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84K

Marx et Lénine l’ont affirmé, « l’État n’est qu’un instrument au service de la bourgeoisie », oubliant que, parfois, tel un Lé­viathan, il empêchait aussi les religions de se foutre sur la gueule. Vint Thatcher qui, du Léviathan, coupa ces appendices (éducation, santé, transport, aides sociales) utiles au peuple et que les deux grands anciens n’avaient pas su prédire. Dans 84K, Claire North imagine une Angleterre qui serait allée tout au bout de la logique thatchérienne, dans laquelle privatisations, externalisations et suppressions des crédits sociaux auraient atteint des niveaux tels qu’une population plongée dans une très grande misère y entrevoit (derrière des barrières) une petite élite qui en extrait sans limite la plus-value. Jus­qu’au point où même la police, la justice et la fiscalité sont passées entre les mains de la Compagnie (holding quasi métaphysique qui possède toutes « les compagnies qui possèdent des compagnies qui… », ad infinitum). Elle tient les manettes, elle fait des super profits en dégradant le service qui lui est concédé (super profits qu’elle augmente encore en détournant une partie des impôts qu’elle collecte pour l’État). Mettant l’État explicitement à son service, la Compagnie réalise ce qu’on appelle une capture du régulateur par le régulé – appliqué ici à l’État tout entier – et valide la thèse marxiste. Sans assurance privée, sans sponsoring privé, on n’est rien et on n’a aucun droit dans l’Angleterre de North ; jusqu’au droit de vivre en sécurité qui a aussi un prix. En effet, le système judiciaire est remplacé par un Bureau d’audit des crimes (où travaille Theo Miller, double littéraire du Winston Smith de 1984). On y évalue l’indemnité à payer en cas d’infraction, une indemnité qui dépend de la gravité de l’infraction mais aussi de considérations morales, des circonstances et de la valeur économique actualisée de la victime. Un pauvre, un malade, un étranger valent peu, d’autant moins quand on est assez riche pour pouvoir facilement payer. Ceux qui ne le peuvent pas, en revanche, sont condamnés au « hachoir », sorte de sweatshop moderne dont on sort aussi souvent mort ou « acheté » par un riche (à quelle fin ?) que parce qu’on a fini sa peine. Et il y a encore pire ; il faut bien se débarrasser des surnuméraires…

Miller est l’un des rouages du système. Moyen, quelconque, pas spécialement courageux, il participe à le faire tourner en fixant le montant des indemnités à payer en cas d’infraction (indemnités censées aller à la victime, mais dont les « frais de gestion » absorbent une très grosse partie). Il obéit à la règle sans état d’âme, réalisant cette « banalité du mal » que suspecta Arendt en Eichmann. Et voilà qu’un jour une ex petite amie le contacte, lui apprend, avant d’être assassinée, qu’il a une fille et que celle-ci est retenue dans une prison du Nord. Pour la première fois de sa vie, Miller décide de réagir, d’aller chercher son enfant, et accessoirement de détruire le système.

Raconté sur trois fils principaux, sur un mode proche du courant de conscience, le récit est haché par des sauts de temps, de narrateur, d’action, visibles souvent dans la mise en page même, avec sauts de ligne et interruption de phrases. Narration syncopée censée représenter sans doute l’état de con­fusion mentale d’individus qui n’ont plus de certitudes ni d’avenir clair, elle engendre une mise à distance du lecteur renforcée par l’impression tenace que North adore se regarder écrire.

Sur le fond, le roman est trop proche temporellement et trop décalé socialement pour être crédible – on pense ici au Cadavre Exquis d’Augustina Bazterrica ; il ne suffit pas d’avoir un peu lu Marx et d’être très indignée pour écrire de la bonne dystopie. Orwell racontait une dystopie qui, à peu de choses près, existait ; North imagine une métaphore de ce qui dysfonctionne dans le monde. De ce fait, l’un était terriblement crédible alors que l’autre ne tient qu’à la qualité d’une métaphore malheureusement outrée – et on ne parle même pas de la volonté « d’élimination des pauvres » qui rap­pelle les errements de Pinçon-Charlot. Enfin, détail trivial mais caractéristique, là où Smith (1984) se révoltait pour la transgression et la liberté et où Bernard Marx (Le Meilleur des mondes) voulait sortir d’un réel insupportable, Miller brave le système pour sauver sa fille, motivation caractéristique d’une époque qui vénère ses enfants mais fait, hélas, un brin film catastrophe. Un roman pour com­plétistes de Ken Loach.

