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inKarmations

Vienne 1910. Un petit homme moustachu à l’allure peu remarquable est attaqué sans raison apparente dans une rue de la capitale autrichienne. Il est sauvé par une mystérieuse inconnue surgie de nulle part alors que ses attaquants se transforment en monstres au yeux rouges avant de disparaître. Alyane vient de remplir sa mission : protéger Adolf Hitler. Voilà, ça, c’est fait.

Dans InKarmations, nouveau roman publié chez Leha, Pierre Bordage rejoue la classique opposition entre le bien et le mal, entre les anges et les démons, à travers le prisme de ses inclinaisons spirituelles. Les anges sont remplacés par les karmachari, qui obéissent aux Seigneurs du Karma et tentent de sauver l’humanité en intervenant à différents tournants de son Histoire. Les démons sont joués par les rakchas, créatures du Seigneur des abîmes, qui visent eux à terminer l’humanité avec extrême préjudice. Le bien et le mal font place à la notion plus nuancée de karma et aux trois forces que sont la création, l’équilibre et la destruction. Pierre Bordage prend soin de longuement l’expliquer. C’est sur l’équilibre que les Seigneurs du karma veillent, hors du temps, depuis le Vimana, en déchiffrant la trame karmique du passé, du présent et du futur. Lassé de voir ses plans sans cesse contrariés par les interventions des Karmachari — et on le comprend –, le Seigneur des abîmes décide de s’en prendre directement au Vimana.

Libéré de l’unité de temps, InKarmations embarque son lecteur à travers les époques, en plusieurs tableaux, de la préhistoire jusqu’à la colonisation spatiale dans un avenir lointain. La fresque, malheureusement, n’échappe pas aux représentations caricaturales de l’Histoire et des humains qui l’habitent. Ces derniers, alors qu’ils sont au centre des attentions et du combat mythique qui se joue autour de leur destin, sont remarquablement absents du récit. Ignorants pantins de la trame et du drame, leur rôle est de subir, et si Bordage leur confie la force créatrice de l’équation, celle-ci ne sera jamais mise en scène. De même, si les Seigneurs qui s’affrontent ne sont pas des divinités, la résolution des situations fait trop souvent appel un deus ex machina dont l’action, par ailleurs enlevée, aurait très bien pu se passer.

Le fil rouge du récit est un triangle amoureux qui relie les trois Karmacharis Alyane, son prétendant Djegou et son amoureux Elakim. Le personnage de Djegou est assez peu subtil dans son rôle de gentil-mais-pas-vraiment tentant tout pour sortir le récit d’un manichéisme binaire qui s’impose malgré tout. Au final, si on suit Alyane, c’est Elakim, qui, dans ses différentes incarnations, ressort comme le personnage le plus intéressant.

InKarmations ne surprendra pas les connaisseurs de l’œuvre de Pierre Bordage tant les thèmes abordés sont des classiques de l’auteur. Le savoir-faire du conteur célébré en fait un livre agréable à lire, mais qui ne marquera sans doute pas la trame du temps (1).

(1). Ni non plus celle de l’histoire de la maquette de couverture, tant celle qui nous est présentée ici a dû être réalisée par le petit frère du/de la maquettiste attitré(e). [NdRC]

Passing Strange

Une vieille asiatique, Helen Young, se rend dans un immeuble miteux de Chinatown, à San Francisco, pour y récupérer un coffre en bois. Si l’histoire commence de nos jours, c’est une évocation de la ville en 1940, dans les mois précédant l’entrée en guerre des Etats-Unis, qu’Ellen Klages propose ici, et plus particulièrement d’un milieu très marginalisé, celui de l’homosexualité féminine. Le Cercle réunit de façon informelle autour d’un repas des femmes de milieux différents qu’unit leur sexualité : Franny, une cartographe un peu sorcière, dont l’art de l’origami (ici orthographié ori-kami) permet de rapprocher différents lieux par le pliage ; son amie Barbara Weiss, dite Babs, une brillante mathématicienne qui voit de la science dans la magie ; Helen, avocate à ce point dépourvue de clients qu’elle survit en dansant dans un cabaret de Chinatown ; Loretta Haskel, illustratrice, qui gâche son talent en réalisant des couvertures de pulps ; et Emily Netterfield, une nouvelle venue aux ambitions littéraires, chassée de l’université pour avoir eu une liaison avec une autre étudiante. Ce sont surtout ces deux dernières que suit le récit dans les lieux emblématiques de la ville, au Mona’s Club, premier cabaret lesbien des États-Unis, toléré en raison de l’attraction touristique qu’il suscite, sur les hauteurs de Greenwich Steps, à la Foire internationale sur Treasure Island, ou encore à La Cité Interdite, le cabaret où se produit Helen.

