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Escape from Kathmandu

Mysticisme, cryptozoologie, royaumes souterrains… Voilà bien des thèmes qu’on n’imaginait guère retrouver dans l’œuvre du très sérieux Kim Stanley Robinson, et qui figurent pourtant en bonne place dans Escape from Kathmandu, roman composé de quatre novellas (les trois premières ont été publiées entre 1986 et 1989 dans Asimov’s Science Fiction Magazine) dont l’action se déroule au Népal. C’est là, et plus précisément à Katmandou, que se rencontrent deux expatriés américains, George Fergusson et George « Freds » Fredericks, deux personnalités qui n’ont pas grand-chose en commun mais se retrouvent embringués dans une aventure rocambolesque… avec un yeti. Car oui, l’abominable homme des neiges existe, sauf qu’il n’est pas abominable pour un sou, il est même fort aimable, et qu’il serait dommage qu’une expédition scientifique mette en danger son mode de vie champêtre en révélant son existence au monde entier. Par la suite, George et Freds ne vont plus se quitter (au grand désespoir du premier, victime collatérale systématique des enthousiasmes forcenés et des idées pas toujours lumineuses du second), partant à la recherche des corps de deux alpinistes ayant tenté l’ascension de l’Everest dans les années 20, essayant d’empêcher la construction d’une route dont le tracé passe par la légendaire vallée de Shangri-La, et celle d’un réseau d’égouts à Katmandou qui mettrait à jour l’existence d’un réseau souterrain secret.

On le voit, Escape from Kathmandu est avant tout une comédie, registre plutôt inhabituel pour son auteur. Dans un premier temps, on ne le sent d’ailleurs pas très à l’aise dans cet exercice, et certaines scènes au potentiel comique évident, comme cette improbable rencontre entre le yeti et l’ancien président US Jimmy Carter, ne fonctionnent guère. Il faut attendre la seconde moitié du livre pour que l’auteur exploite pleinement le potentiel humoristique de ses récits, en particulier grâce à des dialogues savoureux.

L’autre intérêt de ce roman est le regard que porte l’auteur sur le Népal, pays qu’il a eu l’occasion de visiter quelques années plus tôt. Là encore, l’évolution est nette au fil des récits. Si dans un premier temps il en donne une vision qu’on qualifiera de touristique, il s’intéresse ensuite de plus près à la société népalaise, le mode de vie de ses habitants, sa culture, mais aussi ses éléments moins glorieux, qu’il s’agisse de la pauvreté dans laquelle vit une grande partie de la population ou de la corruption endémique de son administration.

On pourra sans doute qualifier Escape from Kathmandu de roman mineur dans l’œuvre de Robinson. Il ne s’en dégage pas moins un charme évident, et il permet de découvrir une facette inattendue mais attachante de son auteur.

A Short, Sharp Shock

Écrit entre ses trilogies californienne et martienne, A Short, Sharp Shock est un texte atypique dans l’œuvre de Kim Stanley Robinson, son unique (court) roman de fantasy. Une fantasy qui ne doit rien aux stéréotypes du genre et qui accumule les visions incongrues, surréalistes, mais qui ne parvient jamais à offrir davantage au lecteur que son étrangeté.

L’histoire est celle d’un homme sans nom, amnésique, rejeté par les vagues sur les rives d’un monde dont il ne sait rien. Il n’est pas seul : une femme, anonyme elle aussi (et jamais appelée autrement que « la nageuse »), se trouve à ses côtés. Mais elle disparaît très vite, capturée par une tribu de guerriers et promise à être sacrifiée. L’homme se lance alors à sa recherche, avec l’aide de créatures à l’apparence presque normale, si l’on fait abstraction des arbustes fruitiers poussant sur leurs épaules. Ce ne sont que les premiers d’une série de personnages plus ou moins bizarroïdes dont notre homme va croiser le chemin au fil de ses pérégrinations.