Les Portes perdues - Les Enfants indociles T.1

Depuis 2008, Seanan McGuire a publié plus d’une cinquantaine de romans et nouvelles. Elle est aussi connue sous le pseudonyme de Mira Grant pour sa trilogie zombie – Feed, Deadline et Red Flag chez Bragelonne. Pygmalion publie déjà sa série de fantasy urbaine, October Daye. Les Portes perdues, prix Hugo, Nebula et Locus 2016 et 2017 dans la catégorie novella, devrait faire l’objet d’une adaptation puisque les droits ont été acquis par la Paramount.

Pour chaque enfant (ou presque) existe une porte vers un autre monde. Un univers différent, obéissant à sa propre logique, sombre ou lumineux, parfois cruel et toujours dangereux. Tous les pensionnaires de la Maison des en­fants indociles d’Eleanor West en sont revenus, changés, et tous ne rêvent que d’une chose : retrouver la porte qui les y con­duira à nouveau tant ils s’y sentaient chez eux, à leur place. En confiant leurs enfants au pensionnat, les familles, déchirées entre incompréhension et in­quiétude, espèrent un retour à la « normale », une guérison de ce qu’ils perçoivent comme un traumatisme ou une pathologie mentale. Ils ignorent que Eleanor West est elle-même une enfant indocile et que sa définition du mot guérison diffère quelque peu. Ce premier tome – la série, toujours en cours, en compte six outre-Atlantique – s’attache aux pas de Nancy, autrefois une fillette enjouée et lumineuse, qui revient du Couloirs des Morts. Peu après son arrivée, Sumi, sa camarade de chambre, est assassinée, et très vite les meurtres s’en­chaînent. Commence alors une enquête dou­blée d’une course contre la montre pour trouver le coupable et l’empêcher de poursuivre le carnage.

Les histoires de passages vers un autre monde foisonnent en littérature, particulièrement en jeunesse et young adult, qu’on y accède par un terrier de lapin ou une armoire magique. Sea­nan McGuire décide de s’intéresser à l’après, au retour dans le monde gris et terne que nous connaissons, loin des merveil­les de ces pays que l’on dit ima­ginaires. Un pari réussi de ce point de vue, d’autant que la ca­ractérisation et les états d’âme de ces élèves aux parcours atta­chants se révèlent à la hauteur. La nostalgie du pays perdu le dispute à l’angoisse adolescente et à la difficulté à vivre dans un monde hostile. Autre point intéressant, les adultes du pensionnat, respectueux des enfants, de leurs récits, leurs vécus et identités (voire de leur transidentité pour certains) deviennent des alliés rendant le monde un peu plus supportable.

Le format court constitue à la fois un atout, avec une narration fluide et entrainante, un tempo rapide où les évènements s’enchaînent sans temps mort, et une faiblesse, car l’univers semble parfois survolé. On se gardera de juger une série sur un premier tome. Cependant, force est de constater que ce premier opus laisse un goût de trop peu et qu’il ne reste plus qu’à espérer que les suites donneront un peu plus de consistance à cet univers prometteur. Nous serons vite fixés puisque De brindilles et d’os, le deuxième tome, est annoncé chez Pygmalion pour février 2022. À ajouter aussi dans la liste de ce qui fâche : le prix du livre. 19,90 euros en version papier et 13,99 euros en numérique, ça fait cher la novella…

Quality Land

Le rire est l’une des choses les plus difficiles à partager. Les humoristes comme les créateurs de séries comiques le sa­vent pertinemment. Marc-Uwe Kling tente ici sa chance dans un roman qui, sous couvert de faire sourire à travers les aventures d’un raté – Peter Chômeur – dénonce les travers de notre société, en particulier notre dépendance envers l’informatique… pour un résultat somme toute assez médiocre.

