1990, la collaboration entre Sterling et Gibson prend la forme d’un roman écrit à quatre mains : La Machine à différences. Il ne s’agit pourtant pas de cyberpunk, du moins en apparence. Évitant les écueils de la fiction prédictive, les deux auteurs se tournent vers le passé et l’histoire alternative. La Machine à différences deviendra l’un des romans canoniques du steampunk, de l’uchronie à vapeur.

L’action se déroule en 1855 en Angleterre, le point de divergence avec l’Histoire se situant vers 1824. Charles Babbage a construit sa fameuse machine à différences, un calculateur mécanique capable de fournir des solutions approchées de fonctions mathématiques par la méthode des différences finies. Fort de ce succès, il développe sa machine analytique et fournit à l’empire britannique la première machine à calculer programmable – un ordinateur. Il s’inspire des métiers à tisser Jacquard et utilise des cartes perforées pour sa programmation ; le mouvement des pièces mécaniques est assuré par la puissance énergétique de la vapeur. Sterling et Gibson imaginent la coïncidence des révolutions industrielle et informatique, et resserrent ainsi les racines des sociétés technologiques. L’invention de Babbage a renforcé la suprématie de l’empire britannique ; savants et industriels ont pris le pouvoir à travers le parti radical, et Lord Byron est revenu de ses pérégrinations grecques pour devenir Premier Ministre tandis que Darwin a été fait Lord. L’Empire français n’est pas en reste et a de son côté construit le Grand Napoléon, le plus puissant des ordinateurs. Les États d’Amérique ne se sont jamais unis et le continent reste divisé en territoires antagonistes. Les communistes tiennent Manhattan et la République du Texas est le théâtre de conflits d’influence entre les forces franco-mexicaines et la couronne anglaise. En Grande-Bretagne, les tensions sociales restent fortes. Le luddisme, mouvement ouvrier contestataire né de l’opposition à la mécanisation des métiers à tisser, s’est tourné contre les machines de Babbage. Il a été en grande partie écrasé par le pouvoir en place, mais des poches de subversion subsistent dans cet État policier où la surveillance de masse est aidée par lesdites machines.

Si la forme se revendique steampunk et si les ordinateurs sont à vapeur, La Machine à différences n’est jamais très loin des thématiques cyberpunk. C’est la même grille de lecture que Sterling et Gibson transportent à l’époque victorienne. Le ciel est chargé et «  Londres déçoit toujours quelque peu, en été ».

Écrit comme un polar en plusieurs tableaux, le roman suit trois personnages principaux : Sybil Gerard, fille de luddite et prostituée, Edward Mallory, paléontologue et radical convaincu, et Laurence Oliphant, journaliste et espion au service de sa majesté. Le devenir d’un jeu de cartes perforées pour la possession duquel certains sont prêts à tuer constitue l’élément central du roman et le lien entre ces trois personnages, dont les chemins se croiseront au gré des agitations politiques, des complots, des relents toxiques de la Tamise et des coups de feu.

Hélas, le scénario, touffu, manque de direction, et si la représentation du choc technologique est prenante dans ce siècle alternatif richement construit, le poids encyclopédique des références historiques et scientifiques fait que le roman atteint la masse critique sous laquelle il menace de s’écrouler. Et c’est bien ce qui arrive dans sa dernière partie, agencée sous la forme d’une collection de documents censés relier les éléments épars d’une histoire fragmentée, mais qui peine à convaincre, voire à être compréhensible. Les pièges de l’écriture à quatre mains sont là, se manifestant par un manque de cohérence scénaristique et dans la peinture des personnages dont les caractères varient confusément d’un tableau à l’autre. On retiendra donc La Machine à différences pour l’audace de sa proposition et la solidité de son univers, moins pour ses qualités romanesques.

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