Connexion

Actualités

New York 2140

Suite au changement climatique, le niveau des océans s’est élevé d’une quinzaine de mètres. Pourtant, à New York, l’activité est toujours aussi intense. Les immeubles sertis dans la roche sont aménagés, les autres zones, dangereuses, sont abandonnées – mais squattées. Les rues devenues des canaux sont désormais encombrées de transports fluviaux et des passerelles aériennes relient les immeubles. Les bureaux convertis en appartements, les gratte-ciel désormais indépendants sont des cités-États organisées en coopératives avec aquaculture en sous-sol, fermes aériennes en loggias et sur le toit, cantines communes pas toujours fournies.

L’intrigue suit par chapitres interposés quelques habitants du MetLife building, emblématique de cette société de l’après catastrophe. Un autre personnage intervient, simplement dénommé le Citoyen, seul à s’exprimer à la première personne, qui n’est autre que la ville elle-même délivrant avec un avis tranché les explications nécessaires à la compréhension du background, sections didactiques isolées de la narration, selon un procédé que l’auteur a développé dans de précédents romans, et qui n’est pas sans rappeler celui de Brunner dans Tous à Zanzibar. Autour d’eux gravitent d’autres personnages en lien avec les intrigues aventureuses ou policières du roman, comme Hexter, vieil homme qui squatte un immeuble menaçant de s’effondrer, à la recherche d’un trésor du xviii e siècle jamais retrouvé, ou Idelba, modeste capitaine d’une barge partie sauver des gens de la tempête. On ne peut qu’admirer l’ingéniosité humaine pour préserver la ville, se réjouir de voir la jeune population profiter des marées pour surfer d’une rue à l’autre. Ici, les gens rêvent, aiment et créent, ils vivent à fond leur époque, ils n’en connaissent pas d’autre.

C’est d’ailleurs cette entraide qui représente un des points saillants de ces récits entrecroisés, la formidable capacité de résilience d’une ville qui ne renonce jamais : les orphelins illettrés Stefan et Roberto, qui vivent de débrouille sur leur bateau, assistent le vieil érudit dans sa quête et sont secourus par Franklin, le trader pas si inhumain, épaulé par Vlade, le concierge qui aide discrètement tout le monde. Ils secourent même à distance Amelia Black, reporter écologiste dont le dirigeable Migration assistée transporte une faune menacée vers un écosystème moins détérioré, tandis que l’avocate Charlotte signale la disparition de Mutt et Jeff, deux codeurs trop soucieux d’éthique, à l’inspectrice Gen, laquelle enquête sur l’OPA hostile dont leur tour fait l’objet.

La cause est entendue depuis longtemps : l’écologie est décriée dès lors que l’économie est en jeu. Ici, la capacité d’adaptation du monde de la finance est équivalente à la résilience de la population. Ainsi, l’indicateur boursier IPPI, que le trader qualifie de géofinance, se base sur l’Indice des prix des propriétés intertidales, les buildings inondés deux fois par jour lors des marées, indice utile dans l’estimation d’investissements variés, « y compris les paris sur la performance de l’indice lui-même. » Que le niveau de la mer à travers le monde baisse ou augmente, les traders dégagent des bénéfices.

En référence à la Destruction créatrice (1) qualifiée d’autre nom du capitalisme, K. S. Robinson dénonce l’imagination destructrice, la destruction créative dont se rend coupable la finance. Son réquisitoire est sans appel : « Suis-je en train de dire que la montée des eaux, la pire catastrophe de l’histoire de l’humanité (…) a en réalité profité au capitalisme ? Oui, je le dis. » Si certains de ses propos en faveur des exploités ne choquent personne en France, ils sont probablement chez lui ceux d’un extrémiste communiste.

Très documenté, comme toujours, plus militant que jamais, K. S. Robinson décrit l’immersion de la Grosse Pomme avec une précision hyperréaliste qui est aussi une promenade touristique. Un bon roman, d’ores et déjà sélectionné pour le prix Hugo.

Note
(1). La théorie de la Destruction créatrice de Joseph Schumpeter, économiste viennois émigré aux États-Unis, stipule que l’innovation, si elle est destructrice d’emplois, est également source de croissance. [NdA]

Lady Astronaute

[Critique commune à Vers les étoiles et Lady Astronaute.]