On apprend au passage l’ostracisme dont sont victimes les lesbiennes, qui n’ont le droit de s’habiller en homme qu’à la condition de porter trois accessoires féminins, et les stratégies pour vivre malgré tout leur sexualité, en choisissant par exemple un mariage de convenance, ce qui n’est pas toujours sans conséquences. On découvre également l’art de la débrouille des milieux modestes, et les mille et une façons de vivre dans le cosmopolite San Francisco de 1940.

La magie n’intervient qu’en début et fin de récit, de façon discrète, pour magnifier cette histoire d’amour sur quelques airs de jazz. Malgré des dialogues un peu plats ou manquant parfois de naturel, la novella, qui s’achève là où elle a commencé, est d’une lecture plaisante, portée par des personnages très attachants qui illuminent ce récit. Plutôt qu’un manifeste, un lumineux appel à la tolérance pour les LGBT. Finaliste du prix Nebula, Passing strange a remporté le World British Fantasy et le World Gaylactic Spectrum Award.

« Caligo Lane » , une nouvelle téléchargeable gratuitement, complète de façon magistrale cet univers avec un touchant récit davantage centré sur l’art de l’origami.

La Défense du Paradis

Sans être idyllique, le récit commence de façon paisible et bucolique dans les alpages, à la frontière allemande et autrichienne, au sein d’une petite communauté à l’écart de la société retombée dans la barbarie, se cachant des drones qui survolent parfois la montagne. La vie est précaire à mesure que les objets de la technologie tombent en déliquescence. Se déplacer à l’extérieur nécessite le port d’une combinaison antiradiations. À l’écart nichent dans les arbres des babouins qu’il faut parfois chasser quand ils s’aventurent trop près des habitations ; mise en abyme de la civilisation à venir, le monde futur regardant l’ancien sur le déclin. Outre Cornélius, le leader, on suit Anne, qui recoud les vêtements, Jorden, ex-militaire irascible attaché à la défense du site, Chang, ex-journaliste, et Özlem, ancienne présentatrice, qui vont avoir un bébé, et Heinz, un adolescent ramassé alors qu’il était encore enfant. Il est persuadé que son père, resté sur une station spatiale pendant « la Chute », viendra un jour le chercher. En amoureux des mots anciens dont il cherche à se souvenir, il a reçu pour ses quatorze ans, de la part de Chang et Özlem, des cahiers et des crayons avec lesquels il entreprend un journal. L’accent est mis sur les relations entre tous, l’entraide nécessaire, sur la fidélité et la reconnaissance aussi : Heinz est partagé entre Cornélius, qu’il adule, et le couple qui lui a fait un si beau cadeau mais lui demande de partager ses secrets.

Le narrateur étant trop jeune pour se souvenir de la catastrophe, on n’acquiert que fortuitement des informations sur l’ancien monde, aux prospères villes sous globe, peuplées de robots pour tous les usages. Heinz a d’ailleurs du mal à se séparer de son robot fennec, une machine qui se nourrit de protéines et d’eau, véritable réservoir à histoires qui le consolent de la dureté du monde.

Les menaces se précisant, le groupe est contraint de fuir en quête des camps d’accueil que les survivants de la société ont mis en place. Une longue errance commence, parsemée de douloureuses épreuves, au cours de laquelle s’amenuise l’espoir et s’effrite aussi la confiance dans le genre humain : il s’agit bien de survivre, ce qui ne va pas sans son lot de trahisons ou de comportements peu glorieux.

