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Le Songe

Aussi important que méconnu, Le Songe ou Astronomie Lunaire est l’œuvre de Johann Kepler, une figure plus célèbre pour sa place dans l’histoire des sciences que dans celle de la fiction. Né en 1571, contemporain de Tycho Brahe — dont il fut l’assistant — et de Galilée, Kepler révolutionna avec eux l’astronomie, notamment avec les trois Lois portant son nom. Publiées entre 1609 et 1618, elles démontrent, entre autres, le caractère elliptique de l’orbite des planètes autour du soleil. S’imposant comme un des inventeurs de la modernité scientifique, Kepler peut aussi être considéré comme un des fondateurs de la science-fiction. Peut-être même le créateur du genre ? C’est en tous cas l’avis de l’universitaire Michèle Ducos. Dans sa riche introduction au Songe, elle le qualifie en effet de « premier récit de science-fiction au sens propre du terme ». Car l’ouvrage se démarque des précédentes fictions séléniennes par sa combinaison inédite d’éléments fictifs et documentaires.

Pareil mélange caractérise d’emblée Le Songe. S’incluant lui-même dans son récit, Kepler l’ouvre de la sorte : « une nuit, après avoir contemplé les étoiles et la Lune, je me mis au lit et m’endormis profondément. Dans mon sommeil, je crus lire un livre apporté de la foire ; en voici le contenu. » Cette lecture onirique fait connaître à Kepler l’existence de Duracotus et de ses extraordinaires découvertes. L’Islandais Duracotus est le fils de Fiolxhilde, une magicienne. Au terme d’une enfance sorcière, il quitte son île. Sa route l’emmène au Danemark, où il croise celle de Tycho Brahe. Devenu son disciple, Duracotus s’initie à « la plus divine des sciences », l’astronomie. Regagnant ensuite sa « patrie semi-barbare », il y retrouve sa mère. Elle le met en contact avec un esprit, un « démon » qui lui décrit un monde extraterrestre du nom de Levania. Il s’agit en fait de la Lune, dont il décrit non seulement les contours, mais aussi les créatures la peuplant. Celles-ci se répartissant entre Subvolva, le versant de la Lune visible depuis la Terre, et Privolva, sa face cachée…

Rien moins que fantastique, ce récit du démon est en réalité scientifique. Composant ainsi l’astronomie lunaire promise par le titre, il synthétise l’ensemble des connaissances à la disposition de Kepler. Selon l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet — qui a consacré à Kepler deux romans —, sa « description des mouvements de la Terre dans le ciel est fondée sur l’hypothèse héliocentrique de Copernic ». Et c’est encore « en fonction de données astronomiques que Kepler détermine une “géographie lunaire” » (Michèle Ducos), impliquant notamment l’existence d’un équateur divisant l’astre en hémisphères. Un même esprit scientifique règne quant aux éléments les plus (apparemment) extravagants de cette astronomie lunaire. Ainsi, les Sélénites mis en scène par Le Songe « sont fondés sur des analogies à base d’hypothèses » (Jean-Pierre Luminet). Des conjectures que Kepler prend le soin d’expliciter par 223 notes émaillant son texte, ainsi qu’un « Appendice géographique ou, si l’on préfère, Sélénographique ». Plus longues que Le Songe lui-même, ces denses annexes en révèlent — y compris sous forme de schéma — tout le soubassement théorique.

Entamant Le Songe en 1609, Kepler y travaillera jusqu’à sa mort en 1630. Publié en 1634, l’ouvrage irriguera la littérature lunaire à venir, notamment chez Jules Verne et H.G. Wells. Une postérité qui atteste de l’importance de ce Songe, à plus d’un titre fondateur.

L'Histoire véritable

Tel Ulysse, Lucien part un jour en voyage d’exploration avec un groupe d’aventuriers afin de découvrir le bout de l’Océan et rencontrer des peuplades inconnues. Or, beaucoup à l’époque (iie siècle de notre ère) voyaient en la Terre une assiette plate flottant sur l’Océan (quand le dieu de la mer Poséidon s’énerve, il la frappe et provoque les désastres). Un Océan qui, de fait, à son extrémité, est en contact avec le Ciel — ce qui s’avère pratique pour s’envoler et atterrir en quelques jours sur la Lune. Aussi, après avoir franchi les colonnes d’Hercule et découvert une île fabuleuse où les rivières charrient du vin et où les poissons en sont imbibés, Lucien est pris dans un fort courant aérien. Sept jours de voyage dans les airs, et le voilà sur notre satellite, dont le roi est Endymion, ancien amant de Séléné, déesse de la Lune. Une guerre se prépare contre le Soleil et son roi Phaéton pour la possession de l’Étoile du Matin. Lucien et sa troupe y participent, évidemment, au milieu de combattants tous plus étonnants les uns que les autres.