Dans cette uchronie, les Américains ont placé un satellite en orbite avant les Russes. Et pour cause : la chute d’une météorite, en 1952, qui a détruit Washington et une grande partie de la côte Est. Nathaniel York, ingénieur spatial qui a l’oreille des militaires et des gouvernants, tente de convaincre ce beau monde que la météorite n’est pas une attaque des Russes. Lorsque son épouse Elma, génie mathématique et ancienne pilote durant la Seconde Guerre Mondiale, calcule qu’après l’hiver nucléaire consécutif à la catastrophe suivra un réchauffement climatique qui sonnera le glas de l’espèce humaine, faute d’une adaptation suffisamment rapide des végétaux, il lui demande de présenter ses conclusions au président intérimaire, Brannan, afin d’accélérer la conquête de l’espace. Elma York doit pour cela vaincre les préjugés misogynes des responsables de la nation, ainsi que sa timidité maladive. Deux handicaps sérieux pour une pilote désireuse d’aller dans l’espace, encore en proie à l’hostilité d’un supérieur hiérarchique, le colonel Stetson Parker, séduisant et charismatique pilote, machiavélique et ambitieux militaire, bien décidé à lui barrer la route des étoiles, à elle et aux femmes en général, cantonnées dans leur rôle de calculatrices. Avec sa ténacité à toute épreuve et le soutien inconditionnel de son mari, Elma York parvient à lever un à un les obstacles, devenant un modèle pour toutes les femmes qui rêvent d’un destin, la Lady astronaute symbole de la lutte contre les préjugés sexistes et racistes.

C’est une conquête de l’espace alternative que propose Mary Robinette Kowal dans ce roman à la documentation sans faille, qui mêle avec une grande habilité des faits historiques longtemps ignorés, davantage médiatisés aujourd’hui. Les Figures de l’ombre, roman de Margot Lee Shetterly adapté à l’écran, n’était pas paru à l’époque de la rédaction de ce roman, mais nombre d’ouvrages, monographies et romans, BD, parfois adaptés au cinéma ou au théâtre, relataient l’histoire de l’unité WASP (Women Air-Force Service Pilots) des femmes pilotes de guerre créée durant la Seconde Guerre Mondiale par Jackie Cochran, qui a également financé le projet Mercury 13 d’entraînement de femmes astronautes, ainsi que l’histoire des calculatrices du programme spatial de la NASA, Katherine Johnson ayant aussi écrit son autobiographie.

La figure de Elma York synthétise l’ensemble des combats menés par ces pionnières, ses amies afro-américaines incarnant la lutte contre le racisme. On réalise mal aujourd’hui, et on comprend encore moins, l’Everest que ces femmes devaient affronter au quotidien. La narration détaillée de Mary Robinette Kowal se fait comptable des vexations et comportements inappropriés (« Il a souri à ma poitrine »), et des décisions faisant de leur groupe des AspAs – des aspirantes astronautes –, contrairement à leurs homologues masculins d’ores et déjà qualifiés d’astronautes. Les arguments en faveur de la femme dans l’espace ou les objections à leur présence sentent le vécu et font écho à ceux qu’on trouve ailleurs (comme l’autorisation des WASP d’avoir un blason brodé sur leur veste, à condition qu’il soit inférieur en taille à celui des hommes, comme le relatent Yann et Romain Hugault, auteurs de la série BD Angel Wings).

Certains éléments narratifs ne sont pas sans évoquer Contact de Carl Sagan. Marionnettiste, Mary Robinette Kowal n’a pas son pareil pour donner vie à ses personnages. L’autrice de la série The Glamourist Histories, romances à la Jane Austen dans un univers de fantasy, n’hésite pas à jouer la carte de l’émotion pour dramatiser les scènes, forçant parfois le trait. Mais le cocktail à peine trop sucré reste un savant dosage : on se passionne pour cette conquête alternative de l’espace qui est d’abord une conquête de la liberté, abordant les thèmes du féminisme, du racisme et de l’écologie avec un optimisme solaire. L’ouvrage a remporté une avalanche de prix : Hugo et Nébula 2018, Locus 2019 et Sidewise de la meilleure uchronie, en attendant les récompenses à l’étranger…

Le recueil Lady astronaute paru conjointement en « Folio SF » présente cinq nouvelles appartenant au même univers. Autour d’événements passés ou à venir dans les prochains opus de la série, l’accent est chaque fois davantage mis sur les relations entre les personnages que sur la situation : « Nous interrompons cette émission » est un prélude à la catastrophe, les quatre autres se déroulent sur fond de colonisation de Mars. On retiendra notamment « Le Rouge des fusées », sur l’organisation d’un feu d’artifice sur Mars, pour la relation entre un homme et sa mère vieillissante, et « La Lady Astronaute de Mars », où un couple vieillissant se trouve confronté à un dilemme en lien avec les étoiles et leur union : un texte bouleversant récompensé par un autre Hugo qui justifie à lui seul l’achat du recueil.

