Connexion

Actualités

Failles

On trouve souvent comme définition du fantastique qu’il consiste en une irruption du surnaturel dans notre monde réel. Rien ne saurait mieux caractériser le nouveau recueil de nouvelles de Claude Mamier. Car il n’y a pas bien loin à aller pour arpenter les mêmes décors que ses protagonistes  : il suffit de pousser la porte, de marcher dans la rue, devant une agence Pôle Emploi, de déambuler dans un parc municipal près d’un manège tournant, voire même de rester chez soi, au fond de son jardin. Pourtant, c’est bien dans ces lieux que s’immisce la menace, que la terreur s’instaure… profitant du moindre accroc dans la toile du monde. À ces failles dans la réalité répondent celles des personnages. Et à la vérité, Mamier s’intéresse davantage à ces derniers qu’à l’intervention de l’irréel : de la mère de famille inquiète du comportement de son fils à l’infirmière dans un EHPAD, de réfugiés tchétchènes à d’anciens globe-trotters qui se remémorent leurs aventures passées, tous présentent nombre de richesses dont il serait dommage de faire l’économie. Ils pourraient être votre famille, vos proches, vos voisins, et vous avez l’impression de les avoir toujours connus ; pourtant, bien qu’ils soient si semblables à vous, à nous, avec leurs peurs et leurs espoirs, ils peuvent d’un coup s’éloigner à mesure que la noirceur les envahit. Mais peu importe les circonstances, ils resteront encore et toujours, indécrottablement, humains. Ce n’est pas nouveau chez l’auteur, on l’avait déjà constaté dans Le Bar de partout, l’empathie constitue sa très grande force, surtout quand il décrit l’humanité dans ce qu’elle a de plus fragile.

Le fantastique, lui, va et vient entre ces protagonistes : tantôt évident (un homme qui tombe toujours sur pile quand il lance une pièce), il sait se faire plus discret et subtil (ces personnages sont-ils vivants ou morts ? tel animal ne serait-il pas la réincarnation d’un être aimé?), voire évanescent, fondu dans clair-obscur où le surnaturel le dispute à la folie. Mamier gomme nos certitudes, sape le sous-sol, créant des failles dans lesquelles le lecteur tombe à son tour.

Pour court qu’il soit, ce recueil n’en est pas moins riche d’émotions : concentré d’humanité brute, dont jamais la force ne faiblit, on y renoue non sans plaisir avec la voix attachante de cet admirable conteur qu’est Claude Mamier.

City

La collection « Rechute » des éditions Goater se veut explicitement (p. 4) la résurrection de la collection « Chute libre » des éditions Champ Libre, la maison de Gérard Lebovici — cette collection créée sur une idée de Jean-Patrick Manchette et dirigée par Jean-Claude Zylberstein. Vingt-et-un titres y furent publiés de 74 à 78, dont, histoire de situer le propos : La Jungle nue et Tarzan vous salue bien de Farmer, Le Chaos final de Spinrad,Vice versa de Delany,La Défonce Glogauer de Moorcock, Venus Plus X de Sturgeon, Orgasmachine de Watson, ou encore La Foire aux atrocités de Ballard. Le tout illustré par des Tardi et autres Mœbius… En fait, « Chute libre » fut en pleine concurrence avec la collection « Contre coup » des éditions du Sagittaire, où l’on retrouve Dick et Malzberg aux côtés de Vonnegut et Platt, pour l’exemple. Les visuels étaient différents, mais dans un esprit proche. Même format et même matière souple et toilée pour les couvertures, à l’instar de Goater. Marianne Leconte reprit dans sa collection de poche « Titres SF » chez Jean-Claude Lattès, une large part de la collection « Chute libre », mais aucun « Contre coup ». Ces deux collections ne publièrent que des anglo-saxons tandis que Goater est ouvert aux francophones.

On l’aura compris, nous voici replongés au cœur de ce que fut la SF politique des années 70/80. Une littérature qui se voulait engagée (à gauche), contestataire, transgressive et tournée vers la sexualité la plus débridée — le Sida n’était pas encore passé par là. « Rechute » propose des œuvres récentes et inédites, à l’exception notable de Joël Houssin, justement, des œuvres engagées, gauchistes — un court recueil d’Ursula Le Guin, Les Filles feu follet et autres textes, et une novella de Samuel Delany, L’Athée du grenier, sont annoncées à l’heure où nous bouclons.