Dans cet avenir satirique, donc, un pays – sans doute l’Allema­gne — décide de changer de nom histoire de gagner en sym­pathie, d’être plus attirant, plus proche des désirs de ses concitoyens. Il s’appellera doré­navant Quality Land. Dans cette « splendissime » contrée, tout est classé, organisé selon des algorithmes tout-puissants. Nul besoin de commander un produit : à peine en ressentez-vous l’envie qu’un drone vous livre à domicile l’objet de votre désir. Quant à rencontrer le partenaire idéal, grâce à votre classement et l’analyse approfondie de vos centres d’intérêts, plus d’erreur possible. Mais tout cela fonctionne-t-il si merveilleusement ? C’est ce que nous découvrons à travers l’histoire de Peter Chômeur (le nom de famille vient de la profession du parent au moment de la conception : idée amusante et pas si anodine), dont le classement baisse dangereusement, au point de le voir rejoindre la cohorte des « inutiles » ; de Martyn Comité-Directeur, homme politique des plus stupide ; et de John of Us, le premier androïde candidat au poste de la présidence du pays.

Marc-Uwe Kling flingue à tout va. Mais sa principale cible reste l’utilisation frénétique et incontrôlée (donc incontrôlable) des algo­rithmes dans la vie de tous les jours, dans la moindre prise de décision. À travers cette fable un peu simplette, et dont le rythme faiblit assez souvent (l’un des principaux écueils de tout récit humoristique), il pointe des questions lorgnées depuis longtemps par les auteurs de SF – des questions résolument actuel­les. Comment une société peut-elle survivre à l’invasion des algorithmes dans le quotidien de ses citoyens ? Comment être sûr que ces formules sont vraiment neutres et ne conditionnent pas nos vies ? Comment ne pas craindre qu’elles nous enferment dans des bulles, satisfaisantes puisqu’elles éliminent tout ce qui nous est étranger, mais déshumanisantes puisqu’elles suppriment par là-même toute possibilité de contestation et d’évolution ? Un thème qui préoccupe Marc-Uwe Kling, au point de tartiner çà et là divers laïus un peu longuets sur le sujet, travers répétitif de l’auteur qui ne fait pas toujours preuve de légèreté, privilégiant l’humour itératif, voire lourdingue, à une finesse qui aurait permis d’élever ce récit à un niveau plus agréable — n’est pas Jean Baret qui veut.

Quality Land part d’un postulat on ne peut plus inquiétant : conservons-nous notre libre-arbitre dans une société dirigée par les ordi­nateurs ? Le résultat est inégal, avec quelques moments amusants et plutôt bien amenés, mais beaucoup d’autres plus convenus, plus consensuels, à la limite de la recherche putas­sière du clic. Un produit dans l’air du temps, sans grand intérêt pour un habitué de SF. Qui doit cependant avoir plu outre-Rhin, puisqu’une suite est parue en 2020. Par ici, on ne se contentera même pas du premier…

Les Ménades

Troie est tombée depuis longtemps. Ulysse et les autres survivants sont rentrés chez eux, auréolés de gloire et d’histoires fourmillantes d’aventures, de héros, de péripéties, d’êtres divins. Des récits qui parviennent jusqu’à Psili, petite île de la mer Égée où vivent, entre autres, trois jeunes filles un peu isolées du reste de la communauté : Lyra, Ényô et Agamê. Quand arrive un mage mystérieux, elles se laissent entrainer dans une nuit d’abandon mystique. Et bien leur en prend, puisque, pendant leur absence, des pirates rasent leur village et emmènent la population en esclavage. Elles partent donc, malgré leur jeune âge et leur manque d’expérience, à la poursuite de ces Thébains meur­triers.

Délaissant le XXe siècle et les services secrets britanniques de la trilogie « Monts et merveilles », Nicolas Texier se plonge dans l’un des univers mythologiques les plus balisés, celui des dieux grecs, des sa­tyres, des ménades, des cyclo­pes et des Lotophages, tout un bestiaire tiré de l’Iliade et de l’Odyssée d’Homère, vastes poèmes au souffle épique. C’est sur ses pas que s’embarque l’auteur français avec un long voyage reprenant quel­ques étapes d’Ulysse lors de son périple de retour. Nicolas Texier veut faire revivre l’am­biance, l’atmosphère de ces pays baignés de mystères où l’on peut croiser, au détour d’un chemin, un être divin. Ou du moins le croire. Car divinités et assimilés ne se montrent pas aisément aux humains. Elles jouent avec eux, sans franchise, sans se dévoiler, sures de leur supériorité.