À chaque étape correspond un nouveau cahier, noir, bleu, vert, jaune, où sont consignés péripéties et drames. Le récit est sombre, parfois même d’une noirceur absolue, qui laisse deviner, dans les non-dits, des horreurs ultimes. Seuls subsistent, comme des îlots de poésie, les mots auxquels se raccroche Heinz, le sens qu’il essaie de leur donner lorsqu’il évoque la saveur d’un fruit ou un son que nul n’entendra plus jamais. Poétiques aussi les histoires qu’il se raconte ou les premières phrases de romans que l’adolescent se remémore inexplicablement sans les avoir jamais lues. Ce ne sont pas seulement les mots mais la société, voire la vie même, qui a perdu son sens. Le périple s’achève sur un retournement de situation inattendu, conclusion désespérée, où subsiste néanmoins l’affirmation d’une appartenance à l’humanité comme seule valeur ultime.

À noter que les extraits de romans insérés dans le récit, dont on trouvera le détail en fin de volume, ne se limitent pas aux classiques, mais font preuve d’un grand éclectisme (et d’une solide culture de l’auteur) allant de La Bible à Hunger Games, de Murakami à Jaworski.

Les récits post-apocalyptiques sont légion. Celui-ci sort du lot en raison de sa dimension littéraire, qui illumine un récit tragique. Car au cœur des ténèbres, pour poursuivre avec une référence à Conrad, ne demeurent que les mots pour éclairer ce qui reste d’humanité.

Le Coffret des abîmes

Un antiquaire a vendu au richissime propriétaire d’usine Jesse Robinson un coffret à bijoux que contenait un bloc de lave verte ramassé sur une île temporairement apparue à la faveur d’une éruption sous-marine. Le marin à l’origine de la découverte tente bientôt de retrouver l’acheteur pour l’informer de la menace qui pourrait peser sur lui. Terrassé par ce qui ressemble à une attaque, Robinson est soigné par le docteur Vanavan, appelé au chevet du vieil homme par sa nièce Leilah. Médecin qui demeure au domicile durant les quelques jours où son patient, en proie à des fièvres délirantes, évoque des rêves qu’il s’agit de décrypter, notamment un cheval blanc à la gorge rouge et une forme remontant d’une eau verte bouillonnante. Le plus étrange est que Leilah et Vanavan, comme l’antiquaire et le marin à l’origine de la vente, subissent des cauchemars identiques. Ces deux derniers finissent même par disparaître dans des circonstances tragiques. Quelque chose cherche à récupérer le coffret.

Comprendre et contrer la menace venue du fond des âges entraîne le trio dans une aventure maritime au bout du monde. À la fois enquête mythologique et combat contre des forces maléfiques émaillé d’enlèvements et de courses contre la montre, ce court roman ne manque pas de charme ni d’intérêt. Il y a du Jean Ray dans la narration alerte, sans temps mort, et du Lovecraft dans l’évocation d’un archange des abysses. Le plus surprenant est que ce texte, qu’on peut rattacher à la dark fantasy, est paru en 1920, soit un an après la première publication professionnelle de Lovecraft ( « Dagon ») et qu’il n’a pas pris une ride, se révélant même très moderne dans sa conception. Encore plus fort : comme l’explique l’émérite traducteur et auteur dans sa préface, derrière le pseudonyme de Francis Stevens se cache une femme, Gertrude Barrows, épouse d’un journaliste et explorateur lui-même disparu au cours d’une chasse au trésor, qui a commencé sa carrière littéraire en 1917 avec un court roman, Le Cauchemar, déjà situé dans une veine horrifique. Elle a aussi écrit de la science-fiction, et il est regrettable qu’elle ait été si peu traduite en France (trois textes exhumés par Jacques Sadoul dans Les Meilleurs Récits de Famous Fantastic Mysteries chez J’ai Lu, par Jean-Pierre Moumon dans Antarès, et par Richard D. Nolane dans Wendigo), alors qu’elle est considérée comme une pionnière dans sa patrie.

Dans le registre de la littérature populaire, Le Coffret des abîmes, outre une indéniable curiosité, est donc une agréable surprise qui devrait inciter les éditeurs soucieux de patrimoine à tirer Francis Stevens de l’oubli.

L’Abominable

Dans une préface qui appartient déjà au roman, Dan Simmons interviewe Jack Perry, un alpiniste qui lui adresse ensuite ses mémoires, notamment à propos d’une expédition non officielle dans l’Everest en 1925.