On ne peut pas dire qu’on s’ennuie à la lecture de A Short, Sharp Shock. En perpétuel mouvement, le récit nous conduit d’une découverte et d’une rencontre à l’autre, au milieu d’un décor de bord de mer sauvage, grandement inspiré à Robinson par un voyage qu’il fit dans les îles grecques quelques années plus tôt. Pourtant, malgré la beauté des descriptions, toute cette animation s’avère bientôt assez vaine. La faute, en premier lieu, à un personnage principal falot, creux, qui se laisse porter par les événements tout du long sans jamais faire montre d’une once de personnalité, et n’affichant guère plus de motivations perceptibles à son périple permanent. De même, le regard qu’il porte sur ce monde inconnu et ses habitants ne parvient pas à faire naître chez le lecteur le moindre émerveillement, la moindre émotion. Surtout, le récit souffre d’une absence de cohérence et d’enjeux forts. Robinson semble avoir écrit son roman au fil de l’eau, sans jamais réussir à en faire autre chose qu’une collection d’images à l’agencement aléatoire et à la signification nébuleuse, faisant finalement de A Short, Sharp Shock un récit aussi singulier que raté.

Le Rêve de Galilée

1609 : un étranger informe Galilée de l’existence, loin au Nord, d’une lunette à deux lentilles qui grossit les objets. Cet événement sera le déclencheur d’une épopée dont les échos résonnent encore aujourd’hui.

3020 : des hommes occupent plusieurs lunes de Jupiter ; l’exploration des profondeurs d’Europe conduit à une lutte sans merci entre différentes factions.

Ici, KSR nous projette avant tout dans la vie du savant italien. Il en présente, avec beaucoup de rigueur, le contexte compliqué – scientifique, politique et historique. Le roman entremêle une ligne science-fictionnelle plus classique, riche de descriptions majestueuses du système jovien et d’aventures trépidantes au cœur de ses lunes, mais non sans quelques infodumps et analyses psychologiques, épistémologiques et historiques. C’est bien entendu en regardant à travers une lunette que Galilée passe d’un univers à l’autre.

En nous faisant entrer dans l’intimité de l’astronome, Robinson livre une vision du personnage bien éloignée du mythe – et peu sympathique. Pour obtenir ce qu’il estime lui être dû, le grand homme n’hésite pas à sacrifier ses deux filles, qu’il contraint à une vie de misère comme nonnes dans un couvent sans terre – ce qui conduira d’ailleurs l’une d’elles à la folie. De même, à son départ de Padoue, il abandonne à son sort Mazzoleni, l’artisan aux doigts d’or à qui il doit tant de dispositifs. Rien ne compte que ses grands projets, peu importe les dommages collatéraux.

Il n’en demeure pas moins que l’on s’attache à ce Galilée certes imbu de lui-même (« Si j’ai vu moins loin que d’autres, c’est que j’étais debout sur les épaules de nains »), mais animé par une sincère et profonde volonté de comprendre le monde. KSR excelle dans la reconstitution des expériences menées par Galilée et la démarche novatrice qu’il utilise dans son atelier. À un détail près toutefois, mais de taille : la restitution du moment où une nouvelle compréhension d’un phénomène surgit, rendue par un simple son de cloche dans la tête, façon Tex Avery. Les aventures joviennes du physicien apparaissent alors avant tout comme un prétexte à un guidage du lecteur dans sa compréhension des enjeux épistémologiques et politiques. Que se joue-t-il avec sa revendication de la démarche expérimentale et des mathématiques comme outils pour explorer le monde ?

Et ça marche, même si Robinson passe à côté de l’apport essentiel de Galilée à la physique, le principe de relativité du mouvement, assimilant même physiques newtonienne et galiléenne (alors même qu’en posant un temps et un espace absolu, Newton balaye le principe galiléen de relativité ; il faudra attendre Mach, Poincaré, et finalement Einstein, pour qu’un principe de relativité plus général soit enfin de nouveau formulé). À sa décharge, c’est là un aspect de l’histoire des sciences trop peu connu et encore moins enseigné.

En dépit d’épisodes SF qui sonnent parfois un peu creux, les rencontres de Galilée sur les lunes de Jupiter avec deux femmes fortes, Aurore et Héra, sont autant de moments réjouissants de confrontation de modes de pensée différents et de réflexion sur la condition féminine. L’affection évidente de Robinson pour son astronome un peu dépassé par ces personnalités marquantes est contagieuse.