Vers les étoiles

[Critique commune à Vers les étoiles et Lady Astronaute.]

Dans cette uchronie, les Américains ont placé un satellite en orbite avant les Russes. Et pour cause : la chute d’une météorite, en 1952, qui a détruit Washington et une grande partie de la côte Est. Nathaniel York, ingénieur spatial qui a l’oreille des militaires et des gouvernants, tente de convaincre ce beau monde que la météorite n’est pas une attaque des Russes. Lorsque son épouse Elma, génie mathématique et ancienne pilote durant la Seconde Guerre Mondiale, calcule qu’après l’hiver nucléaire consécutif à la catastrophe suivra un réchauffement climatique qui sonnera le glas de l’espèce humaine, faute d’une adaptation suffisamment rapide des végétaux, il lui demande de présenter ses conclusions au président intérimaire, Brannan, afin d’accélérer la conquête de l’espace. Elma York doit pour cela vaincre les préjugés misogynes des responsables de la nation, ainsi que sa timidité maladive. Deux handicaps sérieux pour une pilote désireuse d’aller dans l’espace, encore en proie à l’hostilité d’un supérieur hiérarchique, le colonel Stetson Parker, séduisant et charismatique pilote, machiavélique et ambitieux militaire, bien décidé à lui barrer la route des étoiles, à elle et aux femmes en général, cantonnées dans leur rôle de calculatrices. Avec sa ténacité à toute épreuve et le soutien inconditionnel de son mari, Elma York parvient à lever un à un les obstacles, devenant un modèle pour toutes les femmes qui rêvent d’un destin, la Lady astronaute symbole de la lutte contre les préjugés sexistes et racistes.

C’est une conquête de l’espace alternative que propose Mary Robinette Kowal dans ce roman à la documentation sans faille, qui mêle avec une grande habilité des faits historiques longtemps ignorés, davantage médiatisés aujourd’hui. Les Figures de l’ombre, roman de Margot Lee Shetterly adapté à l’écran, n’était pas paru à l’époque de la rédaction de ce roman, mais nombre d’ouvrages, monographies et romans, BD, parfois adaptés au cinéma ou au théâtre, relataient l’histoire de l’unité WASP (Women Air-Force Service Pilots) des femmes pilotes de guerre créée durant la Seconde Guerre Mondiale par Jackie Cochran, qui a également financé le projet Mercury 13 d’entraînement de femmes astronautes, ainsi que l’histoire des calculatrices du programme spatial de la NASA, Katherine Johnson ayant aussi écrit son autobiographie.

La figure de Elma York synthétise l’ensemble des combats menés par ces pionnières, ses amies afro-américaines incarnant la lutte contre le racisme. On réalise mal aujourd’hui, et on comprend encore moins, l’Everest que ces femmes devaient affronter au quotidien. La narration détaillée de Mary Robinette Kowal se fait comptable des vexations et comportements inappropriés (« Il a souri à ma poitrine »), et des décisions faisant de leur groupe des AspAs – des aspirantes astronautes –, contrairement à leurs homologues masculins d’ores et déjà qualifiés d’astronautes. Les arguments en faveur de la femme dans l’espace ou les objections à leur présence sentent le vécu et font écho à ceux qu’on trouve ailleurs (comme l’autorisation des WASP d’avoir un blason brodé sur leur veste, à condition qu’il soit inférieur en taille à celui des hommes, comme le relatent Yann et Romain Hugault, auteurs de la série BD Angel Wings).

Certains éléments narratifs ne sont pas sans évoquer Contact de Carl Sagan. Marionnettiste, Mary Robinette Kowal n’a pas son pareil pour donner vie à ses personnages. L’autrice de la série The Glamourist Histories, romances à la Jane Austen dans un univers de fantasy, n’hésite pas à jouer la carte de l’émotion pour dramatiser les scènes, forçant parfois le trait. Mais le cocktail à peine trop sucré reste un savant dosage : on se passionne pour cette conquête alternative de l’espace qui est d’abord une conquête de la liberté, abordant les thèmes du féminisme, du racisme et de l’écologie avec un optimisme solaire. L’ouvrage a remporté une avalanche de prix : Hugo et Nébula 2018, Locus 2019 et Sidewise de la meilleure uchronie, en attendant les récompenses à l’étranger…