Afin de mieux faire ressentir les épreuves qui attendent les grimpeurs, mais aussi pour faire accepter la partie imaginaire du roman, le narrateur débute son récit très en amont avec une ascension du Cervin en compagnie de Richard Davis Deacon, dit le Diacre, et de Jean-Claude Clairoux, un Français connu pour être l’inventeur du Jumar, la poignée bloquante sur corde fixe qui fait office d’ascendeur. Il s’agit, dans la phase préparatoire, d’instruire le lecteur sur les particularités de la haute montagne et l’équipement pour le moins sommaire des alpinistes, moins efficace et plus lourd que celui utilisé aujourd’hui. La qualité de la corde, le type de chaussure, la nature des vêtements, le modèle de tente et les réchauds, tout est passé en revue dans l’anticipation d’une expédition où la moindre erreur signifie la mort. On en apprend beaucoup aussi sur les premiers héros de la conquête de l’Everest, dont le sommet restait inviolé à l’époque – si on s’en tient à l’incertitude qui entoure l’excursion de Mallory et Irvine, dont la dernière tentative a peut-être été couronnée de succès.

Le Diacre, présenté comme excellent alpiniste et héros de la Première Guerre Mondiale, invite Clairoux et le jeune narrateur à retrouver Percival Bromley, un alpiniste qui suivait, sans s’y mêler, l’expédition de Mallory et Irvine. Aux trois hommes s’associe la sœur de ce dernier, qui a depuis longtemps élu domicile dans la région. Tous tiennent à le retrouver pour des raisons tenues secrètes.

Le roman détaille de façon hyperréaliste l’ascension de l’Everest avec un prodigieux art du suspense. Le vent, le froid, le manque de sommeil, la raréfaction de l’oxygène qui altère le jugement, la difficulté de retrouver son chemin dans la neige, le long d’un parcours fait de crevasses, jusqu’à l’utilisation peu évidente d’un réchaud en altitude, figurent parmi les épreuves auxquelles sont confrontés les grimpeurs. Les longueurs de la première partie se justifient pleinement à la lecture de la deuxième.

La troisième partie prend un tour plus dramatique avec une course-poursuite hallucinante. Cependant, il eut mieux valu se contenter d’un MacGuffin pour justifier ce dernier volet plutôt que de laisser croire à un « secret encore plus abominable que toutes les créatures mythiques jamais imaginées », comme le stipule la quatrième de couverture, car celui-ci repose sur le sens galvaudé du terme, sans dimension fantastique à l’appui. Malgré les efforts pour faire avaler la pilule, la montagne accouche d’une souris. Connaissant les dimensions de celle-ci, la souris n’en paraît que plus ridicule, sans compter d’un sérieux manque de crédibilité, encore plus flagrant comparé à la rigueur documentaire du reste du récit. Sa cohérence pose aussi question : si ce secret est susceptible d’empêcher une bataille, pourquoi n’a-t-il pas été utilisé pour prévenir la guerre qui, déjà à cette date, se profile ? On ne s’attardera donc pas sur cette révélation qui gâche un formidable récit par ailleurs passionnant.

Dan Simmons, qui n’avait plus été traduit depuis quelques années, est attendu avec deux autres romans. Il faut espérer que ce grand conteur évitera les recours inutiles à l’imaginaire s’ils n’ont pas lieu d’être.

Les Testaments

C’est un défi littéraire de taille que s’est lancé la désormais octogénaire Margaret Atwood en donnant, avec Les Testaments, une suite à La Servante écarlate. Au cas (extraordinaire…) où quelques lecteurs et lectrices de cet article l’ignoreraient, rappelons que La Servante écarlate a conquis, depuis sa parution en 1985, le statut de livre culte. Vendu à plus de huit millions d’exemplaires uniquement pour sa version anglaise, cette implacable dystopie féministe a encore élargi son public durant les années 2010 grâce au succès international de sa déclinaison télévisuelle. À tel point qu’à l’instar de 1984 de George Orwell ou de La Grève d’Ayn Rand, La Servante écarlate est devenue l’une de ces rares œuvres de l’Imaginaire tenant autant du manifeste politique que du cri de ralliement militant, ainsi à même d’irriguer la réalité. Créer la suite d’un roman occupant pareille place dans les paysages littéraire et social tenait donc de la mission si ce n’est impossible, du moins périlleuse… et dont Margaret Atwood s’est acquittée de manière plus que convaincante, en réalité brillante, faisant – osons l’écrire – desTestaments une œuvre supérieure à La Servante écarlate !