Pour impressionner le chaland, bon nombre d’auteurs de l’époque avaient tendance à donner pour vraies de parfaites inventions, à enjoliver les choses, ou à reproduire sans être allés eux-mêmes vérifier des informations pour le moins surprenantes — telles ces fourmis grandes comme des chiens, transportant leur or dans des coffres, ou ces habitants de contrées lointaines vivant des parfums respirés. Aussi Lucien, en réaction, écrit deux courts textes d’aventures truculentes et fantasques — l’Histoire véritable et l’Icaroménippe — où, comme il le dit lui-même dès le titre et dans les premières pages, tout est faux, bien sûr.

Le récit est donc avant tout un jeu littéraire : il s’agit pour le lecteur de reconnaître les très nombreuses citations ou emprunts faits à la littérature d’imagination de l’époque afin de s’en moquer et les ridiculiser. Évidemment pour nous autres, du xxie siècle, cela tombe parfois à plat. Les écrivains cités nous sont connus, mais certains de leurs écrits ne nous sont jamais parvenus, si ce n’est sous la forme de bribes ou de citations plus ou moins complètes. Il reste cependant Homère, Xénophon ou Hérodote, plagiés à tour de bras — rappelons que pour les Grecs, le plagiat était considéré non comme un vol, mais comme une marque de culture…

Au-delà de cet aspect littéraire, on peut tout à fait lire l’Histoire véritable sans être un spécialiste des mondes antiques, car c’est avant tout une suite de récits flamboyants et distrayants, même près de deux mille ans plus tard. Lucien y invente des peuples fantasques — les Colokynthopirates (pirates aux navires en forme de coloquintes) affrontent les Caryonautes (marins sur coques de noix), les Psyllotoxotes (archers montés sur puces) guerroient contre les Caulomycètes (hoplites en forme de champignons) —, et concocte sans cesse de nouvelles situations rocambolesques — les marins visitent le pays des morts, où ils rencontrent les anciens protagonistes de la guerre de Troie, et l’un d’eux tombe à son tour amoureux de la belle Hélène — qui s’enchaînent à une rapidité folle. Impossible de s’ennuyer. D’autant que l’Histoire véritable donne une impression de déjà-vu, tant d’autres écrivains s’en sont inspirés par la suite : Thomas More et Rabelais, Cyrano de Bergerac et Voltaire, Swift enfin. Même le Pinocchio de notre enfance n’est pas loin, quand Lucien et ses hommes font malgré eux un séjour dans le ventre d’une baleine.

L’Histoire véritable s’avère une lecture indispensable pour tout amoureux de la Lune et pour tout lecteur de SFFF. Disponible à un prix modique, qui plus est : plus aucune excuse pour ne pas franchir le pas.

Défaillances système

Déjà bien connue des lecteurs des éditions L’Atalante, l’écrivaine américaine Martha Wells a récemment été couronnée par les prix Hugo, Nebula et Locus de la meilleure novella pour Défaillances Systèmes. Ce court récit de 122 pages est depuis devenu le point de départ d’une série nommée « Journal d’un AssaSynth » que L’Atalante, certainement bien encouragé par le succès de la fameuse collection « Une heure-lumière » des éditions du Bélial’, a décidé de publier entièrement d’ici octobre prochain — soit un total de quatre novella, ce qui fait tout de même, pour peu qu’elles soient toutes proposées au même prix, un ensemble de la taille d’un roman classique pour 43,60 euros…

Dans ce premier opus, notre narrateur, un androïde de sécurité (ou SecUnit), nous explique comment son expédition au cœur d’une planète lointaine l’a amené à pirater son propre module superviseur chargé, en théorie, de le plier à la volonté de ses maîtres et d’en faire un serviteur docile. Même si les humains qui l’accompagnent ignorent cette émancipation dans un premier temps, il se trahit rapidement lorsqu’il doit voler au secours de deux des scientifiques aux prises avec une mystérieuse et monstrueuse créature surgit du sol. Une surprise d’autant plus désagréable que la planète était classée comme sans danger par la Compagnie. Interrompant ses activités récréatives, AssaSynth, notre cyborg narrateur, comprend vite que quelque chose cloche et que ses collaborateurs humains risquent la mort à tout moment car… quelqu’un les a trahis !