Face à ces puissances, les trois jeunes filles ne font pas le poids. Mais elles suivent le destin tracé pour elles avec une assurance crasse. Elles font fi de la place qu’on leur avait assignée : femme au foyer soumise à son futur époux, femme rejetée par la communauté tout juste bonne à être violentée derrière un bosquet, sœur victime d’un frère violent. Les thèmes abordés en marge du récit sont forts et actuels, tant, à la différence de son modèle grec, ce roman met en scène des femmes, et il le fait vraiment. Les trois Ménades, puisqu’il s’agit d’elles, prennent leur chance dans le malheur qui les frappe. Elles décident, jouent leur vie, se découvrent et mettent en valeur leurs particularités, leurs forces. Et tout cela dans la bonne humeur — une bonne humeur teintée de sang. Car Nicolas Texier partage le goût d’Homère pour la violence, et l’on assiste à quelques scènes bien gores, à grands renforts de membres découpés.

Les Ménades est un plaisant récit d’apprentissage reprenant avec un certain succès les topoï de l’œuvre homérique (aidé en cela par l’utilisation de certains noms directement transcrits du grec, donc aux sonorités plus évocatrices), mais au rythme par­fois bancal et qui peine à trouver son ton sur le long terme. Il hésite entre le roman pour jeune adulte et le mythe cruel et sans pitié, laissant son lecteur par mo­ments circonspect. Restent une lecture agréable et une plongée érudite dans l’antre des dieux.

L'Évangile selon Myriam

Myriam va être exécutée. Ayant achevé de recueillir et de mettre en ordre les rares textes « sacrés » conservés par la communauté dans laquelle elle vit, elle a formé des pensées jugées hérétiques par ses pairs. Et loin de les regretter, elle les a affirmées, s’appuyant sur les récits retrouvés. C’est ce travail que nous pouvons lire, recueil de courtes histoires, regroupées en six grandes parties : « Commen­ce­ments », « Solidarités », « Élus », « Mensonge », « Vérités », « A­mour ». Et, trouvaille d’une grande richesse de Ketty Steward, les sources de ces fragments, ces textes sacrés, sont extrêmement variées, d’époque comme de genre – de la Bible, évidemment, en passant par les contes de Perrault ou Ray Bradbury. Chaque chapitre s’ouvre sur une citation mise en exergue, comme un jugement définitif à méditer. Mais ces sentences ne proviennent pas d’un saint ouvrage, loin de là, puisqu’elles sont toutes issues des œuvres de Milan Kundera ou de Stefan Zweig, transformés pour l’occasion en prophètes d’une foi qui leur est inconnue. Et l’on pense à Walter Miller Jr., qui, dans son Cantique pour Leibowitz, s’interroge aussi sur la transmission du savoir et aux croyances qui l’accompagnent.

Dans ces deux récits, l’histoire se situe résolument dans l’avenir. Un futur post-apocalyptique apparemment, dans L’Évangile selon Myriam, même si l’autrice ne donne presque aucun détail. Elle nous laisse dans le flou et c’est tant mieux, car cela permet de se concentrer sur l’essentiel : comment se construisent les mythes. Quels procédés permettent à un texte, aussi anecdotique soit-il, de passer du statut de simple parole à celui de modèle à méditer et à suivre. Et elle le fait non sans humour, puisqu’un autre auteur revient sans cesse au long de ce roman, Michael Jackson : pas sûr que les croyants soient ravis de ce mélange. Ketty Steward s’attaque ainsi aux textes fondateurs pour en questionner l’essence. La vérité qu’ils assènent, du haut de leur ancienneté et du poids du dogme, les commu­nau­tés, les croyants (religieux ou laïcs), est-elle si absolue ? Ne peut-on s’in­terroger sur leur con­­tenu et, surtout, sur les leçons qu’ils en tirent ? Car, en reprenant les mêmes histoires, mais avec un point de vue différent, on obtient une morale et un éclairage différents – et, de fait, une autre ligne de vie imposée. Ainsi, men­songe et vérité sont-ils intimement liés. Le narrateur, la nar­ratrice, par les choix qu’ils font dans la transmission d’une histoire, jouent un rôle fondamental en guidant les générations futures.