Houssin fut, entre autres, un auteur de SF des années 80, et donna aussi dans le polar noir avec Le Doberman ; voilà qui situe. Une littérature violente, voire ultra, qui cogne sec dans les tripes, mais on en a tant vu… Une littérature coup de poing, au sens propre : dans City, le pouvoir, la présidence, se conquiert sur le ring, entre les cordes, les gants aux poings. De la littérature Red Skins, en quelque sorte. L’univers peint à gros traits par Houssin n’est que la caricature de ce que fut le nôtre, dont il exacerbe les aspects les plus noirs et violents, les côtés les moins ragoutants. City est un vaste jeu de massacre de la différence sur fond de complot capitaliste vu par le flingueur-chef, le tout assaisonné de quelques scènes de sexe pas piquées des hannetons qu’on n’oserait plus écrire sans risque aujourd’hui.

Dans « Multicolore », la première nouvelle à succéder au roman, le statut social ne se joue plus sur le ring mais à la roulette. Une roulette assurément russe, puisque les perdants finissent flingués fissa, dans un contexte sociétal axé sur le jeu, la flambe, la frime, sans aucune opposition. Suit « Cinq cent milligrames d’enfer », où les labos pharmaceutiques règnent en maîtres, se faisant de ces guerres où l’on tire court… Là encore, plus ça change, moins ça change. Thème qui sera aussi celui de « Jolie petite fille », où la rebelle finit comme solution de continuité pour la société en forme de ruche qu’elle tentait de fuir ; le pion qu’elle était atteint la huitième rangée pour se changer en reine.

Excepté le dernier, ces textes ont recours à des artifices typographiques comme il était alors fréquent — des auteurs tels que Daniel Walther s’y adonnaient d’abondance. Des récits typiques de leur époque, on l’a dit. Il y a un gap non négligeable à les ressortir aujourd’hui, tant la société a changé. Tout comme la Chine de Xi Jinping n’a que bien peu à voir avec celle de la Révolution Culturelle et ses Gardes Rouges — ce qui était alors des revendications légitimes a désormais, dans le monde capital-socialiste actuel, accédé au pouvoir, mais ce faisant, s’est également modifié. Corrompu ?

Bien que datée, l’écriture de Joël Houssin n’en reste pas moins dynamique ; on ne s’y ennuie pas. Toutefois, l’écart entre ce qui nous est présenté de potentialité et le monde actuel fera sans doute décrocher certains lecteurs. Il ne faut pas perdre de vue ce que l’on lit : Houssin ne critique pas le monde contemporain, mais celui des années 70/80.

La Sorcière de l’île Moufle

Par un curieux hasard éditorial, ce roman, longtemps inédit en langue française (la VO date de 1920), est sorti courant octobre chez deux éditeurs simultanément. Aux éditions Cambourakis, en poche, sous le titre La Vie seule (n’ayant pas eu cette traduction sous la main, je n’en dirai rien), et donc chez Callidor, avec un titre qui mise moins sur la fidélité à la langue d’origine que sur la poésie, dans une version superbement illustrée et agrémentée d’un intéressant paratexte. De sorte qu’entre le standard et le premium, tout le monde sera servi.

Londres, 1918. Tandis que les bombes allemandes pleuvent sur la ville, Miss Sarah Brown cherche à faire son trou dans une société britannique où les conventions sociales assignent à chaque citoyen un rôle bien défini.

Poussée par sa générosité, mais aussi par désœuvrement, elle a intégré un comité de charité destiné à financer l’effort de guerre et à venir en aide aux indigents. Au cours d’une réunion, les membres voient débouler une étrange jeune femme, « une sorte de Cendrillon » dans laquelle ils identifient une sorcière. Le temps de faire une démonstration de ses talents, et la voilà qui disparaît en laissant derrière elle un balai. Le comité charge Sarah de ramener l’objet à sa propriétaire, dans la mystérieuse pension de l’île Moufle… Un lieu magique, cette pension qui tient autant de l’auberge que du couvent, conçue pour accueillir des gens « différents », souvent blessés par la vie ou inadaptés socialement. Sarah y trouvera provisoirement refuge, avec sa valise et son chien David.

Selon la tradition du récit d’apprentissage (mais sans affrontement destructeur), notre héroïne devra intégrer les règles particulières de la pension, apprendre à se débrouiller grâce à sa volonté et sa gentillesse, et surtout mettre à profit cet espace de liberté pour s’accepter, pour trouver le moyen de développer ses propres dons. Mais cela passe aussi par l’acceptation des relations sociales : or, si elle se montre plutôt avenante et polie, toujours bien intentionnée, elle semble incapable de nouer des rapports plus amicaux. Sarah se veut indépendante, mais cette indépendance se paie au prix de la solitude. Elle apprendra un peu tard qu’elle peut également s’ouvrir aux autres sans pour autant perdre ni ses rêves ni son intégrité morale.