Texte court, donc, et scindé en huit chapitres qui ne laissent aucun temps mort aux lecteurs. D’autant plus qu’AssaSynth s’avère vite un narrateur drôle et cynique goûtant peu la compagnie des humains, qui l’embarrassent, ni non plus celle de ses propres congénères androïdes, qui n’ont rien à faire de lui. Plus intéressé par sa série télévisée Apogée et déclin de la Lune sanctuaire — en fait un soap de bas étage —, notre androïde mi-biologique mi-machine finit tout de même par se prendre d’amitié pour le Dr Mensah. Son interaction avec les autres humains, ainsi que sa volonté increvable de vouloir décider par lui-même, rendent AssaSynth absolument délicieux à suivre. Martha Wells, non content d’avoir trouvé là un personnage principal prometteur et attachant, construit en arrière-plan un univers ultra-connecté où les aspects humains les plus vils n’ont pas disparu, bien au contraire. Efficace dans ses scènes d’actions comme dans son humour et son message politique, Défaillances systèmes se dévore à toute vitesse. Même si l’on se demande bien ce que nous réserve la suite de la série (et comment elle pourra éviter la répétition), ce premier opus laisse au final une excellente impression qui ravira tous les fans de SF désireux de ne pas sacrifier la qualité sur l’autel du divertissement pur et dur.

Sur Mars

Paru une première fois aux défuntes éditions Nicolas Chaudun, Sur Mars – récit de voyage en terre rouge a bénéficié d’une réédition amendée chez « l’agence de voyage littéraire » 1115 en ce mois de mars (forcément). Le titre de ce court roman indique bien le projet : raconter l’aventure de la première expédition humaine en direction de Mars. En mai 2025, profitant d’une fenêtre de tir adéquate, ils sont six, deux femmes et quatre hommes, d’une quarantaine d’années ou plus, issus de diverses nationalités — on ne saura pas lesquelles, l’intérêt est ailleurs —, à quitter la planète bleue pour notre rouge voisine. Leur mission sur place : préparer les suivantes, en vue d’une colonisation ultérieure. Le narrateur, anonyme, tient un journal ; cette expédition est pour lui une manière de rendre hommage à son père, graveur. Et s’il ne trouve pas de vie martienne, peut-être y rencontrera-t-il tout de même l’amour.

En une petite centaine de pages, ponctuées par des photographies aériennes de la surface martienne, Arnauld Pontier nous raconte cette aventure humaine et scientifique, très référencée — que ce soit du côté des œuvres inspirées par Mars (pensez Bradbury, Burroughs et les autres) ou des découvertes apportées par les sondes arpentant sa surface. Les descriptions détaillées de la planète rouge — pour ainsi dire, on y est — sont le point fort de l’ouvrage. Sous cet aspect-là, l’immersion est réussie. Néanmoins, on sait que l’atmosphère martienne est pour le moins ténue, et cette novella pâtit justement d’un léger manque de souffle qui lui empêche d’emporter totalement l’adhésion.

Plop

Futur distant et boueux. La civilisation n’est plus ce qu’elle était : ce qu’il reste de l’humanité est retombé dans la barbarie. Çà et là, dans la Plaine, cette zone morne dont les seuls reliefs sont des tas d’ordures, où il pleut en permanence, où errent rats et cochons en goguette, vivotent des Groupes.

Parce que ça a fait « plop » quand son corps a été éjecté du ventre maternel, droit vers la boue, on l’a appelé Plop. Pas grand monde n’aime Plop, mais celui-ci le rend bien au monde. Plus malin que ses congénères, il va gravir les échelons de sa tribu jusqu’à la dominer. Mais plus on est haut, plus dure est la chute, même dans la boue…

Étonnant roman que Plop, paru en 2011 aux excellentes éditions de l’Arbre Vengeur et que Folio « SF » a eu la bonne idée de rééditer. Premier des trois romans que son auteur, l’écrivain argentin Rafael Pinedo, a écrit avant de décéder en 2006, Plop ne fait pas dans le propret ou le sentimental.

Phrases brèves, paragraphes concis, chapitres courts : la prose de Plop est sèche et brutale. Voilà pour la forme. Sur le fond, le roman présente une humanité en phase terminale, survivant tant bien que mal (surtout mal) dans un environnement détruit et hostile. Les rapports humains au sein du Groupe se réduisent à l’utilitaire, chacun étant réparti dans différentes Brigades qui assurent une espérance de vie brève ou moins brève. On ne gâche pas les cadavres avec une mise en terre. On s’adonne parfois au sexe — qu’importent l’âge et la nature du partenaire. Ici, pas de morale, juste des tabous idiots, comme celui de ne pas montrer l’intérieur de sa bouche. Ne riez pas.