Très différent dans son approche du Lazare attend de James Morrow, autre roman mettant en scène des personnages bibliques, récemment publié Au Diable Vauvert (Ketty Steward ne propose pas réellement une histoire suivie, mais une série de courtes relectures la plupart du temps indépendantes les unes des autres), L’Évangile selon Myriam n’en est pas moins convaincant par son habileté et par le jeu qu’il déploie à travers des récits que nous connaissons tous, qui ont bercé notre enfance pour nombre d’entre eux. Relire ces contes sous un autre prisme s’avère une expérience aussi amusante que perturbante, et de fait enrichissante, tant elle questionne quelques-unes de nos certitudes. Un exercice vital, en somme, ce que sait mieux que quiconque tout lecteur de SF.

Time Salvager

Au XXVIe siècle, l’humanité a beau avoir colonisé la majeure partie du Système solaire, il lui faut faire face à un inexorable déclin la conduisant à moyen terme vers l’extinction pure et simple. La Terre, en particulier, est dans un état désastreux, une « abomination toxique » où survit tant bien que mal la majorité de la population dans les ruines laissées par les guerres des siècles précédents, tandis qu’une minorité de privilégiés bénéficie du confort de zones urbaines sécurisées. Malgré son état lamentable, la Terre joue néanmoins un rôle essentiel puis­que c’est de là que s’élancent vers le passé les Chronmen, les voyageurs temporels chargés de prélever dans les époques anté­rieures tout ce dont manque la société actuelle, à commencer par ses sources d’énergie. Un métier dangereux où l’on ne fait généralement pas de vieux os, tant en raison du profil psychologique de ces agents que des missions qu’on leur confie, lesquelles devront être menées à bien sans enfreindre les Lois Temporelles. C’est pourtant ce que fait le meilleur d’entre eux, James Griffin-Mars, lorsqu’il ramène avec lui, sur un coup de tête, une femme du XXIe siècle condamnée à une mort certaine. Ensemble, ils vont devoir échapper aux au­torités lancées à leurs trousses tout en mettant à jour un complot concernant l’avenir de l’es­pèce humaine.

Premier tome d’une trilogie dont on attend la conclusion de­puis 2016, Time Salvager est le genre de roman qu’on lit jus­qu’au bout tout en grinçant des dents. Qu’il s’agisse du style, des personnages ou des dialogues, Wesley Chu accumule les clichés à longueur de pages. L’idée de cette humanité future n’ayant d’autre solution que de piller son propre passé pour assurer sa survie est certes intéressante, mais tout cela reste trop superficiel et n’offre qu’un décor vaguement original aux multiples scènes d’action et autres courses-poursuites qui parsèment le récit. Le romancier, en faiseur opportuniste, semble moins s’adresser à son lectorat qu’aux producteurs de blockbusters hollywoodiens tant Time Salvager se plie avec complaisance à tous les critères du genre. Un projet d’adaptation a d’ailleurs été un temps d’actualité, avec Michael Bay aux commandes, lequel, reconnais­sons-le sans mal, aurait été parfaitement à sa place pour trans­poser à l’écran ce show pyrotechnique aussi spectaculaire que vain.

Comme son héros, Wesley Chu se contente de piocher dans l’histoire de la science-fiction (cinématographique plus que littéraire) de quoi bricoler son roman, sans jamais parvenir à offrir quoi que ce soit de neuf ou d’enthousiasmant, sur la forme comme sur le fond. S’il s’agit là de l’avenir de la SF, mieux vaut la déclarer morte tout de suite.

La Pêche au petit brochet

Une récente étude du World Happiness Report (oui, pareille institution existe…) révélait que la Finlande serait le pays le plus heureux du monde. Voilà qui suscitera, peut-être, des vocations d’émigration chez celles et ceux qui sont en quête d’un havre de bonheur en ce monde devenu généralement anxiogène, voire proprement désespérant. Mais avant que d’aller se réfugier en Finlande, on leur conseillera la lecture de cette formidable Pêche au petit brochet. Hormis un considérable plaisir de lecture, ce premier roman du finnois Juhani Karila leur permettra de sélectionner au mieux leur future région d’adoption…