Court roman inclassable, Le Fort intérieur mélange un cadre typique d’Angleterre traditionnelle, presque intemporelle, avec un univers magique qui préfigure celui de Mary Poppins ou les œuvres de J.K. Rowling. L’une des particularités du livre réside dans cet aspect fantastique latent : l’apparition de la sorcière en ville puis la multiplication des phénomènes surnaturels font tourner les têtes, mais personne ne paraît étonné outre mesure. Un peu comme si, face à la technologie, la magie avait cédé du terrain, mais sans disparaître totalement. Tout cela s’accompagne d’une forme de nostalgie, sinon de tristesse. Car la magie est en sursis, et les choses qui disparaissent ne sont pas des pertes provisoires, on continue de les perdre éternellement. Ainsi des rêves, de la naïveté de l’enfance. La jeunesse du monde, immense et interminable, joyeuse et pleine de première fois, est terminée, semble parfois nous dire Stella Benson ; et pourtant il faut tenter de vivre.

Riche en thèmes, mêlant la satire politique et sociale à des considérations sur l’intime, l’espace domestique et la difficulté des relations humaines, Le Fort intérieur est une belle curiosité qui offre quelques saisissants portraits de femmes (dont celui, en creux, de son auteure) en avance sur leur temps. Mais la diversité des registres, des tons, des styles, ainsi que l’intrigue en roue libre, basée sur de constantes digressions, pourront peut-être rendre la lecture laborieuse aux lecteurs les moins expérimentés. Avis aux amateurs.

Les Larmes du cochontruffe

Frontière américano-mexicaine, dans un avenir proche. Ou pas. Pendant que les Protecteurs scrutent l’horizon fermé par le double mur frontalier, en quête d’illégaux à arrêter, les cartels défendent leur conception criminelle de la concurrence libre et non faussée avec les seules méthodes qu’ils connaissent : l’intimidation et la cruauté. Rien de neuf sous le soleil de plomb du sud Texas. On trafique, on corrompt et on exécute dans le désert, loin des caméras, des médias et du chœur outragé des humanitaires. Seul l’objet du trafic change, s’adaptant à la demande nord-américaine. Depuis la grande famine, la vie elle-même est en effet devenue la terre promise des barons du crime. Dans les laboratoires de filtrage implantés près de la frontière, on cultive des chimères génétiques ressuscitant des espèces disparues ou donnant naissance à des créatures issues de l’imaginaire fertile de l’humanité. Veuf éploré, revenu de tout ou presque, Bellacosa s’accommode de ce monde pourri, survivant avec le maigre pécule accumulé au fil de petits boulots flirtant avec l’illégalité. Et même s’il tire un tantinet le diable par la queue, il n’est toutefois pas prêt à dîner avec lui, même avec une longue cuillère. Son association fortuite avec le journaliste Paco Herbert, venu là pour mener une enquête sur de mystérieux banquets clandestins, l’amène à explorer les zones étranges de la frontière.

Premier roman de Fernando A. Flores, Les Larmes du cochontruffe se joue des frontières sous toutes leurs formes, qu’elles soient géographiques ou littéraires. Roman noir mâtiné de dystopie et de réalisme magique, le récit de l’auteur américain a les accents d’un crépuscule désenchanté. La fin d’un monde où prévalait une certaine forme d’éthique, un idéal collectif habité par l’empathie et la chaleur humaine. Désormais irrémédiablement souillé, en proie à l’extinction de masse, à la violence endémique et à la guerre de tous contre tous, le monde où vit Bellacosa semble dépourvu d’espoir, ou du moins d’une bonne cause à défendre. Sur ce substrat de roman noir, l’auteur greffe des éléments surnaturels et science-fictifs. On croise ainsi des vieilles chamanes, des défunts, coincés entre le monde des vivants et celui des morts, et des créatures empruntées au légendaire amérindien dont les songes semblent avoir inspiré notre réalité. Mais on découvre aussi des laboratoires où œuvrent des émules du docteur Moreau, sous la garde de sicarios impitoyables. Sur fond de bistouris, d’incantations magiques, d’agapes décadentes, d’hallucinations stimulées par l’ingestion de peyotl, Fernando A. Flores compose un tableau inquiétant, incontestablement décalé, et un tantinet décousu, hélas, entremêlant la magie primordiale des peuples précolombiens à des préoccupations plus sociétales, écologiques et géopolitiques. Le résultat est étrange, voire déroutant, mais pas complètement déplaisant pour peu qu’on se laisse happer par l’atmosphère et l’aura de mystère nimbant la quête de Bellacosa.

