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Sirène, debout. Ovide rechanté

Sirène, debout – Ovide rechanté est le premier ouvrage de fiction de l’étasunienne Nina MacLaughlin, par ailleurs journaliste et essayiste. Paru outre-Atlantique en 2019, ce recueil d’une trentaine de textes plus ou moins courts (ils varient entre une unique page et une vingtaine) dévoile dès son titre son programme à la fois ambitieux et critique. Celles et ceux gardant quelques souvenirs de leurs cours de latin auront certainement identifié dans l’intitulé du livre une référence à l’un des textes les plus fameux de l’Antiquité romaine : Les Métamorphoses d’Ovide. Sans doute les latinistes se rappelleront encore que ce poème de 12 000 vers composé au Ier siècle de notre ère réunit quelques 230 récits empruntés par Ovide aux mythologies grecque et romaine. Courant de la création du monde à l’avènement d’Auguste, narrativement plus que foisonnant, le chef-d’œuvre d’Ovide trouve son homogénéité dans le motif lui donnant son titre. Les Métamorphoses dépeint notamment une galerie de femmes et d’hommes en proie à d’extraordinaires transformations. Transmués en animal ou en végétal, les protagonistes des Métamorphoses peuvent aussi devenir qui un fleuve, qui un relief, ou bien encore une inédite et monstrueuse créature. Dieux et déesses de l’Olympe sont le plus souvent à l’origine de ces transfigurations, pour l’essentiel destinées à châtier des mortels leur ayant déplu, venant plus rarement les sauver ou les récompenser. Non seulement sommet des lettres classiques, Les Métamorphoses constitue encore l’une des œuvres tutélaires de la culture occidentale. Le texte d’Ovide en constitue en effet l’une des sources toujours vives, irriguant notamment des genres chers à Bifrost. Tel est donc l’opus major que Nina MacLaughlin a entrepris de rechanter, selon sa propre formule…

Pour cette réinterprétation, l’autrice adopte une perspective résolument contemporaine, et ce à plus d’un titre. Nombre de la trentaine de récits ovidiens qu’elle réinterprète sont ainsi transposés dans un cadre des plus présent. Entre autres exemples, la relecture du mythe de Hécube se déroule durant une conférence ayant pour thème le « Traumatisme transnational : déplacement de populations, migration et exil dans le monde contemporain ». Modernes par leurs contextes, les métamorphoses de Nina MacLaughlin le sont encore par leur écriture. La matière versifiée d’Ovide laisse ici place à une prose hétérogène, oscillant entre imagerie d’inspiration poétique et oralité familière assumée. Non seulement formelle, l’actualisation des Métamorphoses par Nina MacLaughlin l’est encore par son propos. Choisissant de donner la parole à quelques-unes des victimes féminines de la puissance transformiste des Olympiens, l’écrivaine en fait les porte-paroles d’une dénonciation du patriarcat dont Jupiter constitue la forme la plus brutalement achevée.

Pareille entreprise de modernisation féministe de la mythologie gréco-latine n’a rien d’inédit. On se rappellera, entre autres nombreux précédents, des Sorcières de la République de Chloé Delaume (cf. Bifrost 85). Mais alors que celle-ci parvenait à mettre au service de son discours un certain imaginaire romanesque, Nina MacLaughlin convainc bien moins. Ne semblant au fond être guère concernée par la force allégorique du fantastique des Métamorphoses, Nina MacLaughlin ne paraît y voir qu’un véhicule à un propos qu’elle aurait tout aussi bien pu calquer sur une autre œuvre préexistante. Il en résulte un plaisir de lecture bien chiche, que ne compense pas l’indéniable force de conviction féministe de l’autrice…

L’Invention de la science-fiction en France. Les héritiers de Cyrano

Cela fait une bonne dizaine d’années que l’on voit fleurir des ouvrages, notamment universitaires, sur le merveilleux-scientifique, sans parler des expositions qu’accueillent des lieux prestigieux comme la Bibliothèque Nationale de France. Mais l’ouvrage qui nous arrive aujourd’hui est à bien des égards exceptionnel, car il s’agit d’un travail fondateur quasiment mythique qu’il était jusqu’à aujourd’hui impossible de consulter ou presque.