Le recueil Lady astronaute paru conjointement en « Folio SF » présente cinq nouvelles appartenant au même univers. Autour d’événements passés ou à venir dans les prochains opus de la série, l’accent est chaque fois davantage mis sur les relations entre les personnages que sur la situation : « Nous interrompons cette émission » est un prélude à la catastrophe, les quatre autres se déroulent sur fond de colonisation de Mars. On retiendra notamment « Le Rouge des fusées », sur l’organisation d’un feu d’artifice sur Mars, pour la relation entre un homme et sa mère vieillissante, et « La Lady Astronaute de Mars », où un couple vieillissant se trouve confronté à un dilemme en lien avec les étoiles et leur union : un texte bouleversant récompensé par un autre Hugo qui justifie à lui seul l’achat du recueil.

La Mort et le Météore

Malgré lui, un fonctionnaire mexicain planqué au ministère de l’Immigration, dont le lecteur ne connaîtra jamais le nom, se retrouve en charge de la migration des Kaajapukugi vers une terre de refuge au Mexique. Ces Indiens d’Amazonie, une cinquantaine d’hommes, ont derrière eux une longue histoire faite de recombinaison, de renaissance et de destruction. Flanqué de l’étrange Boaventura, ethnographe raté auto-érigé en protecteur, le jeune bureaucrate va aider le peuple mazathèque du Huautla à accueillir les Kaajapukugi. Mais l’improbable se produit : ceux-ci se suicident à peine arrivés à bon port. Peu après, c’est Boaventura lui-même qui est retrouvé mort.

La première partie du roman est irriguée par la question des migrations et des rapports entre ethnographie et colonialisme. On y saisit l’importance des refuges et de la solidarité à créer face aux désastres écologiques et sociaux perpétrés par les Occidentaux. Le récit se complexifie ensuite en alternant les points de vue du bureaucrate et de Boaventura. Celui-ci s’adresse au fonctionnaire via une vidéo-testament où il confesse sa propre compromission dans la fin tragique des Indiens. On est transporté par sa voix dans une suite de péripéties où l’aventurier se perd et entraîne avec lui tous ceux qui l’entourent. Parallèlement, le fonctionnaire se trouve à la fois engagé dans une enquête visant à élucider la mort des Kaajapukugi et dans le travail de deuil de ses propres parents. Cela fonctionne assez bien, on suit avec aisance le passage entre ces différents questionnements et niveaux de réalité.

La mort rôde, donc. Mais quid du météore annoncé dans le titre et de « l’audacieuse pointe de science-fiction » mentionnée en quatrième de couverture ? Tout au long de l’ouvrage, on apprend qu’une sonde spatiale chinoise habitée est sur le point d’être envoyée vers Mars. De loin, le fonctionnaire suit les opérations jusqu’au jour du lancement. Quel est le rapport ? C’est là que le bât blesse un peu : en quelques pages, l’auteur tente de nous convaincre du lien intime entre la cosmogonie des Kaajapukugi et le voyage interplanétaire des Chinois. Certes, on accepte d’emblée de ne pas lire du Egan ni du Le Guin, mais ça reste tout de même maigre pour un amateur de SF.

Cette réserve formulée, il importe de noter tout l’intérêt du roman et le plaisir pris à sa lecture. Terron dépeint ce peuple de « Schopenhauer sauvages » avec finesse et humour. Ceux qui apprécient les messages métaphysiques seront d’ailleurs servis, voire surpris… Ils sortiront en tout cas de cette histoire avec des idées pour spéculer sur le temps, la génération, l’héritage et le devenir fantomatique (ou non !) des individus et des peuples.

Bref, voici un livre intelligent et divertissant qui vous fera parcourir des chemins inattendus, à condition toutefois de n’être pas trop chatouilleux au niveau des entournures logiques et des fondations scientifiques.

Sexties

Lorsqu’on évoque aujourd’hui les débuts d’une bande dessinée française destinée aux adultes, on cite souvent le Pilote de René Goscinny comme matrice ayant accouché au cours de la première moitié des seventies de L’Écho des Savanes, de Fluide Glacial et de Métal Hurlant, qui révolutionnèrent le neuvième art. L’histoire de toutes ces revues est désormais bien documentée (on pense ici à Les Années Pilote, Dargaud, 1996, ou à Métal Hurlant – La Machine à rêver, Denoël, 2005)

Il ne faudrait pas pour autant oublier le rôle joué par le fameux libraire-éditeur Éric Losfeld qui édita, dès 1964, à l’enseigne du Terrain Vague, le Barbarella de Forest, mais pas seulement puisque suivit dans son département BD une petite quinzaine d’albums novateurs qui eurent parfois à se frotter à la censure avant de tomber pour nombre d’entre eux dans un oubli immérité.