Avec Les Larmes du cochontruffe, « La Noire » de Gallimard ne trahit donc pas sa réputation d’exigence et d’originalité, même s’il faut avoir la suspension d’incrédulité bien accrochée pour suivre jusqu’au bout Fernando A. Flores.

Je n’aime pas les grands

Née sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale, la hargne revancharde d’Augustin Petit se nourrit aussi de l’humiliation de la défaite, préalable au traité infâme imposé à la France. Elle prospère surtout dans l’entre-deux-guerres, période qui voit les blonds et les hauts perchés toiser de leur hauteur les petits et autres rase-mottes voués à la basse besogne et à toutes les vilenies. Désormais connu dans tous les livres d’histoire comme le Suprême, le personnage d’Augustin Petit s’enracine ainsi dans le terreau putrescent des tranchées et la certitude irrationnelle d’un complot des grands. Pour comprendre le destin de ce grand parmi les petits et appréhender l’empreinte du petisme sur l’histoire du XXe siècle, nul doute que le livre de Pierre Léauté soit incontournable, du moins aux yeux de l’amateur d’uchronie.

Je n’aime pas les grands compile et prolonge deux romans parus en 2015 et 2016 chez Mü éditions. Le présent ouvrage comporte aussi en annexe une courte nouvelle et une bibliographie poil à gratter assez réjouissante, sans oublier une lettre de Pierre Bellemare (authentique). Augustin Petit y incarne l’archétype du dictateur, plus vrai que nature. La paranoïa, la folie et le charisme du bonhomme évoquent en effet quelques-uns des plus célèbres tyrans du XXe siècle dont Pierre Léauté dresse en creux un portrait décalé et vachard. Je n’aime pas les grands joue ainsi avec les ressorts de l’uchronie pour dérouler un propos railleur tenant davantage de la fable politique grinçante. Toute simple, la divergence s’appuie sur une inversion de perspective où la France se retrouve dans la position du vaincu de la Première Guerre mondiale, déclinant ensuite un récit contre-factuel limpide, dénué des scories qui viendraient entacher sa vraisemblance ou rendre le propos illisible. Mêlant les éléments familiers de notre histoire aux extrapolations de son imagination, Pierre Léauté se permet également des allusions plus contemporaines qui, en dépit de leur caractère anachronique, prennent un sens cocasse contribuant à enrichir la mécanique absurde de l’intrigue. Décalé, caustique et définitivement sans scrupules, Je n’aime pas les grands ausculte enfin les mécanismes du populisme et de la lâcheté humaine, démontrant s’il est encore besoin de le faire que la bêtise et la démagogie demeurent plus que jamais les moteurs d’un processus vieux comme le monde, pour le plus grand profit de l’émotion et du ressentiment.

Petit livre malin et rigolard, Je n’aime pas les grands ne s’embarrasse donc pas de précautions oratoires, plongeant immédiatement le lecteur dans un récit référencé qui flirte avec la veine satirique. Et si le texte n’est pas exempt de clins d’œil un tantinet trop appuyés, Pierre Léauté y révèle cependant qu’il a assurément tout d’un grand (le fourbe).

Djinn City

Oubliez tout ce que vous croyez savoir ! Le Big bang, le plan de Dieu, la théorie de l’évolution, le sens de l’Histoire, rien ne peut égaler la magie des Djinns. Depuis des éons, ils cohabitent avec les humains, colocataires encombrants et un brin ombrageux dont il convient de se méfier. On dit même qu’ils ont précédé l’aube de l’humanité, qu’ils sont à l’origine de bien des inventions et révolutions technologiques. Mais tant de choses ont été dites et écrites sur eux que la réalité a fini par se muer en contes et légendes. Après l’ultime bataille ayant mis fin à leur empire, ils ont choisi la discrétion, s’effaçant devant l’humanité conquérante et n’entretenant des relations avec elle que par l’intermédiaire de quelques clans triés sur le volet. Des intermédiaires, voire des ambassadeurs, dont ils ont favorisé la fortune et la réussite car rien n’est gratuit en ce bas monde. Ni la magie, ni la dignitas sur laquelle se fonde l’auctoritas des plus puissants Djinns et pas davantage la richesse vulgaire dont use l’engeance humaine pour asseoir sa puissance. En ce début de xxi e siècle, le statu quo semble pourtant sur le point de s’achever. Parmi les Djinns, les plus vindicatifs fourbissent leurs armes et affûtent leurs arguments juridiques, prêts à faire table rase des hommes, en commençant par la baie du Bengale.