Post-apocalyptique aussi noir que clinique, bref et éprouvant, Plop ne laisse pas indifférent. Dans ce portrait vitriolé d’une humanité déshumanisée, tout est sale, et l’on ressort de la lecture avec un goût amer dans la bouche — celui d’une boue polluée.

Infestation

[Critique commune à Infestation et Destruction.]

Dans notre précédente livraison estivale, nous vous évoquions Éclosion, le premier volet de la trilogie arachnophobe d’Ezekiel Boone. Si vous ne l’avez pas lu et comptez le lire, ou bien si les araignées vous mettent mal à l’aise, passez d’emblée à la critique suivante.

Rappel des événements : de par le monde, des hordes d’araignées ont surgi, boulottant tout sur leur passage — y compris les humains. À la fin du roman, elles mouraient toutes subitement. La fin du cauchemar ? Non, plutôt un bref répit avant la deuxième vague. Roman polyphonique mené tambour battant, Éclosion s’avérait diablement efficace à défaut d’être original. Quid des suites ?

Dans Infestation, l’humanité panse ses plaies en sachant que le pire reste à venir. De partout, des cocons géants se préparent à éclore pour libérer une engeance à huit pattes, pire que la vorace première vague. Car ces nouvelles araignées, au dos marqué d’une bande rouge, sont organisées et semblent préparer la venue de quelque chose d’autre. Aux USA, la guerre contre ces bestioles est bien mal engagée, et la présidente Stephanie Pilgrim devra se résoudre à des choix radicaux si elle veut sauver ce qui peut l’être. À moins que Shotgun, ingénieur survivaliste planqué dans son bunker perso avec quelques amis, parvienne à mettre au point un moyen de défaire les araignées. Si l’action est moins frénétique dans ce deuxième volume, la tension rampante se fait palpable… Chapitres courts, style plaçant le lecteur au plus près d’une galerie de héros comme d’anti-héros, brossés avec efficacité — qu’il s’agisse de personnages récurrents ou points de vue d’un seul chapitre —, le roman se dévore (ha). Dommage que les promesses ne soient pas vraiment tenues dans Destruction. Pourtant, ce dernier volet commence bien avec un suspense maximal et des protagonistes en situation délicate — les uns aux prises avec des araignées, les autres avec des congénères humains aux vues diamétralement opposées sur les solutions à apporter. Néanmoins, la fin apparaît quelque peu bâclée au profit d’un final et d’un happy end expéditifs. Dommage.

Bref, en matière de roman catastrophe, la trilogie d’Ezekiel Boone constitue un divertissement efficace à défaut d’inoubliable.

Les Furtifs

À moins d’avoir vécu sur une autre planète ces quinze dernières années, difficile d’être passé à côté du phénomène Alain Damasio. Rappelez-vous : son deuxième roman, La Horde du contrevent, a constitué en 2004 l’acte de naissance de La Volte, maison d’édition spécialisée atypique et attachante. Roman hors-norme, épopée philosophique, La Horde a rencontré un succès aussi improbable que réjouissant, pas démenti par le passage des ans. Et ensuite ? Eh bien, pas grand-chose. La réédition en 2007 de La Zone du dehors, premier roman de Damasio ; la publication en 2012 de Aucun souvenir assez solide, recueil de nouvelles ; la rumeur, tenace et régulière, de la parution prochaine des Furtifs, et des interventions régulières de l’auteur, ici, là, un peu partout, en fait, fustigeant la société de surveillance qui est la nôtre, et prônant la furtivité.