Enseignant de formation, Jean-Jacques Bridenne (1913-1969) exerça diverses fonctions dans l’Éducation nationale, mais œuvra aussi dans le traitement et la prévention de la délinquance juvénile. Sa véritable passion était cependant toute autre : ce qu’il appelait « la littérature d’imagination scientifique », à laquelle il consacra deux travaux d’importance. D’abord un essai publié en 1950, que la défaillance de son éditeur empêcha d’être correctement distribué, puis une thèse soutenue en décembre 1952. Tous deux ont des titres semblables, La Littérature française d’imagination scientifique pour l’essai, la thèse ajoutant : « dans la seconde moitié du XIXe siècle ». L’essai fut réédité en 1983 par Antarès pour le compte de la famille Bridenne, et le présent ouvrage nous présente la thèse ; pour éviter toute confusion supplémentaire, l’éditeur a choisi de lui donner un autre titre, fort approprié.

L’ouvrage s’ouvre par une brève préface de Gérard Klein, qui expose les enjeux de la thèse de Bridenne, à savoir souligner l’importance du courant merveilleux-scientifique en France. Suit une introduction plus développée de Jean-Luc Buard, qui brosse un tableau de la situation de la science-fiction au début des années 1950, tant la française que l’américaine, introduite alors dans notre pays de tapageuse façon – une mise en bouche indispensable pour mieux apprécier les pages qui suivent. Enfin, le dossier qui conclut le volume – provenant en grande partie des pages de la revue Rocambole – permet d’avoir de nouveaux aperçus, certains intimes, sur Bridenne et ses travaux.

Ceux-ci ont été prolongés par de nombreux continuateurs, au premier rang desquels figurait Jacques Van Herp – qui avait prévu de collaborer avec lui sur son Panorama de la science-fiction (1973) –, et c’est d’ailleurs sous la forme d’un panorama que se présente cette thèse : y sont convoqués des grands noms – Balzac, Verne, Zola, Rosny aîné, Renard… – et d’autres moins connus, qui tous ont fait appel à l’imaginaire scientifique, avec des bonheurs certes inégaux, pour bâtir leur œuvre romanesque. Les experts ès histoire de la science-fiction française n’apprendront pas grand-chose de ce retour aux sources, mais son principal intérêt est de nous donner un aperçu d’une époque où l’introduction massive d’une certaine culture américaine – polar noir, science-fiction – n’était pas sans susciter quelque réticence ; comme le dit la coupure de presse rapportant le succès de Bridenne : « À l’heure où l’on vante tellement les ouvrages étrangers d’anticipation, un tel rappel s’imposait. » Les temps ont-ils changé ?

Maîtresse des maîtresses

Commençons par le plus évident : le livre est magnifique. Couverture à rabats d’un beau noir mat dotée d’une illustration en noir et blanc rehaussée de dorures, belle maquette intérieure où vient se glisser une quinzaine d’illustrations d’Emily C. Martin : les éditions Callidor proposaient déjà des livres élégants, mais depuis peu, leurs livres sont encore plus travaillés, comme en témoigne le présent volume. (Si on veut chipoter, on pourra regretter un papier un rien trop blanc.) Mais quid du roman Maîtresse des maîtresses lui-même ? Ellen Kushner et Michael Swanwick en signent une belle préface dialoguée, permettant de remettre Eric Rücker Eddison et son roman dans leur contexte. En dépit d’une œuvre restreinte, l’auteur britannique a influencé des écrivains aussi recommandables que Tolkien, C. S. Lewis, Le Guin ou Moorcock.