Djinn City marque le retour de Saad Z. Hossain sous nos longitudes, après le fort drôle et désenchanté Bagdad, la grande évasion ! Dans un registre semblable, sorte de fantastique oriental mâtiné d’une bonne dose de nonsense et d’ironie, l’auteur bengali déroule un récit vigoureux et inventif, puisant son inspiration dans l’imaginaire musulman. À la manière d’un conteur des Milles et une nuits, Saad Z. Hossain passe avec aisance du passé mythique au présent le plus prosaïque, mêlant physique quantique et magie primordiale pour abuser de notre suspension d’incrédulité. Il décline ainsi une intrigue centrée sur trois personnages – un père, un fils et son cousin – poussés bien malgré eux en première ligne. Entre la capitale de l’empire des Djinns et la cité tentaculaire de Dacca, via les tréfonds vicieux d’une fosse à meurtre, on s’attache à déchiffrer progressivement les enjeux d’un conflit cosmique enraciné à une époque antédiluvienne, tout en s’amusant beaucoup du choc des civilisations et du ton pétillant de l’auteur bengalis. À bien des égards brillant et atypique, du moins aux yeux d’un lecteur n’étant pas familier de la culture islamique, le roman de Saad Z. Hossain s’achève toutefois sur la fâcheuse impression d’un dénouement un tantinet bâclé qui, à défaut de convaincre pleinement, laisse poindre un sentiment d’incomplétude. Mais tout ceci appelle-t-il peut-être une suite ? L’avenir nous dira. En attendant une réponse plus sûre, Djinn City reste quand même un roman original, vif et divertissant, dont on peut louer les qualités et affirmer sans crainte qu’il ne suscite à aucun moment l’ennui.

Borne

Rachel vit à l’ombre des Falaises à Balcons, non loin d’une rivière chargée en effluents toxiques. Longtemps, elle a fui les dangers d’un monde irrémédiablement souillé, retombé en jachère après son effondrement, trouvant refuge auprès de Wick, un transfuge de la Compagnie. Sur le qui-vive, à l’affût de Mord, l’ours titanesque lévitant comme une épée de Damoclès au-dessus des ruines de la ville, mais aussi des séides hargneux et armés de la Sorcière, le couple s’est aménagé un cocon pour survivre, comptant sur les pièges de Rachel et sur la biotech venimeuse de son amant pour écarter les menaces. De cette cohabitation est née une relation quasi-incestueuse, Rachel nourrissant pour Wick une passion presque maternelle. L’arrivée de Borne, retrouvé dans les poils de la fourrure de Mord, vient fragiliser l’équilibre délicat de leur relation. De sexe et de nature indéterminés, la créature polymorphe ne tarde pas à grandir et à faire l’apprentissage de la vie, occupant une place de plus en plus importante dans l’existence de Rachel. Mais pour autant, Borne peut-il être considéré comme une personne ? Ne représente-t-il pas lui-même un péril encore plus grand ?

Borne relève à la fois du conte post-apocalyptique et du roman d’apprentissage. Un conte profondément chaleureux et optimiste, mais surtout guidé par l’esprit weird cher à Jeff VanderMeer. L’univers de Rachel est en effet hanté par les horreurs du monde d’avant où prévalait la guerre de tous contre tous. Sillonnée par des récupérateurs à la recherche de nourriture, d’un toit ou de biotech, la cité n’est plus que l’ombre de sa grandeur passée, offrant le spectacle mortifère de l’affrontement entre Mord et la Sorcière. Au cœur de ce conflit, Rachel vit dans un no man’s land affectif, oscillant entre les exigences de l’instinct de survie, la culpabilité de Wick et les remords issus de son passé. En dépit de la méfiance et de la jalousie de son compagnon, elle trouve en Borne des raisons d’aimer et de se projeter dans l’avenir, se réjouissant des progrès de la créature et s’inquiétant de sa naïveté face à la dureté du monde. Borne réenchante littéralement sa vie, lui faisant appréhender la décrépitude de son univers avec un autre regard. À son contact, la carcasse pourrissante de la ville se transforme en royaume enchanté et l’atmosphère délétère des lieux se mue en vision poétique. Elle ne parvient pourtant pas à se départir d’un sentiment de frayeur qui éclate au grand jour lorsque la créature finit par s’affranchir de sa tutelle. En adoptant son point de vue, Jeff VanderMeer nous immerge dans ses doutes, dans son quotidien périlleux, nous faisant toucher du doigt les instants de bonheur et de malheur qui constituent son ordinaire. Il nous fait percevoir également la difficulté d’être parent, de guider une autre existence sur le chemin de la conscience de soi et des autres. En apprenant à devenir une personne auprès de Rachel, Borne semble contrebalancer son être profond, bricolage génétique malveillant. Il tente d’infléchir sa condition par la force de sa volonté et avec le secret espoir de plaire à sa mère. Mais est-ce suffisant ? Libre à chacun de tirer ses propres conclusions, cependant Jeff VanderMeer a très clairement l’art et la manière de susciter le dilemme, parvenant à rendre attachant une créature résolument étrangère.