C’est à ces bandes dessinées déviantes, mutantes, relevant de la SF et/ou de l’érotisme, que Benoît Bonte consacre son premier essai aux éditions PLG.

Il commence par rappeler le contexte de l’époque – premiers clubs d’amateurs, première librairie spécialisée… –, puis s’attarde sur la personnalité de Losfeld, descendu de sa Belgique natale pour éditer à Paris les Surréalistes chers à son cœur, avant de braquer son projecteur sur Jean-Claude Forest.

Barbarella vient au monde dans les pages du V Magazine de Georges Gallet, grand connaisseur de la SF et responsable du « Rayon Fantastique », dont de nombreuses couvertures ont été illustrées… par Forest. Comme quoi, tout est lié ! Losfeld ira la chercher dans les pages du magazine polisson pour en faire un album luxueux, relié, avec jaquette, qui deviendra la figure de proue de son catalogue et l’un de ses best-sellers, avant que le personnage apparaisse dans une chanson de Gainsbourg et soit personnifié par Jane Fonda. À partir de là, il n’aura de cesse de renouveler son exploit éditorial et aura la chance de croiser la route de Guy Peellaert qui fera de lui l’éditeur des Aventures de Jodelle. Excellente pioche à nouveau, du côté du Pop Art cette fois-ci. Puis Losfeld découvrira le très jeune Philippe Druillet, dont il publiera l’inabouti premier opus qui mettait déjà en scène Lone Sloane.

Le sommet de sa production correspondra au mythique Saga de Xam de Nicolas Devil sur scénario de Jean Rollin, ce feu d’artifice graphique édité dans un écrin luxueux et accompagné d’une loupe afin que le lecteur profite des moindres détails !

Il remettra le couvert avec Peellaert pour Pravda la survireuse, éditera le Valentina de Crepax, le Lolly Strip de Pichard et, en 1970, Kris Kool, le très psychédélique album d’un jeune inconnu qui ne le restera pas longtemps, j’ai nommé Caza !

Même s’il s’est fourvoyé avec certains titres, Losfeld aura eu le mérite de faire de belles découvertes et de poser les fondations d’une bande dessinée pour adultes qui, avant lui, n’existait pas. Tel est le bilan tiré par Benoît Bonte à la fin de Sexties – Les Filles du Terrain Vague, un ouvrage à la très riche iconographie, dans lequel on croise de nombreuses personnalités du monde de la contre-culture des années 60 et au-delà – Francis Lacassin, Alain Dorémieux, Jacques Sternberg, Michel Demuth, Maxim Jakubowski, Michael Moorcock… –, et dont la lecture, pour compléter celle des mémoires de Losfeld, Endetté comme une mule, rééditées en 2017 par les éditions Tristram, vous est chaudement recommandée.

Agrapha

Œuvre singulière à plus d’un titre – peut-être est-elle-même la parution la plus extraordinaire de cette Rentrée littéraire 2020… – Agrapha l’est d’abord par sa forme éditoriale. Dotée d’une couverture d’emblée énigmatique (sur la couverture, le titre semble étrangement flotter dans les hauteurs d’une sombre forêt), le livre est fermé sur lui-même par un rabat lui donnant d’intrigantes allures de grimoire médiéval. À moins que l’on y voie une manière de dossier, compilant un matériau aussi hétérogène qu’étrange. Agrapha agrège en effet trois éléments principaux. Le premier d’entre eux se présente comme la traduction d’écrits médiévaux, conservés dans la Bibliothèque Nationale d’Autriche. C’est là que la narratrice (Luvan elle-même, comme on finira par le comprendre) explique avoir consulté une dizaine de récits rédigés au haut Moyen Âge par quelques-uns des membres de « la communauté d’Adsagonae Fons ». Réunissant huit « sanctimoniales », ce gynécée religieux semble avoir écrit l’une des pages parmi les plus oubliées, mais aussi parmi les plus étranges, de l’histoire d’une chrétienté oscillant encore entre orthodoxie chrétienne et paganisme toujours vivace. À ces « documents » écrits en « une langue ultralocale, amalgame de plusieurs latins, de plusieurs celtiques et de plusieurs germaniques », Agrapha adjoint ensuite un « Exegetice », id est pour les non latinistes un docte commentaire par Luvan de quelques-uns des points les plus sibyllins de ces textes souvent oraculaires. Puis après avoir affecté toutes les apparences d’un travail académique – mais déjà troublant… –, Agrapha bascule à l’occasion de ses deux dernières parties dans une sorte d’autofiction. Il s’agit, nous explique l’éditeur, d’un cahier et d’un parchemin, tous deux de la main de Luvan. Restitués au plus près des manuscrits originels (certaines des pages les reproduisent en fac-similé), ces textes retracent l’aventure fantastique qu’a connue Luvan, après être partie sur les traces des huit femmes d’Adsagonae Fons…