Maîtresse des maîtresses tire son titre d’un vers de Baudelaire, et s’inscrit dans l’univers mis en place dans Le Serpent Ourobouros (publié en 1922 et critiqué dans les Bifrost 90 et 94). Le présent roman forme le premier tome de la « Trilogie zimiamvienne » – une trilogie informelle, le décès d’Eddison l’ayant empêché d’ajouter de nouveaux volumes –, les deux autres tomes se déroulant chronologiquement avant. La Zimiamvie est un monde parallèle possédant quelques liens ténus avec la Terre, et se divisant en trois grands royaumes, le Rerek, la Mezrie et la Finislande. Trois royaumes réunis sous une seule couronne, celle du tyran Mézence. Quand débute Maîtresse des maîtresses, le souverain décède, laissant le trône à son fils. Comme dans bien des cas, le descendant n’est pas à la hauteur de son illustre paternel, et deux vassaux se soulèvent : d’un côté, le duc Barganax, fils bâtard de Mézence ; de l’autre, le Vicaire du Rerek. Ce dernier s’est adjoint les services de son cousin, Lessingham. Véritable électron libre, Lessingham a une vertu rare : il a secrètement à cœur le bien commun…

Si les grandes lignes de l’intrigue semblent préfigurer quelques grandes sagas littéraires ultérieures—«Les Rois maudits»de Maurice Druon et surtout « Le Trône de fer » de George R.R. Martin –, Maîtresse des maîtresses s’intéresse peu aux batailles et s’attache surtout à brosser des scènes de cour, à l’ambiance Renaissance, sous une plume un rien chargée (au passage, chapeau à Patrick Marcel pour son travail). À l’instar du duo de préfaciers, on peut trouver le roman superbe et précurseur, peuplé d’une galerie de personnages hauts en couleur ; il est aussi permis de s’ennuyer copieusement au fil de son quasi demi-millier de pages. À réserver aux amateurs éclairés… et motivés.

Trois battements, un silence

« Selon la tradition familiale, [c’est] la faute de la Grande Salope, Mélusine, la fée suprême, celle qui a trahi le premier des Lusigan et a voulu lui voler ses fils. Mais personne ne sait où elle est. Marco pense même que c’est une histoire qu’on s’est racontée dans la famille pour justifier d’être des ordures. » Marco est un de ceux-là. Un enfant dont les fées n’ont pas voulu. Une ordure aussi. Un garçon élevé parmi des hommes, des vrais, ceux qui ont des couilles, qui violent les femmes, les tabassent et parfois même les tuent. Il n’y a pas de place pour le sexe faible chez les Delusi. Ni pour l’amour. Ni pour l’affection, d’ailleurs. Les hommes n’en ont pas besoin. Seul son oncle Ray, qui se rend bien compte que Marco n’est pas comme les autres, s’occupe de lui et s’arrange pour l’envoyer au Foyer, dans l’Entre-Deux. Là-bas, il pourra grandir parmi ses semblables et y développer son don. Car Marco est un danseur, un combattant qui vit au rythme de l’Autre Royaume, celui des fées. L’amour s’en mêle, et rien n’est simple pour le jeune danseur qui tente de fuir le Foyer avec aux creux de ses bras le fils qu’il a eu avec Hannah, la femme dont il est tombé éperdument amoureux. Huit ans plus tard, alors qu’il vit reclus dans la demeure familiale, son fils disparu lui est rendu, suivi par des forces obscures qui lui sont hostiles. Pour le sauver, Marco va devoir affronter son passé et revenir aux origines de la malédiction qui frappe sa famille.