Conte absurde, bizarre et troublant, mais profondément humain, Borne se révèle une grande réussite dont il serait dommage d’ignorer le charme weird et sans complexe.

Esther

Dans un monde futuriste pas si éloigné du nôtre, les robots occupent une place de plus en plus grande et tout spécialement les lovebots féminins dont la dernière génération assure aux possesseurs une expérience en tout point semblable, physiquement du moins, à celle qu’ils auraient pu avoir avec une véritable femme, tout en laissant libre cours à leurs moindres pulsions. Les fantasmes ne se heurtent plus au réel ni au respect qui conditionne les relations humaines, et rapidement les lovebots deviennent — parfois — des esclaves sexuels soumis aux pires tortures. C’est le cas d’Esther, qui finit par tuer son propriétaire. Une enquête est ouverte pour homicide et Esther est recherchée par la police, mais aussi par la firme qui l’a créée, Synthetic Industries. Anton et Maxine vont la découvrir, presque hors d’usage, dans une rue sombre. Cette découverte va bouleverser la vie de ce couple moyen, mal dans sa peau et dans sa relation amoureuse, puis celle de leur fils, adolescent standard, en délicatesse avec les filles de son âge et le réel de manière générale. La relation qui va se nouer peu à peu entre ces personnages amènera Esther à prendre conscience (?) de la nécessité de percer le secret de ses origines. Elle se met en quête du patron de Synthetic Industries, Franck Yalda.

Esther met en scène le passage à la singularité tant redoutée, le moment où la vie artificielle s’élèvera au niveau de la conscience humaine. Olivier Bruneau fait le choix de traiter cette problématique au prisme d’un des plus grands moteurs de consommation — notamment numérique — de notre époque : la sexualité. Il en fait la source de la transformation de la société, et en quelque sorte le facteur de l’avènement de cette singularité, puisque c’est dans l’intime de la relation amoureuse que se posent les questions fondamentales de notre condition humaine : quelle place accorder à l’autre ? comment s’accorder à lui ? qu’apprendre sur soi grâce à et par lui ?

Dans Une machine comme moi (cf. Bifrost n° 99), tout en s’interrogeant davantage et plus profondément sur la question des interactions entre savoir et conscience, Ian McEwan met en scène le même questionnement et arrive à une même réponse, dans une certaine mesure : la vie de ces nouvelles consciences est intenable. Olivier Bruneau livre, quant à lui, un récit plus facile d’accès, scandé par de larges dialogues tirés du quotidien et ponctué de quelques scènes érotiques bien menées mais très marquées, elles aussi, du sceau du même quotidien. Plus encore qu’une réflexion sur la naissance d’une conscience et ses affres, l’auteur dessine ici le portrait de notre société, peinant à penser son rapport au vivant et à l’autre, et malade d’un désir mal pensé, avec des hommes souvent brutaux, aveuglés par la pulsion et donc ignorants du consentement. Esther sauvera néanmoins le couple d’Anton et Maxine. On aurait pu souhaiter qu’elle le fasse avec un peu plus de chair et de concision.

Clairières

Dans le futur proche de Clairières s’est fait jour une nouvelle déclinaison du métier d’architecte, exercée par Robert Gallant, le protagoniste de ce premier roman du plasticien Gilles Ribero. Celle-ci consiste à imaginer et bâtir des « vitrines virtuelles » à destination d’entreprises aussi bien désireuses de mettre en valeur leurs résultats économiques que de « remodeler » leurs espaces de travail. Lesdites vitrines sont ainsi nommées non pas du fait de leur inexistence matérielle – elles sont autant d’artefacts bel et bien présents – qu’à cause de ce qu’elles exposent au regard. Ces vitrines d’une nature inédite sont conçues pour « absorber toutes les données générées par l’entreprise sur une période donnée, les traiter et les réorganiser selon leurs qualités de résonance et leurs affinités ». Tenant à la fois de l’écran d’informations boursières high-tech et de l’installation d’art contemporain (leur esthétique mûrement pensée évoque un « décor expressionniste »), ces vitrines font encore office d’éléments de construction. Remplaçant les murs du bâtiment abritant une entreprise, elles encerclent les femmes et les hommes y travaillant de flux d’informations permanents. Tel a été, entre autres firmes au nom fleurant la start-up carnassière, le cas de « Clearance Inc. ». Cette même firme dans laquelle on retrouve un jour « les corps du directeur général et de ses associés dispersés dans les couloirs et les atriums, les membres éparpillés çà et là ». L’équipe dirigeante a-t-elle été victime d’une « mutinerie » ourdie par des employés rendus ivres de violence par cette nouvelle forme d’open-space ? Ou bien la résine dont sont faites ces vitrines, dotée à la grande surprise de ses concepteurs d’une capacité de reproduction propre, a-t-elle joué quelque rôle dans cette frénésie homicide ? À moins que Robert n’ait quelque responsabilité dans le massacre, lui dont le jeune fils Tom affiche un goût inquiétant pour la brutalité la plus hardcore ?