Pourquoi pareille réussite ? Parce que l’autrice canadienne – pas plus impressionnée par l’aura phénoménale de sa Servante écarlate que tentée d’en tirer un opportuniste profit (1) – a fait avec Les Testaments œuvre de littérature. L’écrivaine inscrit en effet ce retour à Gilead – ou plutôt Galaad, selon la traduction des Testaments – dans la fructueuse lignée de ses textes des années 2000/2010. Empruntant à la «  Trilogie MaddAddam » (Le Dernier Homme, Le Temps du déluge et MaddAddam) sa structure chorale, Les Testaments donne ainsi la parole à trois narratrices. La plus puissante d’entre elles est Tante Lydia, sorte de Kapo en chef de cette immense prison pour femmes qu’est la dictature théocratique instaurée par les Fils de Jacob. Cheffe suprême de la corporation des Tantes – ces femmes qui collaborent activement à l’ordre viriarcal de Galaad –, elle exerce son magistère depuis Ardua Hall. Autrefois une université, l’endroit est devenu un gynécée destiné à « Éduquer » les futures épouses des Commandants, les maîtres de Galaad. Parmi ses pensionnaires se trouve Agnès, la deuxième héroïne des Testaments, la fille d’un hiérarque de Galaad. Rien de commun a priori entre cette jeune fille n’ayant connu que le joug masculiniste des Fils de Jacob et Daisy, la troisième protagoniste du roman. Encore adolescente, cette dernière vit à Toronto, dans un Canada épargné par la vague autocratique ayant frappé les États-Unis. Vivant librement sa vie d’adolescente, Daisy milite contre Galaad à sa lycéenne échelle en allant manifester…

Afin de ne pas divulgâcher, on n’en dira pas plus, tout en soulignant que l’habile entremêlement des trois fils narratifs permet aux Testaments d’embrasser de manière beaucoup plus large l’univers de La Servante écarlate. Limitée au seul point de vue de son héroïne, la Servante Defred, traitée de manière impressionniste, l’imaginaire dystopique y était un peu à l’étroit. Grâce à la structure polyphonique des Testaments, le futur inventé par Margaret Atwood gagne à la fois en ampleur et en profondeur. Déployant une imagination plus riche que celle de La Servante écarlate, Les Testaments s’en distingue encore par une écriture beaucoup plus enlevée. Évoquant en cela C’est le cœur qui lâche en dernier, le roman assume un humour (parfois très noir), de même qu’une tonalité de conte (souvent cruel), donnant d’autant plus de force offensive à son féminisme. Car c’est, somme toute, une inattendue et jouissive relecture du motif du Rape and Revenge que propose Les Testaments. Un roman au titre faussement funèbre, irradiant d’une revigorante vitalité qui ne pourra qu’emporter celles et ceux qu’inquiète notre sombre présent…

(1). On s’autorisera ici à émettre un doute quant à l’assertion de notre camarade Pierre Charrel. [NdRC]

Rouge impératrice

Classés en « mauvais genres », la science-fiction ou le fantastique s’invitent parfois chez les éditeurs « institutionnels » peu habitués aux déviances de l’Imaginaire ; on parle alors souvent de réalisme magique ou autre pirouettes littéraires. Oubliez toutes ces précautions oratoires destinées à rassurer le lectorat habituel des « grandes maisons d’édition » : Rouge impératrice de Léonora Miano est non seulement un roman de science-fiction mâtiné de fantastique, mais c’est également un grand roman superbement écrit, passionnant, et forçant son lecteur à réfléchir et à se mettre face à des réalités difficiles à entendre, quelle que soit sa couleur de peau ou son genre.