Si l’on en croit en effet l’auteur, il est certains coins, ou plutôt recoins, de la Finlande, où le bonheur semble en rester à jamais au stade de la promesse. Il en va ainsi de « l’inepte Laponie orientale. […] Un ramassis herbeux de mottes indéterminées, comme si Dieu, après avoir réparti ailleurs ses pelouses, ses landes et ses forêts tropicales, avait plaqué le restant sur la calotte polaire. » Dans les rares bourgs comme égarés au sein de cette « alliance de […] vastitude et de […] vacuité », il n’y a décidément pas grand-chose à faire. Comme à Vuopio, principal lieu du livre, où les « distractions » les plus courantes sont l’espionnage du voisinage avec médisance en sus ou bien encore le harcèlement scolaire et les violences domestiques. Pour les plus pacifiques des habitants et habitantes de Vuopio, reste la pêche dans l’un des étangs sourdant de l’humide contrée. Parmi ces aficionados locaux des loisirs halieutiques, l’on compte Elina, l’héroïne du roman. À l’orée de celui-ci, cette native de Vuopio regagne son village, après en être partie pour étudier dans le Sud de la Finlande. Puis la voici bientôt partie pêcher (sans doute l’aura-t-on deviné) le petit brochet…

Mais loin d’être banale, et encore moins synonyme de détente, la partie de pêche s’avère bien vite aussi singulière que périlleuse. Et ce, pas uniquement parce que les moustiques pullulent à la faveur d’un été extraordinairement caniculaire, rappelant que la Laponie n’est pas épargnée par la catastrophe climatique en cours. En sus des myriades de ces envahissants et piquants insectes, Elina doit composer lors de sa pêche avec la faune pandémoniaque de Vuopio. Car sous le cercle polaire, « le vide horrifiant […] sécrète des monstres parcourant les tourbières ». Parmi ceux-ci, l’on compte « des kukkuluuraaja, farfadets narquois, des sinipiika, servantes des sous-bois » et autres teignons, grabuges et ondins. Tous témoignent à leur maligne manière de la survivance dans cette marge ultime de l’écoumène d’un surnaturel, dont participent aussi quelques-uns de ses hôtes humains. Elina possède ainsi certains talents sorciers, hérités de sa magicienne de mère. Et ces pouvoirs nécromants s’avèreront aussi utiles qu’une canne à pêche dans cette Pêche au petit brochet où la proie n’est pas celle que l’on pense, et de laquelle dépend pour Lena bien plus que le menu du jour…

Mais on arrêtera là de divulgâcher la trame de ce splendide roman, dont l’une des nombreuses et grandes qualités est un art narratif certain de la surprise. S’inscrivant dans la droite ligne de la Finnish Weird, ce surgeon subpolaire de l’Imaginaire, La Pêche au petit brochet cultive avec bonheur le réalisme fantastique teinté d’ironie. À l’instar notamment des œuvres les plus réussies de Johanna Sinisalo, Juhani Karila marie ainsi le prosaïque et l’extraordinaire de la plus convaincante des manières. Donnant souvent lieu à d’inédites et fascinantes visions, cette relecture du réel à l’aune de l’ange du bizarre n’empêche pas le surgissement de l’émotion. Car La pêche au petit brochet est aussi un roman d’amour aussi beau que touchant.

P.S. : On signalera, toujours chez La Peuplade, la parution de trois titres de la finlandaise Tove Jansson, la créatrice des Moumines. Si ces livres ne relèvent pas de l’Imaginaire, ils prolongent bellement l’univers de la mère des fameux trolls…

Les Filles de Monroe

Ainsi qu’Antoine Volodine l’ex­­pliquait dans Libération (18/08/21) à propos des Filles de Mon­roe, ce roman, s’inscrivant com­me Terminus radieux (Bifrost n° 77) et Kree (Bifrost n° 99), dans l’univers du « post-exotisme », en constitue l’une des ultimes manifestations. Les Filles de Monroe forme en effet le quarante-cinquième titre d’un extra­ordinaire cycle romanesque, liant (entre autres genres) SF et fantastique, et devant in fine en compter quarante-neuf, toujours selon l’auteur. Pour qui n’aurait pas encore parcouru les hallucinantes contrées post-exotiques, rappelons à très gros traits qu’elles se situent dans un futur à la proximité incertaine, quelque part entre notre très (très) basse Terre et le Bardo, un au-delà tout sauf paradisiaque. L’une et l’autre portent en effet les stigmates apocalyptiques de siècles de guerres (y compris nucléaires) et de violences idéologiques, allant jusqu’au génocide. La faute en incombe à des forces politiques sans cesse mutantes, à la manière de cellules cancéreuses, sur lesquelles plane l’ombre historique du communisme soviétique. Dans ce monde non pas de de­main mais plutôt sans lendemain, on tente de survivre, à moins qu’on n’en finisse pas de mourir. En ces enfers terrestres comme dans les limbes du post-exotisme, il advient parfois que l’amour vienne fugitivement éclairer les ténébreux destins des derniers des femmes et des hommes…