Serge Ribero laisse in fine ses lecteurs et lectrices libres de décider à qui (ou à quoi) incombe le triple meurtre de la Clearance Inc. Clairières n’a en effet que fort peu à voir avec un récit d’enquête science-fictionnelle. À peine ébauchée, l’orientation policière tourne très vite court, se diluant dans une science-fiction à peine plus assumée. L’idée de cette résine imitant un être vivant, matériau de ces vitrines incarnant littéralement les flux économiques, est pourtant riche en potentialités narratives. Mais celles-ci se noient dans l’évocation de l’intériorité de Robert, bien évidemment mise à mal par les dommages « collatéraux » de son travail. Retranscrites par une écriture non dénuée d’une certaine élégance, mais aussi trop souvent oraculaire ou théorique, les affres de Robert peinent à faire un roman. Et l’on a trop souvent l’impression d’avoir entre les mains, avec Clairières, le (long) texte d’accompagnement de quelque installation d’art contemporain…

Shining in the dark

Lilja’s Library est l’un des sites mondiaux de référence sur Stephen King. Créé en 1996 par Hans-Ake Lilja, il n’a cessé de grandir depuis, jusqu’à devenir une énorme base de données d’informations et de news sur le maître horrifique du Maine.

À l’occasion des 20 ans du site, Lilja contacta de nombreux auteurs d’horreur, dont le maître lui-même, afin de réaliser une anthologie-hommage. En résulta le recueil Shining in the Dark, qui connut au fil des années de nombreuses traductions dans quantité de pays, jusqu’à arriver aujourd’hui en France.

On y trouve douze textes, dont un, perdu, de Stephen King, et un, classique, de Poe. Des textes inédits, d’autres déjà publiés mais surtout dans des revues, ce qui fait que la plupart des œuvres rassemblées ici sont inconnues de la grande part du lectorat.

Des traitements et des longueurs très différents. Des qualités comme toujours variables. Un seul point commun : le fantastique.

Voyons ce qui mérite d’être cité.

« Le Compresseur bleu », le texte de Stephen King qui ouvre le recueil, ne vaut, hélas, guère le déplacement. King y brise le quatrième mur dans un cabotinage peu convaincant qui peine à faire lever un cil. Quand un maître de l’horreur fait sans conviction le minimum syndical.

« Le Cœur révélateur », de Poe, une histoire « gothique » de meurtre entre folie et surnaturel, est bien plus convaincant, par le sentiment d’inexorable qu’il instille et l’extrême lenteur initiale d’un déroulé préparatoire qui contraste avec une réalisation aussi vive que la détente d’un ressort, jusqu’au caractère abrupt d’une conclusion entre catharsis et libération, quand, dans l’une de ces chutes dont Poe avait le secret, le mort se venge, à moins que ce ne soit la folie qui s’exprime.

Avec « Le Réseau », Jack Ketchum et P.D. Cacek livrent un récit très inquiétant d’histoire d’amour par Internet qui avance inexorablement vers la rencontre des amants virtuels. Où on réalise que ce qu’on dit de soi n’est jamais toute la vérité, et qu’un amour déçu est une chose dangereuse.

« Aeliana », de Bev Vincent, est de ces nouvelles dans lesquelles on sent un monde dont on aimerait qu’il soit développé dans un roman pour pouvoir le parcourir à fond. Ce n’est pas le cas dans ce texte court qui, de ce fait, frustre après avoir séduit.

« Charabia et Theresa », de Clive Barker, est une pochade religieuse amusante et 16+. Le Barker de Cabal s’y amuse dans une ambiance à la Magna Veritas – les amateurs de jeux de rôle s’y retrouveront.

« La Fin de toutes choses », de Brian Keene, est un texte mélancolique, triste et touchant, dans lequel s’exprime cette vérité fondamentale selon laquelle la fin du monde peut être strictement personnelle, celle d’un monde, de mon monde, plutôt que celle du monde avec un grand M.