Ce roman offre un remarquable aperçu, très documenté, de la vie de Galilée comme de son époque. Il nous invite à ne pas oublier que « Nous sommes des créatures culturelles, et ce que nous prenons pour des émotions spontanées et naturelles est en réalité formé par un système culturel qui évolue avec le temps ». Quoi de mieux pour cela, après s’être plongé dans Le Rêve de Galilée, qu’une lecture de ses textes originaux, encore très accessibles et surtout très beaux ?

The Ministry for the future

Alors que KSR était déjà considéré comme le roi de la climate fiction, il manquait à sa couronne un joyau, l’équivalent de ce qu’est la « Trilogie martienne » au planet opera. Puis vint The Ministry for the Future : l’œuvre ultime, indépassable. Parfaite ? Pas si sûr…

Le roman s’ouvre au début des années 2020, alors qu’une vague de chaleur hors-normes cause vingt millions de morts en Inde – autant que la Première Guerre mondiale en à peine une semaine. Frank, un humanitaire US, n’y survit que de justesse, et en ressort traumatisé et radicalisé, décidé à refuser l’inaction des instances internationales. Et justement, alors que l’Accord de Paris a brassé beaucoup d’air mais produit peu d’action, il est décidé d’en créer une branche « exécutive », surnommée le Ministère pour le Futur, dirigé par Mary, qui doit tout mettre en œuvre pour inverser le changement climatique et une extinction de masse comme on n’en a plus vu depuis le Permien. Sur le plan légal et diplomatique, mais pas seulement. Car il existe un ministère à l’intérieur du ministère, qui n’hésite pas à recourir aux attentats sous faux pavillon, aux assassinats ciblés et à l’écoterrorisme s’il le faut.

Alors que la majorité de la cli-fi est post-apocalyptique, KSR part du futur très proche et montre les efforts faits pour stabiliser puis inverser le changement climatique. Son approche est réaliste sur le plan scientifique, plus contestable sur le plan sociétal : si Robinson se prénomme Kim et pas Greta, et qu’il comprend donc bien que l’industrie ou les banques centrales ne peuvent être écartées d’un revers de la main, même avec le recours massif à l’écoterrorisme et une juteuse carotte (une monnaie carbone garantie cent ans, dans laquelle il est pertinent d’investir), il faut avouer que sa lecture des trente années à venir frôle parfois l’utopie, tant certains changements s’opèrent avec une rapidité et une absence de résistance (notamment dans une société aussi rigide que celle de l’Inde) qui nécessitent une certaine suspension d’incrédulité.

Et le fond n’est pas le seul à poser un problème potentiel : si le récit est en partie un roman classique suivant Mary et Frank, il est aussi éclaté en une multitude de points de vue ponctuels (anonymes, à la première personne, et pour la plupart non-récurrents) donnant une vision internationale et à hauteur d’homme des problèmes et de leurs solutions. Aussi, certains points de vue, d’un photon ou d’un atome de carbone, sont vraiment très… particuliers. Si on ajoute à cela une variété, disons sauvage, de styles (du poème au compte-rendu de réunion en style télégraphique), un déballage d’infos massif sur l’Histoire et la théorie de l’économie, un rythme très fluctuant, et une alternance de passages très arides avec ce qui est sans doute à ce jour le roman de l’auteur générant le plus d’empathie pour ses personnages, force est de conclure que, si l’érudition de l’ensemble est, comme toujours chez KSR, admirable, oui, clairement, The Ministry for the Future est le roman cli-fi ultime, oui, c’est un chef-d’œuvre, mais il ne s’agit certainement pas d’un livre apte à plaire à tous les publics.

Les Menhirs de glace

Deuxième roman publié par Kim Stanley Robinson, Les Menhirs de glace est en fait un fix-up composé de deux novellas antérieures, « To Leave a Mark » (qui correspond à la première de ses trois parties), et « On the North Pole of Pluto » (qui forme la troisième). On peut remarquer que cette œuvre précoce de KSR préfigure certains des joyaux de sa bibliographie : la partie centrale ressemble beaucoup à ce qui sera bien plus développé dans la « Trilogie martienne » dix ans plus tard, tandis que la première s’interroge sur les équilibres chimiques et écologiques que devra atteindre un vaisseau interstellaire pour réussir son voyage, thématique abordée plus amplement dans Aurora, trente ans après Les Menhirs de glace.