Ainsi en va-t-il du protagoniste et narrateur (apparemment) anonyme des Filles de Monroe. Autrefois cosmonaute et à ce titre héros du « Parti », sans doute victime d’une énième purge ourdie par cette totalitaire entité, le narrateur des Filles de Monroe est désormais incarcéré dans un « camp psychiatrique […] vastissime ». Il entretient une curieuse relation avec Breton, qu’il décrit comme un autre prisonnier de ce complexe hospitalo-concentrationnaire destiné à en­gendrer la folie plutôt qu’à la soigner. Quant à la nature réelle du lien unissant les deux hommes, on laissera le soin aux lecteurs et lectrices de la découvrir et d’ainsi goûter le tour de force littéraire grâce auquel Antoine Volodine la restitue. Tout au plus indiquera-t-on que les deux hommes ont été recrutés (bien malgré eux) par les autorités du camp pour surveiller les intrusions qu’y font celles qu’on ap­pelle les filles de Monroe. Bien qu’exécuté à l’occasion d’une autre épuration du Parti, ledit Monroe s’efforce d’en prendre le contrôle depuis le Bardo. Là, il y entraîne d’autres victimes du béhémoth despotique, les transformant ainsi en « dernières guerrières égalitaristes » qui une fois échappées des « ténèbres d’après la mort » mènent la plus étrange des guérillas à travers le camp. Parmi ces mortes-vivantes rompues à l’art du combat clandestin et d’une pureté doctrinale à toute épreuve, se trouve Rebecca Rausch. Celle-là même que le narrateur aima autrefois avec passion. Mais le retour de Rebecca Rausch va s’avérer pour son ex-amant aussi prodigieusement calamiteux que l’entreprise de révolution d’outre-tombe de Monroe. Car c’est une manière d’apocalypse que dépeint Les Filles de Monroe

Celles et ceux qui sont coutumiers du post-exotisme objecteront qu’il n’y a là rien d’inédit en cette eschatologique matière. Aux unes et aux autres l’on répondra qu’ici, Volo­dine fait montre d’une capacité d’évocation, ou plutôt d’invocation, encore plus impressionnante que dans ses œuvres précédentes. Collant au plus près de la déliquescence des personnages et du monde les écrasant, l’écri­ture n’offre guère d’échappa­toire, si ce n’est sous la forme de sombres éclairs d’humour d’un absurde grotesque. Inspiré par la phrase fameuse de Mao, l’on serain fine tenté d’écrire qu’avec Les Filles de Monroe Volo­dine fait la saisissante démonstration que la fin du monde n’est pas un dîner de gala…

Ring Shout - Cantique Rituel

Quand de fins connaisseurs de l’Imaginaire tels que ceux que l’on croise au fil des pages de Bifrost parlent de P. Djèlí Clark, sa novella Ring Shout est la première mentionnée comme étant d’une lecture essentielle. Multi­primée (Locus 2021, Nebula 2020 et finaliste du Hugo 2021), elle n’est pourtant que le troisième texte de l’auteur traduit en français par L’Atalante, après Les Tambours du dieu noir etLe Mystère du tramway hanté (chro­niqués dans les Bifrost 103 et 104). Peut-être du fait qu’il s’agit du plus « politique » de ses textes, ou bien parce qu’il touche à un élément propre de l’histoire étatsunienne, fallait-il préparer les lecteurs francophones avec d’autres exemples de sa plume ?