« L›Attraction des flammes », de Kevin Quigley, est la plus longue et la plus terrifiante des nouvelles présentées ici. Dans un mix de Ça et de La Foire des ténèbres, l’auteur inscrit le lecteur dans les pas de trois jeunes garçons pris au piège d’un attraction foraine diabolique et d’un croquemitaine impitoyable. Il leur faudra lutter pour survivre, sans aucune certitude d’y parvenir. On n’est pas dans les Goonies, mais bien dans un hommage réussi à King et Bradbury.

« L›Amour d’une mère », de Brian James Freeman, est un texte assez court qui réussit à être surprenant en retournant de manière astucieuse les perceptions de son lecteur. Comme face à un prestidigitateur, on est content d’avoir été berné.

« Le Manuel du Gardien », de John Ajvide Linqvist (l’auteur de Laisse-moi entrer) est une histoire réussie de mégalomanie autour du jeu de rôle et singulièrement de L’Appel de Cthulhu. Ici, pas d’amitié à la vie à la mort comme dans Stranger Things, les mots (du Maître de Jeu comme de Lovecraft) ont du pouvoir, et entre les mauvaises mains, ils servent à de mauvaises fins. Le texte, qui par certains côtés rappelle le Christine de King, parvient à surprendre alors qu’on pensait l’avoir cerné. C’est ma foi bien fait.

Les autres textes sont moins réussis ou prenants.

Mais ce qui est réussi l’est bien (et long). Alors…

  1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128 129 130 131 132 133 134 135 136 137 138 139 140 141 142 143 144 145 146 147 148 149 150 151 152 153 154 155 156 157 158 159 160 161 162 163 164 165 166 167 168 169 170 171 172 173 174 175 176 177 178 179 180 181 182 183 184 185 186 187 188 189 190 191 192 193 194 195 196 197 198 199 200 201 202 203 204 205 206 207 208 209 210 211 212 213 214 215 216 217 218 219 220 221 222 223 224 225 226 227 228 229 230 231 232 233 234 235 236 237 238 239 240 241 242 243 244 245 246 247 248 249 250 251 252 253 254 255 256 257 258 259 260 261 262 263 264 265 266 267 268 269 270 271 272 273 274 275 276 277 278 279 280 281 282 283 284 285 286 287 288 289 290 291 292 293 294 295 296 297 298 299 300 301 302 303 304 305 306 307 308 309 310 311 312 313 314 315 316 317 318 319 320 321 322 323 324 325 326 327 328 329 330 331 332 333 334 335 336 337 338 339 340 341 342 343 344 345 346 347 348 349 350 351 352 353 354 355 356 357 358 359 360 361 362 363 364 365 366 367 368 369 370 371 372 373 374 375 376 377 378 379 380 381 382 383 384 385 386 387 388 389 390 391 392 393 394 395 396 397 398 399 400 401 402 403 404 405 406 407 408 409 410 411 412 413 414 415 416 417 418 419 420 421 422 423 424 425 426 427 428 429 430 431 432 433 434 435 436 437 438 439 440 441 442 443 444 445 446 447 448 449 450 451 452 453 454 455 456 457 458 459 460 461 462 463 464 465 466 467 468 469 470 471 472 473 474 475 476 477 478 479 480 481 482 483 484 485 486 487 488 489 490 491 492 493 494 495 496 497 498 499 500 501 502 503 504 505 506 507 508 509 510 511 512 513 514 515 516 517 518 519 520 521 522 523 524 525 526 527 528 529 530 531 532 533 534 535 536 537 538 539 540 541 542 543 544 545 546 547 548 549 550 551 552 553 554 555 556 557 558 559 560 561 562 563 564 565 566 567 568 569 570 571 572 573 574 575 576 577 578 579 580 581 582 583 584 585 586 587 588 589 590 591 592 593 594 595 596 597 598 599 600 601 602 603 604 605 606 607 608 609 610 611 612 613 614 615 616 617 618 619 620 621 622 623 624 625 626 627 628 629 630 631 632 633 634 635 636 637 638 639 640 641 642 643 644 645 646 647 648 649 650 651 652 653 654 655 656 657 658 659 660 661 662 663 664 665 666 667 668 669 670 671 672 673 674 675 676 677 678 679 680 681 682 683 684 685 686 687 688 689 690 691 692 693 694 695 696 697 698 699 700 701 702 703 704 705 706 707 708 709 710 711 712 713 714  

Ça vient de paraître

La Maison des Soleils

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 114
PayPlug