Le dernier battement d’Anne Fakhouri, décédée quelques mois avant la parution de Trois battements, un silence, est dans ces quelques 370 pages que l’on tourne au rythme de Born to run. La quatrième de couverture laisse à penser qu’il s’agit d’un roman un peu éloigné de nos contrées des genres de l’Imaginaire, mais que nenni ! Le héros a pleinement conscience de la magie qui l’entoure et dont il est lui-même un élément. En s’appuyant sur la légende de la fée Mélusine, Anne Fakhouri accuse les non-dits, les secrets, les mensonges, ceux des familles, ceux dont on hérite génération après génération, et de la violence qu’ils engendrent. Le poids de cet héritage que l’on ne choisit pas, qu’on supporte. Et au cœur de ce maelström, l’amour qui lie les femmes et les hommes, un amour incontrôlable, ravageur, qui détruit tout. Deux mondes qui ne se comprennent pas et dont l’Entre-Deux est désormais la frontière.

On pourra reprocher au roman une sensation de tourner en rond à mi-parcours, d’éparpillement, avant de découvrir avec soulagement le passé du personnage fil rouge : Ray. L’oncle aimant. Mystérieux, et mort. Car c’est en ouvrant la porte de ses souvenirs que Marco comprendra les motivations d’Une Ombre, celui qui cherche à s’emparer de son fils Orphée, et de ses liens avec Mélusine. Un conte cruel, donc, qui n’épargne rien à ses personnages, jamais pour le meilleur, toujours pour le pire, mais qui nous fait croire le temps d’une histoire que la magie existe et nous entoure.

Witch World – Le cycle de Simon Tregarth

Si le nom d’Andre Norton (1912-2005) ne dira rien au lecteur français moyen, c’est en revanche une référence absolue pour le monde anglophone, lecteurs mais aussi, surtout, auteurs : avec près de 70 ans de carrière et plus de 300 livres publiés, Norton a eu une influence considérable sur des générations entières d’autres écrivains. L’autrice (qui adopta, comme d’autres, un pseudonyme masculin à une époque où ne pas le faire était compliqué) est ainsi une icône à l’égal d’une Leigh Brackett, voire d’une Ursula Le Guin.

Pour le 60e anniversaire de la parution du premier tome de son cycle phare « Witch World » (comprenant des dizaines de textes, dont des romans coécrits avec d’autres auteurs, et des recueils de nouvelles supervisés par Norton), Mnémos a l’excellente idée de proposer, dans une traduction inédite, un omnibus comprenant les deux premiers romans de cette vaste saga, 30 ans après la précédente édition française. Le point de départ est très classique, dans la lignée du Trois cœurs, trois lions de Poul Anderson, ou du Une Princesse de Mars d’E.R. Burroughs : un terrien moderne franchit, pour fuir ses ennemis, un portail dimensionnel, et se retrouve dans un autre lieu, et/ou peut-être un autre temps. Un monde de fantasy centré sur le pays d’Estcarp, dirigé par les Sorcières, étant entendu que seules certaines femmes peuvent posséder le Pouvoir. Ses ennemis, au nord et au sud, veulent sa perte, se défiant de sa magie et de sa gynocratie. Les hommes, cependant, n’y sont pas réduits à un statut inférieur : ils remplissent leur propre rôle, assurant la défense martiale de la contrée. La défiance envers les Sorcières s’étend cependant même à certains de leurs alliés, les Fauconniers, ce qui ne les empêche pourtant pas de faire front commun quand une mystérieuse nation venue d’Ailleurs (autre continent, autre temps, autre monde ?), le Kolder, use d’une autre forme de pouvoir, la science, d’une façon terrifiante. D’ailleurs, les vestiges d’âges plus avancés technologiquement ne sont pas inconnus à Estcarp et ses environs : lance-dards, lumières électriques, générateurs, etc.

Peut-être en réaction au fait d’être obligée de prendre un pseudonyme masculin, Norton a créé une science-(high)fantasy hautement féministe, sans pour autant donner dans la radicalité ou la guerre des sexes, sans sacrifier à un côté engagé le souffle épique de l’aventure, du combat entre magie et science, entre Bien et Mal. Sur quelque plan que ce soit (y compris celui de la romance), cet omnibus se révèle une lecture très enthousiasmante, magnifiée par une excellente traduction, et une œuvre sans nul doute à la hauteur de sa considérable réputation.