De ladite aventure, et même odyssée, on ne dira pas beaucoup plus, soucieux de ne pas divulgâcher. Mais au moins peut-on indiquer que celle-ci permettra aux lecteurs et lectrices de s’abîmer encore plus profondément dans le monde dévoilé par les textes médiévaux ouvrant Agrapha. Un univers dans lequel le syncrétisme du miraculeux chrétien et du merveilleux païen engendre une fantasy d’inspiration à la fois savante et poétique, pouvant donner lieu à des visions assez inédites dans le genre : telle celle de la métamorphose de l’armée des assaillants « hors humains » des sanctimoniales en « un cortège insane de chenilles processionnaires, dont toutes les jambes auraient été écartelées par quelque puissance malicieuse », tandis que la mer « se couvre de glace, depuis le lointain jusqu’à la berge, à une vitesse fantastique ». Certainement placé sous le signe de l’étrange, Agrapha s’affirme aussi comme un ouvrage politique. Et même féministe, puisque c’est un épisode matriarcal de l’Histoire qu’il se propose de retracer. Un temps durant lequel les huit femmes puissantes d’Adsagonae Fons, depuis la grotte aux contours utérins les abritant, s’appliquaient à faire régner l’harmonie entre les sexes comme entre les espèces. Une époque pendant laquelle la magie féminine n’avait pas encore été réduite à néant par les mâles inquisiteurs de la chasse aux sorcières, étendant encore ses bienfaits aux humains comme aux animaux…

Fantastique et utopique quant à son récit, Agrapha l’est enfin par son écriture même. Ou plutôt par ses écritures, car Luvan déploie un vaste éventail de langues comme d’images pour non pas tant décrire qu’invoquer le monde perdu d’Adsagonae Fons. Car c’est un véritable roman sorcier qu’offre Luvan, spécialement destiné à celles et ceux qui voient dans la littérature une manière de magie…

Dune : le mook

[Critique commune à Dune, un chef d’œuvre de la science-fiction, Les Enseignements de Dune et Dune : le mook.]

Cette année 2020, qui a marqué les 55 ans du roman de Frank Herbert, aurait dû voir la sortie d’une nouvelle adaptation au cinéma, reprogrammée pour l’instant en octobre 2021. Les projets éditoriaux autour de Dune se sont multipliés, notamment ceux voulant en décortiquer le contenu.

[…]

Enfin, le dernier en date, intitulé sobrement Dune : le mook est le plus ambitieux par l’étendue des sujets abordés : biographie de Franck Herbert, considération sur l’univers livresque de Dune, mais également présentation des différentes adaptations au cinéma (le projet de Jodorowsky, celle de David Lynch et celle à venir de Denis Villeneuve), des séries TV, des comics et des différents jeux inspirés par l’œuvre source. Autant dire que le contenu est copieux, d’autant qu’il prend des formes variées : interviews (comme celles de Brian Herbert, de Villeneuve ou de Brontis Jodorowsky) ou témoignages (comme celui de Robin Hobb), analyse des personnages et des concepts… Et il fait appel à quarante-neuf plumes différentes (dont trois traducteurs). Autant dire que le lecteur y trouvera à boire et à manger, sachant qu’une dizaine d’articles sont signés de contributeurs à d’autres livres sur Dune (dont les deux précités, mais également Dune – exploration scientifique et culturelle d’une planète-univers paru sous la direction de Roland Lehoucq au Bélial’) et que la qualité est donc variable d’un auteur à l’autre. Sur la forme, Dune : le mook est un bel objet entre autres illustré par Aurélien Police, avec des partis pris esthétiques intéressants à défaut d’être toujours très lisibles (de nombreuses pages sont très sombres quand d’autres voient leur texte imprimé en encre couleur cannelle, vert ou bleu sur blanc, etc.) Un mook qu’on prendra le temps de parcourir pour en picorer les informations.

Les Enseignements de Dune

[Critique commune à Dune, un chef d’œuvre de la science-fiction, Les Enseignements de Dune et Dune : le mook.]