KSR part du principe que l’Homme a développé un traitement lui permettant de vivre mille ans, mais que le cerveau ne suit pas : ne sont accessibles que les souvenirs correspondant à l’espérance de vie naturelle, ceux du dernier siècle, en gros. Les autres sont soit effacés, soit enfouis, et ne ressurgissent qu’occasionnellement et involontairement. Les gens rédigent donc des autobiographies, s’adressant à leur « Moi » futur qui a tout d’une autre personne. Le roman nous présente trois de ces récits : le premier concerne Emma Weil, spécialiste en systèmes de support de vie, à qui deux anciens amis demandent son aide pour les aider à rendre viable leur astronef interstellaire (le premier de son genre) secret. Réticente, elle finit par accepter puis rentre sur Mars, où une Révolution éclate contre les Corporations et l’État policier inféodé à la Terre qui les chapeaute. Avant son départ de la nef interstellaire, elle aperçoit les plans d’une structure circulaire. Étrangement, bien qu’écrite après la troisième partie, cette ouverture souffre d’un style moins abouti.

Le second récit, trois siècles plus tard, met en scène Hjalmar Nederland, archéologue martien qui vient enfin d’obtenir l’autorisation gouvernementale de fouiller les sites des villes rasées pendant la Sédition. Sauf que ses découvertes contredisent le récit officiel selon lequel ces cités auraient été détruites par les rebelles. Lors de ses fouilles, il exhume le journal d’Emma, et quand un cercle de « menhirs » de glace, surnommé Icehenge, est découvert au pôle nord de Pluton, il fait le lien avec la structure circulaire mentionnée dans l’auto- biographie. Cette partie pré- sente de si nombreux points communs avec la « Trilogie martienne » qu’on peut presque la considérer comme un brouillon du cycle.

L’ultime récit est celui d’Edmond Doya, arrière-petit-fils de Hjalmar, qui remet en cause non seulement certaines des découvertes et théories de son ancêtre, mais qui jette aussi le doute sur le caractère fiable des narrateurs ou des événements relatés dans les deux parties précédentes, pensant qu’il s’agit en fait d’une mystification. Tout comme le récit de Hjalmar, celui d’Edmond s’interroge sur la manipulation et la réécriture de l’Histoire, que ce soit par des gouvernements ou de riches individus, et sur notre tendance à ne voir que les « faits » que nous désirons voir.

En cette époque d’infox et de narratif plaqué artificiellement sur la réalité objective, Les Menhirs de glace reste un roman fort pertinent et intéressant, malgré ses presque quarante ans d’âge.

Lune Rouge

Lorsque l’auteur de la « Trilogie martienne » sort un roman consacré à la Lune, les attentes ne peuvent être qu’élevées…

Si Robinson met au centre de cette colonisation la Chine, qui domine le pôle Sud de l’astre alors que toutes les autres nations, Américains y compris, s’entassent au pôle Nord, la colonie sélène n’est pas vraiment le point focal du récit. Car c’est en fait d’une anticipation du futur proche (2047) de la Chine dont il s’agit, et pas vraiment d’un planet opera comme Mars la rouge et ses suites. L’intrigue est centrée sur une nouvelle révolution chinoise, révolution qui vise à changer une nation introvertie, autoritaire, mono-culturelle, patriarcale, à la faire passer sous le règne de la Loi et pas du Parti. Un bouleversement concomitant à une crise financière aux États-Unis qui impulse un de ces nouveaux modes de gouvernement dont KSR est friand (ici, la notion de gouvernance par blockchain, sorte de démocratie hyper-directe où toute action officielle est contrôlable en permanence par le peuple). L’auteur montre d’ailleurs toute l’interdépendance économique entre les deux pays.