Après nous les oiseaux

Après nous les oiseaux, premier (court) roman de l’autrice danoise Rakel Haslund, emmène le lecteur dans un monde post-apocalyptique. Bien que les détails restent vagues, des catastrophes écologiques (pollution, montée des eaux) et humaines (guerres, épidémies) ont laissé une planète en ruines où la nature reprend doucement ses droits.

Au cœur de cette désolation, une jeune fille anonyme qui semble être la dernière survivante, décide de quitter son refuge et de marcher vers l’océan. Elle vit dans un isolement absolu depuis la perte de sa mère, une absence marquante qui teinte son cheminement de deuil et de sentiments complexes. Pour le lecteur, l’espoir de la survie d’autres êtres humains cohabite avec la crainte qu’une éventuelle rencontre entre survivants ne se transforme en affrontements.

Au cours de son voyage, notre héroïne tisse un lien ténu avec un oiseau qui semble l’accompagner. Les mots, jadis vecteurs de communication et de compréhension, s’effritent lentement dans son esprit. À mesure que le froid de l’hiver s’installe, l’emprise de l’oubli grandit, effaçant ses souvenirs. Bientôt, il ne subsiste plus de sa mère qu’une simple syllabe, « Am », qui encapsule la mémoire de toute une existence. La perte du langage reflète la dissolution du sens dans un monde sans repère. Pendant un temps, elle lutte contre cette amnésie grandissante en inventant un langage spécifique, imagé et parfois naïf, pour décrire son environnement. Mais à quoi sert le langage lorsqu’on n’a personne avec lequel dialoguer ?

Le style poétique et évocateur de Rakel Haslund se manifeste à travers des descriptions précises qui reflètent le calme et la mélancolie d’un monde dévasté. La narration au présent et le point de vue de la jeune fille offre un aperçu parcellaire, intime, de sa réalité fragmentée. Épurée mais chargée en émotions, l’écriture, admirablement rendue par le travail de traduction de Catherine Renaud, crée une immersion totale et évoque des images parfois glaçantes de la mort.

Après nous les oiseaux se concentre sur l’exploration introspective plutôt que sur l’action. À travers le prisme de sa protagoniste solitaire, il explore les recoins obscurs de l’errance, du désir de continuer à vivre, de la quête de sens et du rôle fondamental des mots dans un monde où la nature impose sa suprématie et où l’homme est redevenu un animal comme les autres. Le roman peut se lire comme une fiction climatique, mais c’est aussi une fable philosophique qui invite à méditer sur la puissance intrinsèque du langage dans la construction et la perception de la réalité. Malgré un prix (trop) élevé au regard de sa brièveté, ce court roman, empreint de tristesse et de beauté, constitue une invitation à explorer les profondeurs de l’âme humaine qu’on aurait tort de décliner. Chaque mot résonne longtemps après la lecture de la dernière page.

Faunes

Déjà récompensé outre-Atlantique par pas moins de trois prix (le Prix du CALQ, le Prix des Horizons imaginaires et le Prix Ville de Québec), ce premier court roman a fait une entrée remarquée en France chez L’Atalante dans la collection « La Dentelle du Cygne », au sein de laquelle il détonne déjà : sous ses airs de fix-up, Faunes s’offre en « constellation » de moments dont le récit, très court, passe tel un coup de vent glacé dans la nuit. Le texte est brumeux, l’atmosphère sombre, l’intrigue inquiétante. L’éditeur, comme pour couronner cette singularité, a façonné un ouvrage d’une qualité appréciable, et pris soin de mettre sa maquette au service de l’œuvre. L’illustration de couverture, signée Martin Wittfooth et tirée de l’édition d’origine, installe idéalement le décor de cette aventure.