Cette année 2020, qui a marqué les 55 ans du roman de Frank Herbert, aurait dû voir la sortie d’une nouvelle adaptation au cinéma, reprogrammée pour l’instant en octobre 2021. Les projets éditoriaux autour de Dune se sont multipliés, notamment ceux voulant en décortiquer le contenu.

[…]

Les Enseignements de Dune, sous-titré « Enjeux actuels dans l’œuvre phare de Frank Herbert », se veut lui un ouvrage universitaire et multidisciplinaire sur l’intégrale du cycle. Non seulement les six romans de la main de Frank Herbert, mais également les préquelles et séquelles commises par Brian Herbert et Kevin J. Anderson. Disons-le de suite, ce livre est très inégal, aride comme Arrakis elle-même et pose quelques soucis. Pour la forme, il s’agit d’une collection d’articles scientifiques organisés autour de six grands thèmes : le Jihad et le monde arabe, l’écologie, les religions, les avancées technologiques, le pouvoir et les femmes. Tous suivis de l’inévitable bibliographie et truffés de notes de bas de page. Plus gênant pour qui n’est pas parfaitement bilingue, ils mêlent allègrement l’anglais et le français dans le texte sans proposer de traduction des citations d’une langue à l’autre. Sur le fond… Certains des intervenants, notamment Sami Aoun qui signe de « Dune à Daesh », auraient été bien inspirés de (re)lire le livre dont ils devaient parler avant d’écrire quoi que ce soit. Cela éviterait de coller n’importe quel fantasme dans l’écrit de Frank Herbert. Un exemple ? Non, le krys n’est pas une marque de virilité fremen. Les femmes, telles la Shadout Mapes ou Chani, le portent et l’utilisent tout autant. C’est une marque d’appartenance à la tribu. Et malheureusement, ces erreurs factuelles se retrouvent dans tous les chapitres. Du coup, cela dégrade fortement l’intérêt des thèses étayées. Comment faire confiance à des scientifiques, quelles que soient leurs spécialisations, s’ils ne vérifient pas les faits et ne tiennent pas compte des sources de leurs travaux ?

[…]

Dune, un chef d’œuvre de la science-fiction

[Critique commune à Dune, un chef d’œuvre de la science-fiction, Les Enseignements de Dune et Dune : le mook.]

Cette année 2020, qui a marqué les 55 ans du roman de Frank Herbert, aurait dû voir la sortie d’une nouvelle adaptation au cinéma, reprogrammée pour l’instant en octobre 2021. Les projets éditoriaux autour de Dune se sont multipliés, notamment ceux voulant en décortiquer le contenu.

Dans Dune, un chef-d’œuvre de la science-fiction, Nicolas Allard ne propose point d’explication sociologique ou scientifique de l’univers abordé. L’auteur cherche avant tout à resituer Dune en tant qu’œuvre de fiction : dans quelles conditions Frank Herbert l’a écrite, les messages qu’il a voulu faire passer, ses différentes influences. Mais également en esquisser la descendance en littérature, au cinéma (un chapitre entier est consacré à Star Wars), en série et dans l’imaginaire de façon générale. Divisé en huit chapitres thématiques (le Jihad, l’écologie, les femmes, le mythe du héros, etc.), Dune, un chef-d’œuvre… fait un tour d’horizon, complet mais subjectif, de l’œuvre en tant que création. Seul léger bémol, en dehors d’une couverture et de son pendant en noir et blanc fortes, les illustrations d’Emmanuel Brière Le Moan semblent bien ternes. Un peu trop inspirées par le travail d’Alejandro Jodorowsky sur son projet d’adaptation du roman ?

[…]

Le Janissaire

Les janissaires étaient des soldats-esclaves, recrutés de force dès l’enfance pour intégrer un corps d’armée redouté par les ennemis de l’empire ottoman jusqu’au XIXe siècle : Olivier Bérenval s’inspire de cette tradition militaire et la prend pour prétexte d’un retour à l’univers de son roman Nemrod. Le Janissaire semble se dérouler à une époque antérieure à celle de son prédécesseur : sans lien narratif évident entre les deux textes, il serait difficile de déclarer qu’il en constitue à coup sûr la préquelle.