Imaginez un monde où les dérèglements climatiques et autres escarmouches nucléaires ont profondément rebattu les cartes géopolitiques. Dans ce monde, l’Afrique – rebaptisée Katopia –, presque entièrement unie depuis cinq ans, construit peu à peu une civilisation prospère, si ce n’est isolationniste, sous la direction d’Illunga, son président. Parmi les multiples scories sur son chemin se dresse une communauté fulasi (comprendre française) venue se réfugier dans ses anciennes colonies pour fuir un pays qui ne leur ressemblait plus, et qui depuis refuse obstinément de s’intégrer par peur de perdre son identité. Alors qu’Illunga est prêt à montrer la porte de sortie à cette communauté dérangeante, la rencontre avec une femme au teint rare en Katopia (partiellement albinos, elle est rousse à la peau cuivrée) va bouleverser son cœur et ses projets politiques, au grand dam des partisans d’une ligne dure…

Une problématique à large spectre, donc, que Léonora Miano explore ici avec une grande finesse, abordant les bouleversements qui se sont déjà produits dans sa Katopia unifiée autant que ceux à venir, les relations amoureuses entre les hommes, les femmes, les non-binaires, et la place que chacun doit prendre dans la vie publique et privée. En mélangeant les différents passés des peuples d’Afrique (y compris des successions de colons qui se sont enracinés dans ces terres, qu’ils viennent d’Europe ou d’ailleurs) et des descendants exilés vers d’autres continents, elle élabore ainsi, au fil des pages, un miroir de notre société actuelle. Miroir particulièrement fidèle, d’ailleurs, au point d’en être parfois douloureux, mais aussi porteur d’espoir et d’une certaine poésie.

En revanche, narrant un processus évolutif complexe, Rouge impératrice n’est pas un livre facile. D’autant que le récit est émaillé de nombreux termes peu familiers – éclairés par un glossaire assez restreint. Aussi, une bonne cinquantaine de pages sera nécessaire pour entrer dans le récit et s’adapter au mode de narration proposé. Plus que dire des faits, Miano décrit les pensées des narrateurs et narratrices de chaque passage avec, à l’instar de la pensée humaine elle-même, des allers-retours entre passé et présent, ce que l’on voit et constate autour de soi et la façon dont on l’interprète. Ajoutez-y une dose de fantastique, avec la présence d’une magie ancestrale, métissage de plusieurs traditions africaines et de nombreux voyages dans le monde des rêves, et vous obtiendrez de quoi dérouter le lecteur. Avant de le remettre dans le droit chemin quelques pages plus loin. Voilà un univers qui se mérite, en somme, mais dont on ressort changé, comme plus ancré dans une réalité qui n’était pas tout à fait la même avant qu’on entreprenne la lecture de ce Rouge impératrice.

La Machine de Léandre

Alex Evans a deux particularités : elle aime revenir dans un même univers pour en explorer l’évolution, et, à lire La Machine de Léandre, elle déteste se répéter. Ses deux précédents romans, Sorcières associées et L’Échiquier de jade, nous entraînaient dans la frénésie d’une ville-État au climat tropical où l’argent est roi et la magie, un outil de puissance comme un autre – si ce n’est moins fiable.

Dans La Machine de Léandre, l’atmosphère change du tout au tout. Alex Evans nous projette quelques années auparavant, dans une autre ville, plus proche du Paris ou du Londres de la Belle Époque. Ici, nous ne suivons pas deux femmes d’âge mûr dans leur carrière professionnelle de sorcière, mais une jeune professeur d’université ; la magie n’est pas une simple source de revenus, mais une science oubliée qu’il convient de maîtriser et de codifier. La protagoniste, Constance Agdal, cherche à comprendre les principes thaumaturgiques tout en se débattant avec son passé. Réfugiée d’une nation où la magie est taboue, Constance a dû dissimuler ses talents en la matière et n’a jamais pu depuis les développer correctement. Un particularisme qui la servira et la desservira tout à la fois lorsqu’elle se retrouvera mêlée à une guerre économique entre industriels, et face à un incube sorti sans ménagement de sa propre dimension…

L’histoire s’avère assez intrigante pour tenir le lecteur en haleine de bout en bout, et les concepts – notamment une magie fluctuante qu’il faut réapprendre à maîtriser après des années d’oubli – assez originaux pour ce registre de fantasy. Les thèmes abordés en arrière-plan (l’intégration des réfugiés, la place des femmes dans la sphère technique, et dans la société en général) sont parfaitement d’actualité, sans pour autant imposer une leçon de morale aux lecteurs. Ce qui n’empêche pas La Machine de Léandre de souffrir de sa comparaison avec ses prédécesseurs. Constance n’a pas une personnalité aussi affirmée que Tanit ou Padmé, les deux sorcières associées de Jarta. Un travers que le passé de l’héroïne explique, mais qui ne fait pas moins d’elle un personnage spectateur des événements émaillant sa propre vie.