D’une page d’un noir profond à l’autre, l’autrice dépeint un monde étrange qui ne fera que s’esquisser aux yeux du lecteur avant de lui échapper aussitôt. Laura, une biologiste travaillant à la frontière de plus en plus poreuse entre l’humain et l’animal, dans un monde où la nature telle que nous la connaissons semble se dérober à l’emprise de l’humanité, demeure l’unique repère fiable de cette lecture. Car c’est bien elle que l’on voit se détacher peu à peu de ses pairs pour glisser vers une condition autre, tel le témoin d’une humanité nouvelle. Laura nous est contée au travers de ses expériences et de ses choix, ou dans le regard de ceux dont elle croise le chemin. Le lecteur ne fait ainsi que deviner son parcours, et à travers lui l’évolution d’une espèce humaine qui semble avoir perdu de sa superbe.

Christiane Vadnais, dont le style très organique ne fait que renforcer l’impression de cheminer à l’aveugle au bord d’une pente abrupte, réussit ici son pari. Située elle-même en frontière, cette œuvre impressionniste apparaît, faute de pouvoir s’inscrire franchement dans un genre précis, véritablement inclassable. Aucune importance, en fin de compte : peut-être le but était-il justement de laisser derrière elle un sentiment indéfini, de passer comme une ombre dont on n’a pas pu clairement identifier les contours. Œuvre performative, donc, qui échappe à son lecteur tout comme le franchissement de la frontière échappe à Laura. Une ouverture rafraichissante, en somme, et une occasion en or de s’échapper des sentiers parfois trop bien balisés de l’Imaginaire grâce cette voix nouvelle assurément talentueuse.

Le Programme Lazare

Dans ce premier roman, Brice Reveney imagine qu’afin de consoler des parents affligés par l’assassinat d’un enfant, on va inventer la vie que celui-ci aurait eue s’il n’avait croisé la route d’un tueur pédophile. Une re-création confiée à l’assassin lui-même en guise de réparation, qui appliquera le principe du déterminisme cher à Laplace pour extrapoler, avec une précision méticuleuse, ce futur volé à partir de la courte biographie de la victime. Dans sa cellule, il rédige de minutieux mémoires détaillant la vie de l’enfant, son évolution, ses études, ses relations… qu’on envoie aux parents endeuillés. Bien vite, on complétera ces chroniques par des artefacts de plus en plus élaborés : bulletins scolaires, traces de pas dans la maison, vêtement oublié dans l’entrée, acteurs…

Ici se situe le point le plus intéressant du roman : dans l’affirmation de la suprématie de la fiction sur la réalité : « Si la réalité entre en conflit avec le mirage, il ne reste qu’à changer la réalité. » (p. 248).

Mais en dehors de cet encensement du pouvoir de la fiction, le roman déçoit. Il échoue à créer la suspension d’incrédulité nécessaire à toute œuvre de SF. On ne parvient jamais à croire que des parents endeuillés vont accepter quelque chose d’aussi grotesque, d’aussi choquant que le programme Lazare. Si plusieurs chapitres se focalisent sur les géniteurs de Marjorie, leur ralliement au programme est expédié en un court paragraphe qui ne convainc pas le lecteur. Puis le système se met en place et débouche sans surprise sur des situations kafkaïennes (premières amours, entrée dans le monde du travail des « Enfants » parvenus à l’âge adulte…), jusqu’à conduire la mère à la folie. Reveney semble consacrer près de cinq cents pages à démontrer par l’absurde ce que tout lecteur sait avant d’avoir ouvert le livre : il est impossible d’oublier la mort de son enfant.

Au-delà de l’incrédulité que suscite l’histoire, son traitement pose aussi problème. L’écriture est élégante, tour à tour sentencieuse et ironique, la construction est subtile. Mais cette virtuosité provoque la gêne plus que l’admiration, un malaise s’installe que le double « gag » final ne viendra pas dissiper, au contraire.