Ring Shout - Cantique rituel se situe dans les années 20 au sud des États-Unis, un Sud différent de celui mis en scène dans Les Tambours du dieu noir, mais également du nôtre. On y suit Maryse, chasseuse de monstres, et ses compagnes, dans leur lutte contre le Ku Klux Klan. Sauf que… sous les cagoules blanches du KKK ne se cachent pas que des êtres humains haineux et racistes, mais également des sorciers et des entités avides de s’emparer de notre univers.

En utilisant une trame d’urban fantasy un peu rétro qui lui réussit bien (lisez donc ses textes sur le Caire des djinns et des anges), P. Djèlí Clark nous raconte une fable sur le ra­cisme, le pouvoir de la haine et la différence entre la vengeance et la quête de justice. Il s’appuie sur de nombreuses traditions orales (chants, contes populaires, etc.) nés en Afrique et recréés, réexploités par les esclaves et leurs descendants aux États-Unis.

Le récit qu’il tricote avec tous ces apports est court, percutant et finement mené, à défaut d’être réellement universel, car trop inscrit dans une époque, un lieu et une culture spécifiques. À quelques passages près, il évite toutefois l’obstacle du prêchi-prêcha trop indigeste et n’oublie jamais la raison principale pour laquelle les lecteurs ont choisi ce titre. Loin d’être un sermon, Ring Shout - Cantique rituel s’avère un court roman traversé d’un bout à l’autre par une action aux aspects très variés. Il demandera souvent aux personnages comme à son lectorat d’avoir le cœur bien accroché, mais de la première à la dernière ligne il ne se lâche pas. Et offre, outre une réflexion intéressante, un véritable plaisir de lecture pour l’amateur de récits horrifiques bien troussés !

Les Oubliés de l'amas

Pour son premier roman dans sa nouvelle collection « adulte » estampillée SF, l’éditeur Scrineo frappe fort. Choisissant de faire paraître le troisième roman d’une jeune autrice qui avait jusqu’ici plus habitué ses lecteurs à la fantasy et au fantastique, il signe avec Les Oubliés de l’Amas une bien belle déclaration d’in­tention. De quoi s’agit-il ? D’un space opera qui saura séduire les amateurs de hard SF (l’autrice travaille par ailleurs dans l’aéronautique, et c’est un plaisir d’en lire des applications dans ses descriptions d’appareils et de vols atmo­sphériques) ou de body horror. Certes, Floriane Soulas ne vous enverra pas courir d’un bout de la Galaxie à l’autre. Tout se passe dans le Système solaire, et le plus souvent dans le sous-système composé de Jupiter et des objets orbitant autour de la planète gazeuse. Pire, une grande partie de l’histoire se déroule dans des coursives sombres de vaisseaux déglingués ou en com­pagnie de ferrailleurs et de pilotes casse-cou qui ne sont pas sans évoquer les courses clandestines de voiture triturées et bricolées à mort par leurs propriétaires, mais en version spatiale.

Et pourtant ? Le charme opère. Et les plus de six cents pages du pavé se dévorent tant l’histoire qu’il raconte est prenante, même si celle-ci brode sur une trame classique. Jugez-en : Kat a abandonné sa situation confortable de scientifique de renom pour traîner ses guêtres dans l’Amas, malgré sa peur du vide spatial, à la recherche de son jumeau disparu. Elle est persuadée qu’il a participé à la Grande course clandestine qui s’y déroule tous les deux ans, mais n’a que son intuition pour la guider dans un milieu qu’elle ne connaît pas. Voulant à tout prix sauver son frère, elle réalisera l’impossible, mettra en danger le Système solaire et l’espèce humaine, sans oublier de jeter sa propre vie dans la balance. Les personnages des Oubliés de l’Amas ne sont pas exempts de défauts. La protago­niste, en particulier, fait preuve d’un manque flagrant de jugeote pour deviner les réactions de ceux qu’elle rencontre ou aller jusqu’au bout des indices qui s’offrent à elle. Or, curieusement, on y trouve un certain attrait, on se demande à quel moment l’héroïne va comprendre ce qu’on aura deviné depuis une bonne cinquantaine de pages… L’univers lui-même, bien que ra­conté à hauteur du clampin tentant de vivre survivre dans ces vaisseaux, est riche de ce fameux sense of wonder que les amateurs de SF cherchent tant. Une fois le livre fermé, perdurent longtemps chez le lecteur ces images de Grande Tache rouge et de vol dans l’atmosphère jovienne…

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