Et en profite pour décrire une Chine avec une citoyenneté à points, 500 millions de « migrants internes » illégaux horriblement exploités (vous êtes supposé travailler là où vous êtes né), une société de l’hyper-surveillance et de la dénonciation omniprésente, mais où le grand œil est à facettes, chacune étant contrôlée par un groupe militaro-sécuritaire différent, dans une balkanisation obscène de la « sécurité ». D’ailleurs, même au sein du Politburo, et alors que la succession du Président actuel est devenue inévitable, les factions sont innombrables, et en lutte d’influence féroce entre elles. Le conflit s’exportant sur la Lune, où, malgré le traité en vigueur, les militaires ont de plus en plus d’influence, et où les revendications territoriales, elles aussi interdites, pointent leur nez quand un vaisseau américain installe une base provisoire au pôle Sud.

Sur le papier, tout cela est alléchant, surtout connaissant l’intelligence et l’érudition de KSR. Hélas, on ne peut qu’être déçu : ce qui est décrit de la colonisation est assez maigre, peu crédible en termes de calendrier, même sachant la puissance de production chinoise, capable de faire sortir de terre d’énormes infrastructures en un temps ridiculement court, et même avec des robots et des imprimantes 3D. De plus, certaines solutions techniques posent question. Enfin, on a le net sentiment que le propos n’est pas centré sur les Chinois sur la Lune en 2047, mais sur les Chinois en 2047 tout court.

Ensuite, sur le plan littéraire, Lune rouge est à l’image de la production récente de KSR (sans atteindre le niveau catastrophique de 2312), c’est-à-dire grevé de multiples problèmes : lourd déballage d’infos, longueurs excessives, rythme mal maîtrisé, fin abrupte, soucis de crédibilité, deux des trois protagonistes qui sont ou falot, ou monodimensionnel, multiplicité de thématiques pas toujours assez développées, etc.

Ces deux aspects cumulés font que Lune rouge n’est pas à la hauteur de ce que KSR a jadis proposé. Surtout, sur un aspect strictement lunaire, le roman n’est pas non plus au niveau de ce que d’autres écrivains ont récemment produit, à commencer par Ian McDonald et son cycle « Luna », qui, tant sur le plan SF que littéraire, bat en l’espèce Robinson à plate couture.

L'Enterrement des étoiles

Les éditions Mnémos se font fort de bichonner leurs primo-romanciers et de dénicher des textes à l’atmosphère rare et à la plume singulière. L’Enterrement des étoiles est conforme à cette ambition : un titre poétique et une incroyable illustration de couverture signée Felix Abel Klaer.

Christophe Guillemain propose ici un récit de fantasy plutôt sombre et présente un univers à la cosmogonie soigneusement élaborée. Les étoiles n’illuminent plus le ciel nocturne de ce monde à l’agonie, même la Lune et le Soleil ont perdu de leur éclat. Dans cette ambiance de fin des temps, seul le sentiment religieux parvient encore à maintenir un semblant d’ordre au sein des populations désœuvrées. Tout est ainsi réuni pour mettre en scène un thème récurrent au genre, celui de la prophétie. D’où la crainte d’une certaine redondance, mais Christophe Guillemain s’en joue allègrement. Car si tout semble avoir été orchestré par avance, l’auteur ne tranche jamais réellement les questionnements de ces personnages sur le caractère irrésistible de ce qui leur arrive. Le mystère est par ailleurs bien aménagé par la répartition de la narration entre les différents protagonistes, dont les parcours convergent vers le théâtre d’évènements décisifs censé leur apporter des réponses. Ainsi l’auteur propose une trame sans ambition démesurée, mais tout à fait efficace : chaque étape apporte au lecteur une pièce supplémentaire de l’ensemble, et le fait cheminer sans encombre vers son dénouement.

On regrettera une certaine faiblesse dans l’écriture des personnages, défaut que l’auteur doit en partie à la volonté d’en mettre plusieurs sur le même plan. Un choix défendable, si l’on estime que ce que Christophe Guillemain perd en empathie pour ses protagonistes, il le gagne en équilibre dans le développement de l’intrigue, au sein de laquelle tous ont un rôle décisif à jouer. Et force est d’admettre qu’il tire pleinement partie de ce dernier aspect en faisant valoir et se confronter des points de vue fort différents, sans être nécessairement concurrents. Guillemain délaisse donc la sempiternelle dichotomie opposant gentils et méchants pour exposer les divers intérêts que chacun s’évertue à défendre.