Le livre comprend une nouvelle, « La Chasseuse de livres », sorte de jonction entre les deux univers mettant en scène un personnage mineur deSorcières associées et de L’Échiquier de jade. Un récit qui démarre quelques années après La Machine de Léandre dans une situation similaire : une jeune doctorante, qui, face au machisme de son environnement, éprouve des difficultés à finir sa thèse et accepte l’offre d’une bienfaitrice pour retrouver un grimoire légendaire dans la ville d’origine de Constance Agdal ; histoire brève avec un côté « pulp » plutôt agréable.

Malgré son apparence soignée, ce livre n’est pas la porte d’entrée idéale pour découvrir l’univers d’Alex Evans. Il fait en effet référence à des événements historiques, magiques ou géopolitiques qui pourraient dérouter les novices. En revanche, pour qui a dévoré les précédents récits de l’autrice, il s’avère un bel addendum.

Cette histoire est pour toi

Une histoire forte engluée dans un texte laborieusement scolaire. Voici comment pourrait se résumer les impressions ressenties en tournant la dernière page de Cette histoire est pour toi de Satoshi Hase. Il faut dire que ce spécialiste de l’analyse sémantique et du langage naturel des machines s’est mis en tête d’écrire un roman sur ce qu’il connaît le mieux : une intelligence artificielle basée sur un langage de traduction entre les neurones humains et la programmation informatique. Par conséquent, sur les 352 pages de son histoire, les 150 premières ne sont qu’une exposition extrêmement détaillée de la situation de départ. À savoir, une chercheuse en intelligence artificielle découvre qu’elle souffre d’une maladie auto-immune alors qu’elle vient de créer un programme capable d’inventer des histoires. N’ayant plus que six mois à vivre, elle se jette à corps perdu dans son travail. Et repousse au passage les limites entre l’humain et le logiciel, entre l’être et l’outil.

La réflexion de Satoshi Hase est à la fois passionnante et provocante dans le fond, mais malheureusement, elle se perd dans la forme de la première moitié de son livre. Pour vous faire une idée de cette partie, imaginez Le Tombeau des Lucioles entrecoupé de longs extraits d’un dossier de presse sur le fonctionnement de l’intelligence artificielle et sur les réseaux de neurones avec, pour parachever le tout, les descriptions les plus précises possible des différentes crises de douleurs et autres hémorragies internes de la protagoniste. Si vous avez eu assez d’estomac pour passer la première partie du livre, vous entrerez dans la seconde nettement plus intéressante. C’est ici que le dialogue se noue entre Samantha, la chercheuse et Wanna Be, sa création. Au fur et à mesure qu’elle progresse vers la mort et que lui acquiert une simili-conscience de soi, le dialogue se fait plus riche, plus philosophique, et l’héroïne devient enfin plus attachante. Cela d’autant plus que vous connaissez sa fin dès la première phrase du roman : « Samantha Walker était morte. Par “morte”, il fallait comprendre que l’humaine prénommée Samantha avait vécu. » Cette évolution des relations entre l’homme et la machine récompense largement la première partie. À ce sujet, la confrontation finale entre Samantha l’humaine et Samantha le programme, confrontées toutes deux à la mort imminente, s’avère douloureusement juste sur le rôle restant alloués aux humains biologiques quand de plus en plus de fonctions corporelles sont confiées aux machines. Toutefois, les lecteurs n’ayant pas le courage de se plonger dans les entrailles de la maladie de Samantha, pourront se contenter de voir ou revoir l’intégrale des anime Ghost in the Shell avec des thématiques très similaires, tout en étant nettement moins viscéral.