Plus on avance dans le roman, plus l’histoire se focalise sur les pédophiles et leurs créatures virtuelles, laissant à l’arrière-plan les victimes et leurs parents. Tels les assassins qu’il prend pour personnages principaux, l’auteur finit par reléguer le crime au rang de l’anecdote, au profit du fantasme démiurgique de ses pervers pygmalions. L’assassin de Marjorie finira même par donner des leçons aux parents de la jeune fille, convaincu qu’il la comprend et l’aime davantage qu’eux. Ce serait drôle si ce n’était abject.

Le Programme Lazare est un roman non dénué de qualités, tant dans son écriture que dans l’originalité du sujet traité. Sauf que, bâti sur des prémisses bancales, il échoue à convaincre. Plus encore, il crée un malaise. Pas par le thème abordé (Ellis a montré avec American Psycho qu’on pouvait prendre pour héros un tueur psychopathe, et Enriquez a su raconter dans Notre part de nuit des sévices infligés à des enfants sans renoncer à l’empathie), mais par la façon de le traiter : s’égarant sur des voies ambiguës, l’ouvrage prend l’allure d’une blague de mauvais goût.

Paradox Hotel

Être cheffe de la sécurité d’un grand hôtel n’est pas de tout repos. Ce n’est pas January Cole, attachée au Paradox Hotel, qui dira le contraire. Victime d’une maladie professionnelle, le Décollement, qui l’a forcée à accepter ce travail au lieu de traquer les contrevenants sur le terrain, en deuil après la mort de sa compagne, elle traverse une mauvaise période. Alors qu’une tempête bloque tous les voyageurs dans l’hôtel pour une durée indéterminée, et qu’elle doit superviser la rencontre au sommet entre plusieurs repreneurs potentiels bourrés de fric, voici qu’elle découvre un cadavre de Schrödinger (allongé, dégoulinant de sang, sur le lit de la chambre 426… ou pas, suivant les observateurs), qu’un trio de bébés vélociraptors est lâché dans les couloirs, et que toute l’informatique de l’hôtel se déglingue, y compris, et surtout, la machine à café ! L’heure est grave… Plus encore quand on sait que les voyages proposés non loin du Paradox sont des voyages temporels. Les radiations sont responsables de la maladie de January, dont l’esprit dérive dans le temps – parfois le passé, parfois l’avenir – sans qu’elle puisse distinguer ses hallucinations du présent. Et les acheteurs potentiels de la technologie et des lieux veulent s’en servir selon leurs bons vouloirs et leurs caprices, sans se préoccuper de potentiellement annihiler quelques trucs totalement secondaires, comme la réalité…

À l’image du résumé ci-dessus, Paradox Hotel part dans tous les sens. L’histoire nous est racontée du point de vue de January Cole. Celle-ci, du fait de sa maladie, de son deuil et, avouons-le, de son caractère particulièrement imbuvable, n’est pas la narratrice la plus fiable qui soit. Et l’auteur de multiplier les fausses pistes dans ce faux roman noir, où il est impossible de savoir jusqu’au bout quel détail mentionné aura très vite son importance dans le récit, et quel autre ne sera qu’une scie agaçante revenant trop souvent. Heureusement, Rob Hart évite l’écueil de nombreux récits sur le voyage temporel, s’en sortant par une pirouette lorsqu’il fait dire à l’un de ses personnages que la théorie est à ce point complexe qu’ils ne savent pas eux-mêmes comment ça marche. Et pour compliquer le tout, Hart en rajoute une couche avec une critique à la truelle de l’ultracapitalisme et des références à peine voilées à Trump, Musk/Zuckerberg, et même aux relations entre le gouvernement des États-Unis et l’Arabie Saoudite. Ce qui a pour effet d’ancrer son récit dans l’époque où il a été écrit (2022, en VO) et d’amuser certains lecteurs de cette époque, mais qui risque fortement d’agacer ou de perdre les lecteurs futurs qui n’auront plus ces références. Au bout du compte, Paradox Hotel est une enquête en vase clos agréable, mais un peu trop fouillis, ne sachant jamais si elle doit aller à fond dans l’absurde, à la Douglas Adams ou à la Fredric Brown, ou bien rester sérieuse comme un Philip K. Dick…