Le final, fidèle au souci d’efficacité, apporte toutes les réponses aux questions posées. L’Enterrement des étoiles fait ainsi partie de ces récits au terme desquels aucun mystère majeur ne demeure. D’aucuns, amateurs de la sensation de ne faire qu’effleurer quelque chose de beaucoup plus grand que ce qu’on leur donne à voir, resteront sur leur faim ; d’autres apprécieront au contraire le voyage pour ce qu’il est, une lecture sans prétention mais à l’atmosphère tout à fait unique qui mérite que l’on s’y attarde.

L'Alphabet des créateurs - Terra Ignota 4

Ada Palmer est sur le point de clore, en France, la série «Terra Ignota ». Le premier tome de ce récit hors norme, Trop semblable à l’éclair, paru outre-Atlantique en 2017, fut découvert par le public français en 2019 (cf. Bifrost n° 96). L’autrice effleurait alors du bout du doigt, avec lui, le prix Hugo du meilleur roman. Trois ans et quatre volumes plus tard, toujours porté par le travail impeccable de Michelle Charrier, l’Hexagone n’a pas tout à fait fini d’entendre parler d’elle, et pour cause : Le Bélial’ délivre la première partie de l’ultime tome de la série, la seconde étant attendue en octobre 2022.

Le troisième volet, La Volonté de se battre (cf. critique in Bifrost n° 102), laissait un monde sur le point de connaître une nouvelle guerre à l’échelle du monde après une période de paix longue de plusieurs siècles, et un chroniqueur aussi usé qu’instable. Cette quasi-utopie semblait alors se résigner tout entière à traverser l’épreuve à laquelle la livrait son autrice, inspirée par Thomas Hobbes et son Léviathan. Ce dernier volume s’ouvre donc bel et bien sur la guerre, exposant longuement, sous la plume du neuvième Anonyme, les mille et une facettes du conflit. Attestant du goût de l’historienne pour l’expérimentation, le récit tire toutes les conséquences du décor installé dans les volumes précédents. La cohérence est là.

Le travail d’écriture témoigne toujours de la volonté d’Ada Palmer de lier étroitement la narration et les évènements. Là où Mycroft Canner se livrait à un récit personnel, presque intime, le neuvième Anonyme prend le relais d’une chronique dont la rédaction est importante, certes, mais pas prioritaire. Il écrit donc quand il peut, comme il peut, pressé par l’urgence ou interrompu par le danger. Le changement de style, saccadé et bien plus pragmatique, moins inspiré que celui de son narrateur originel, s’en ressent. Un choix à double tranchant : adroit parce qu’il épouse parfaitement les nécessités de l’intrigue, déstabilisant parce qu’il livre le lecteur à une retranscription des évènements pouvant apparaitre fastidieuse par moments. La reprise de son récit par Mycroft opère une digression pouvant renforcer le sentiment qu’Ada Palmer expose de trop nombreux éléments épars, qu’elle tergiverse.

La construction, bien que moins digeste, demeure pourtant d’une logique implacable : il est indispensable que le lecteur ne sache plus à quel saint se vouer, pas même à l’Utopie, aux intentions de plus en plus ambivalentes. Ainsi l’autrice entretient-elle soigneusement l’incertitude tout en portant la tension à un point culminant… sur lequel s’achève cette première partie. L’absence de résolution est d’autant plus cruelle que l’ensemble du livre, dans l’effort d’assimilation d’information qu’il demande au lecteur, tend à l’évidence vers elle. Le choix éditorial de départ se fait donc, chez les lecteurs cantonnés au français, au risque d’un essoufflement du sense of wonder qui a fait les beaux jours de la série. Rappelons cependant que de nombreux éléments plaident en faveur d’une conclusion à la hauteur du chemin parcouru et gageons que l’architecte qu’est Ada Palmer n’aura rien laissé au hasard.

Valide

Publié en janvier 2022 par les éditions Philippe Rey, Valide de Chris Bergeron est paru initialement en mars 2021 aux éditions québécoises XYZ. Une double publication qui ajoute une dimension supplémentaire à ce « roman autobiographique de science-fiction », comme l’indique le sous-titre, mettant en scène le personnage de Chris, ayant également grandi entre France et au Québec.