Après un space opera faisant la part belle aux périls cosmiques, place donc à un planet opera se déroulant sur une planète aride, en cours de colonisation et en partie arriérée. Y vit un variant de l’humanité adapté à ses conditions hostiles, porté au secret, dont certains membres s’opposent à l’ordre du pouvoir central qu’incarne un genre de proconsul aussi cruel que décadent. Comme le lecteur s’en rendra compte, il ne manque presque rien — hormis l’Épice, peut-être… et encore… — pour que la citation de Dune (après celle entre autres d’Hypérion dans Nemrod) soit sensible. Toute œuvre se nourrissant de celles auxquelles son auteur a eu accès au préalable, il n’est pas étonnant que Le Janissaire ait une apparence de collage littéraire.

Certains éléments du collage s’assemblent assez bien : Kimsè, le Janissaire éponyme, est de toute façon lui-même un collage humain et informatique dont les souvenirs sont au moins en partie truqués ; l’enquête policière, destinée à résoudre l’énigme de l’assassinat d’une huile, ne saurait être menée à bien par un individu isolé ; enfin la révolte qui décidera du sort du monde va dépendre d’actions décentralisées. Malheureusement, d’autres éléments du collage ne convainquent pas. Que cherchait au fond à nous raconter l’auteur de ce texte ? S’agissait-il de sense of wonder pur et simple ? Voulait-il nous parler de ce qui fait l’essence de l’identité humaine ? Désirait-il donner à voir une révolte victorieuse ? Quelle qu’ait été son intention, c’est le texte lui-même et sa construction qui perdent le lecteur, à tel point que le seul bon moment de ce livre finit par être celui où on le termine. On pourra regretter que ce sentiment ne se soit présenté qu’au terme de cinq mille pages ressenties…

  1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128 129 130 131 132 133 134 135 136 137 138 139 140 141 142 143 144 145 146 147 148 149 150 151 152 153 154 155 156 157 158 159 160 161 162 163 164 165 166 167 168 169 170 171 172 173 174 175 176 177 178 179 180 181 182 183 184 185 186 187 188 189 190 191 192 193 194 195 196 197 198 199 200 201 202 203 204 205 206 207 208 209 210 211 212 213 214 215 216 217 218 219 220 221 222 223 224 225 226 227 228 229 230 231 232 233 234 235 236 237 238 239 240 241 242 243 244 245 246 247 248 249 250 251 252 253 254 255 256 257 258 259 260 261 262 263 264 265 266 267 268 269 270 271 272 273 274 275 276 277 278 279 280 281 282 283 284 285 286 287 288 289 290 291 292 293 294 295 296 297 298 299 300 301 302 303 304 305 306 307 308 309 310 311 312 313 314 315 316 317 318 319 320 321 322 323 324 325 326 327 328 329 330 331 332 333 334 335 336 337 338 339 340 341 342 343 344 345 346 347 348 349 350 351 352 353 354 355 356 357 358 359 360 361 362 363 364 365 366 367 368 369 370 371 372 373 374 375 376 377 378 379 380 381 382 383 384 385 386 387 388 389 390 391 392 393 394 395 396 397 398 399 400 401 402 403 404 405 406 407 408 409 410 411 412 413 414 415 416 417 418 419 420 421 422 423 424 425 426 427 428 429 430 431 432 433 434 435 436 437 438 439 440 441 442 443 444 445 446 447 448 449 450 451 452 453 454 455 456 457 458 459 460 461 462 463 464 465 466 467 468 469 470 471 472 473 474 475 476 477 478 479 480 481 482 483 484 485 486 487 488 489 490 491 492 493 494 495 496 497 498 499 500 501 502 503 504 505 506 507 508 509 510 511 512 513 514 515 516 517 518 519 520 521 522 523 524 525 526 527 528 529 530 531 532 533 534 535 536 537 538 539 540 541 542 543 544 545 546 547 548 549 550 551 552 553 554 555 556 557 558 559 560 561 562 563 564 565 566 567 568 569 570 571 572 573 574 575 576 577 578 579 580 581 582 583 584 585 586 587 588 589 590 591 592 593 594 595 596 597 598 599 600 601 602 603 604 605 606 607 608 609 610 611 612 613 614 615 616 617 618 619 620 621 622 623 624 625 626 627 628 629 630 631 632 633 634 635 636 637 638 639 640 641 642 643 644 645 646 647 648 649 650 651 652 653 654 655 656 657 658 659 660 661 662 663 664 665 666 667 668 669 670 671 672 673 674 675 676 677 678 679 680 681 682 683 684 685 686 687 688 689 690 691 692 693 694 695 696 697 698 699 700 701 702 703 704 705 706 707 708 709 710 711 712 713 714  

Ça vient de paraître

La Maison des Soleils

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 114
PayPlug