À la pointe de l’épée

Quel bel ouvrage ! Une couverture soignée, un choix de couleur à dominante bordeaux et or, une belle épaisseur, un papier souple au grain agréable quoiqu’un peu fragile pour qui tourne les pages trop vite… La nouvelle édition de À la pointe de l’épée (initialement paru chez Calmann-Lévy, cf. la critique de Bertrand Bonnet) d’Ellen Kushner est décidément un bien beau livre sorti par les éditions ActuSF, de ceux que l’on exhibe fièrement dans les rayons de sa bibliothèque ou qu’on laisse traîner sur la table basse pour montrer l’étendue de son érudition.

Le contenu est à l’avenant. Cette version reprend le roman déjà traduit en 2008 (et réédité chez Folio « SF » en 2010, édition toujours disponible) en y ajoutant les nouvelles ayant comme personnage principal le bretteur Richard Saint-Vière, mais aussi des courriers fictifs entre certains personnages secondaires apportant un éclairage différent sur le couple formé par Saint-Vière et son mystérieux compagnon, Alec. Avant même d’entrer dans l’histoire, il convient de souligner combien le style d’Ellen Kushner est un régal, restitué au mieux par la traduction de Patrick Marcel. Un style qui évoque les romans, les pièces de théâtre et les lettres tels qu’ils pouvaient s’écrire au xvie ou au xviie siècle. Il faut aussi préciser qu’il n’y a aucun élément de fantasy dans À la pointe de l’épée. Seul le monde lui-même où se passe l’histoire, c’est-à-dire la Ville sans nom et les territoires l’environnant, relève de l’imaginaire. Tout le reste, même si l’époque n’est pas clairement indiquée, pourrait se situer dans n’importe quelle grande cité d’Europe à une période où l’escrime était une pratique courante, soit du xve au xviiie siècle. Que ce soit les noblesses de la Colline ou la populace des bas-fonds des Bords-d’Eaux, aucun d’entre eux n’est doté du moindre pouvoir magique, victime de la plus petite malédiction. Tous ces personnages pourraient se glisser sans effort dans un texte de Marivaux, Balzac ou Dumas.

L’ensemble (À la pointe de l’épée et les cinq nouvelles qui l’accompagnent – « Un jeune homme de mauvaise vie »,« Au temps où j’étais brigand »,« Le Bretteur qui n’était pas la Mort », « Le Duc des Bords-d’Eaux » et « Cape-Rouge ») brosse un portrait par petites touches de Richard Saint-Vière, de son enfance campagnarde à la pleine maturité de son art. Présenté par l’autrice comme un « mélodrame de mœurs », le roman met certes en scène un bretteur et son amant, mais les combats à l’épée et l’amour ou le désir qui lient les deux hommes passent au deuxième plan, au profit de la description du monde où ils évoluent et les jeux de pouvoir qui se nouent et guident leurs destins aussi bien sur la Colline que dans les Bords-d’Eaux. Moins que l’intrigue, assez décousue pour être lue à la manière d’un feuilleton, c’est la galerie de personnages présentée qui va séduire le lecteur. Aucun n’est franchement bon ni franchement mauvais, et surtout pas les deux héros principaux. Tous se croient plus intelligents et retors qu’ils ne le sont réellement. Un à un, ils se feront piéger par leurs sentiments et le sens du devoir lié à leur position sociale. Toute la saveur du livre va se situer dans les non-dits et les allusions des personnages. Ainsi, hormis une mort parfaitement incompréhensible à la fin de « Au temps où j’étais brigand », aucune scène ne choque réellement le lecteur. On y parle de sang, de stupre et de perversions variées, mais sans jamais l’étaler au grand jour. Chez Ellen Kushner, on reste entre gens de bonne compagnie : la cruauté, l’envie ou la passion avancent à pas feutrés dans un sens de la nuance remarquable.

Des différentes nouvelles présentées, si« Au temps où j’étais brigand » et « Le Bretteur qui n’était pas la Mort » sont parfaitement oubliables, les trois autres ne manquent pas d’intérêt. « Un jeune homme de mauvaise vie » et « Le Duc des Bords-d’Eaux » servent de prologue et d’épilogue parfaits au roman lui-même. Quant à « Cape-Rouge », elle ajoute une touche fantastique à la Maupassant ou la Poe qui conclut parfaitement l’ensemble. À savourer en prenant tout son temps, donc, avant de remiser l’objet bien en lumière dans sa bibliothèque.

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