Valide se situe dans un futur proche, au sein d’une ville de Montréal régie par une IA, David, entité supposément bienveillante envers ses citoyens et dont Christelle a participé à l’élaboration.

Lors du tout premier échange entre ces deux protagonistes, elle assène à l’IA cette déclaration : « Nous sommes des fictions qui ne sont pas écrites de notre main », une clé de lecture en forme de réappropriation. Tout au long du roman, Christelle aura pour objectif de faire entendre à David sa vérité, son identité de femme trans – identité tenue cachée durant six années sous contrôle de cette figure patriarcale et intrusive.

C’est bien là où le sous-titre programmatique du roman prend son ampleur : l’autrice utilise l’outil science-fictif pour nous conter son vécu de femme trans, entre famille de sang et famille choisie, ponctué de remises en question, d’apprentissages doux-amers et d’une sororité aimante, puis d’un retour douloureux au placard d’une société standardisée.

L’utilisation du récit de soi est habile. Entrecoupé par les nombreux refus ou bugs de l’IA, il met habilement en perspective la voix de Christelle et la force de son histoire face au programme de David, extrapolation notable des normes sociales d’identité et de genre, refusant et dénonçant toute autre perspective. Au fur et à mesure de la confession (hors ligne) de Christelle se dessine une affirmation de soi et une quête de liberté qui s’organise à un niveau individuel, mais aussi collectivement et illégalement, au sein de ce système oppressif. En s’emparant de thèmes d’anticipation (société parfaite en vase clos, extrapolation des normes sanitaires pandémiques sur tous les hivers, isolement des individus, dissidence organisée et éparse…), le récit nous renvoie un reflet déformant d’une réalité contemporaine encore fortement assignée à des normes sociétales.

Certes, Valide comporte quelques travers de premiers romans sur une anticipation imprégnée du printemps 2020… mais c’est bien peu de chose face aux moments forts (notamment le manifeste repris en quatrième de couverture canadienne) dont le souffle et l’aspect biographique nous sont exposés avec un mélange de rage et de pudeur, sans omettre les joies ou les violences… et amène le récit à la révolution espérée par Christelle dès les premières pages.

Une suite est en cours et on retrouvera avec plaisir la plume de Chris Bergeron, de quelque côté de l’Atlantique que ce soit !

Demain le silence

La collection « Dyschroniques » du Passager Clandestin continue de remettre en avant des nouvelles de grandes plumes – parfois injustement oubliées — de la science-fiction, afin d’apporter un regard passé sur le futur… ou plus certainement notre présent. Une qualité certaine de la présente publication est ainsi de permettre une première approche de l’intelligence des textes de Kate Wilhelm, autrice méconnue du matrimoine science-fictionnel, qui a su dépeindre dans ses textes des situations et considérations humaines, environnementales et philosophiques, sans jamais asséner.

Ainsi, dans Demain le silence mène-t-elle sa courte intrigue d’une plume efficace : un couple de scientifiques, dont l’équipe est propulsée dans le futur en quête de matières premières à exploiter, est confrontée à une nature sauvage extrêmement silencieuse et pour cause : seules persistent la flore et les champignons. Inquiète du silence régnant dans ces bois – décrits avec un détail synesthésique –, Jan souhaite restreindre le plus possible le temps passé dans les bois, là où son compagnon Loris s’en extasie et cherche un moyen d’y fuir leur vie bien cadrée, dans un présent où les arbres, entre autres, ont quasi disparu. Texte très court et saisissant, il n’échappe néanmoins pas à un retournement narratif qui, en 2022, pourrait passer pour simpliste.

Demain le silence peut toutefois constituer une première approche de l’autrice, approche d’autant plus facilitée par le corpus de postface amenant un contexte aussi bien littéraire que théorique autour des thématiques abordées par cette courte nouvelle (une quarantaine de pages) qui encourage à aller plus loin… et peut-être découvrir son seul roman encore disponible en poche : Hier, les oiseaux (dont on vous laissera apprécier la couverture au Livre de Poche…) et récompensé par le prix Hugo en 1976. À lire pour (re)découvrir Kate Wilhelm, donc !

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