Rossignol

L’avenir lointain, très lointain. Les diverses espèces sentientes peuplant le cosmos se sont entredéchirées durant des siècles de guerre totale, où la génétique a joué un rôle prépondérant : si vous voulez que vos guerriers soient à la hauteur de l’ennemi, pourquoi ne pas pratiquer l’hybridation afin d’obtenir des troupes d’élite ? Mais le revers de la médaille, c’est que les combattants en sont venus à tisser des liens de fraternité : plus le conflit faisait rage, plus ils se voyaient en semblables. Alors, déserteurs, réprouvés, pirates, contrebandiers se sont regroupés pour fonder dans la clandestinité leur propre nation – la station, un planétoïde artificiel conçu pour accueillir presque toutes les espèces, quel que soit leur biotope d’origine, leur intégrité étant garantie par un système de maintenance hypersophistiqué. La station est une sorte de Point central, un nœud de commerce, d’industrie et de communication, vite devenu indispensable au cosmos connu, et l’hybridation se poursuit, génération après génération, certains souhaitant une fusion totale de toutes les espèces. Mais le ver est peut-être dans le fruit… La maîtrise de l’antique système de maintenance est incertaine, un mouvement spécien milite pour la pureté plutôt que le métissage, et les intentions des puissances interstellaires ne sont plus très claires.

Cet univers foisonnant, on le découvre par les yeux d’une narratrice humania dont le nom nous restera inconnu – ou presque : c’est son pire ennemi qui lui en donnera un – et qui évoque ses souvenirs d’enfance et de jeunesse en même temps qu’elle cherche à échapper à ses poursuivants, qui la soupçonnent de posséder un secret essentiel pour parvenir à leurs fins : son amitié amoureuse avec une ’Ha, ses relations tendues avec sa mère, son fils Joshua, ses rencontres avec des représentants d’autres espèces et les dangers qu’elle court non par conviction idéologique, mais par amour pour ceux et celles qui lui sont chers. La lutte sera âpre, et se conclura dans la tragédie…

Immersion totale dans un micro-univers autre, « expérience de xénopensée », pour reprendre l’expression de l’éditeur, cette novella est, disons-le d’emblée, une réussite totale. D’abord par sa construction, faite d’allers-retours entre présent et passé qui permettent de mieux brosser le portrait du lieu et de ses habitants – une population d’aliens tous plus étranges et fascinants les uns que les autres. Ensuite, il faut souligner la rigueur avec laquelle l’aspect SF de la situation de base et de ses conséquences est développé parallèlement à la métaphore qui le sous-tend – une guerre civile larvée : bienvenue dans l’évasion du monde réel ! –, si bien que les deux s’enrichissent mutuellement. Enfin, Audrey Pleynet maîtrise son récit de bout en bout : il n’y a pas un temps mort, les révélations s’enchaînent et la conclusion survient, amère mais lucide et non dénuée d’espoir (il faut imaginer Freyja heureuse). Son écriture, tout en fluidité et en retenue, s’accompagne d’un sens certain de l’orchestration qui fait que le livre se dévore.

Une fois parvenu à son terme, le lecteur reprend son souffle et repense à mille détails qui enrichissent le récit, dont la concision force l’admiration. Je n’en citerai qu’un, le plus significatif, peut-être : la vieille chanson servant de leitmotiv et donnant son titre au livre. Soyez-en sûrs, elle n’a pas été choisie au hasard. En dire plus serait divulgâcher.

Spéculation, sense of wonder, richesse d’évocation, maîtrise du récit, générosité de conception, et de réalisation… Rossignol fera date.

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