Les Furtifs, donc. Si le tract politique déguisé en roman qu’est La Zone du dehors vous a donné envie de voter à droite, si les jeux de mots et la mystique aérienne de La Horde du contrevent vous ont saoulé, ce troisième roman d’Alain Damasio n’est pas pour vous. Si vous lisez, rêvez et vivez Damasio, cette critique ne vous apprendra rien. Pour les autres…

Bienvenue en 2041, dans le sud de la France, dans un monde où l’on vit dans une surveillance constante et censément bienveillante, où les marques et les entreprises ont pris le pas sur les États — il n’y plus de gouvernement mais une gouvernance. Bref, pour ceux qui connaissent, on se situe vingt ans avant l’univers étouffant du Bonheur™ de Jean Baret (le Bélial’). Une nouvelle espèce animale a été découverte : les furtifs. Ceux-ci échappent tant et si bien à l’étude qu’une section militaire, le Récif, a été créée pour l’occasion. Persuadé que la disparition inexpliquée de sa fille Tishka, deux ans plus tôt, entretient un lien avec les furtifs, Lorca Varèse rejoint le Récif et ses membres hauts en couleur — Aguëro la forte tête, Saskia l’intellectuelle à l’ouïe fine, Arfet le geek rigide… Les tribulations de Lorca vont l’amener à se rapprocher de son épouse, Sahar, et à amener le Récif à se rendre là où les furtifs se cachent, loin des caméras de surveillance, du côté des franges de la société, parmi les alternatifs, les zadistes, les décroissants et les chevelus de tous crins. Un parcours qui ne sera pas sans effet sur les membres du Récif, au point de menacer l’ordre établi.

Difficile d’éviter les comparaisons avec les romans précédents de Damasio, dont Les Furtifs semble former la synthèse. La charge politique de La Zone du Dehors reste présente, ici davantage ancrée dans l’actualité, façon « Zadpunk ». De La Horde, Damasio garde la structure chorale, quoique avec un casting réduit, plus concentré et plus humain (le personnage de Lorca en particulier, père éploré). Les jeux typographiques sont toujours là : accents, points suscrits ou souscrits, brèves, tout ce que l’alphabet latin compte de signes diacritiques est convoqué pour des interventions ciblées qui, à un point du récit, trouvent leur justification. Tout pour plaire ? Presque.

Plusieurs défauts plombent Les Furtifs : une longueur excessive, un horizon d’attente qui s’atténue vite, un méchant de pacotille parce qu’il faut bien un vilain dans l’affaire, une gouaille agaçante (Toinou Tout-fou et son argot gitan), et une verve tournant parfois à vide. Néanmoins, le texte brille aussi par son énergie, par son mélange des genres, et certains passages restent marquants (le test d’entrée de Lorca, la bibliothèque furtive, la bataille de Porquerolles). Par son optimisme aussi : la doxa capitaliste et libérale qui met à mal notre société n’est pas une fatalité, il reste possible de se réinventer dans les marges. Damasio demeure fidèle à lui-même et aux principes établis dans ses précédents romans — le mouvement permanent, la vitalité.

En somme, Les Furtifs laisse un sentiment ambivalent : tour à tour brillant et vain, ambitieux et généreux jusqu’au trop-plein, donnant souvent l’impression d’énoncer l’évidence ou d’être un manuel pour révolutionnaires en culottes courtes, le roman ne s’adresse sûrement pas aux amateurs purs et durs de science-fiction. Mais si son succès annoncé (on parle de près de 100 000 exemplaires, tout de même…) permet à La Volte de publier d’autres livres barrés, et aux littératures de l’Imaginaire de toucher d’autres lecteurs, après tout, qui s’en plaindra ?

Connerland

Direction l’Espagne pour la très cosmopolite collection « Exofictions », avec cet ouvrage de Laura Fernandez, auteure née en 1981, dont l’un des romans, La Chica zombie, a connu l’heur d’une traduction française (sous son titre espagnol, chez Denoël en 2014). Connerland tire son titre de Voss Van Conner, auteur de science-fiction fictif dont les cent dix-sept romans et innombrables nouvelles n’ont pas encore eu le succès escompté, malgré des thématiques parfois très intéressantes, comme celles des dinosaures fonctionnaires. La faute à son agent (entre autres) Chicken Kiev, pas assez efficace. Aussi, lorsque Voss meurt (électrocuté), son décès va provoquer un certain nombre de réactions. Kiev rencontre Ghostie Black, éditeur qui s’enthousiasme pour les romans du disparu. Lana Grietzler, sa femme, qui était à deux doigts de quitter le défunt (de son vivant, s’entend), se ravise et entend profiter de cette manne inespérée. Enfin, Miranda Sherikov, hôtesse de l’air de la compagnie Timequake, rencontre le fantôme de Voss lors d’un vol et décide de le représenter. Car Van Conner n’est pas mort, non, il est passé dans un autre monde, vêtu de sa seule serviette de bain, au milieu de standardistes à la barbe finement tressée et autres Grandes Oies…

On l’aura compris : ce roman se veut humoristique. Entre personnages drolatiques, situations décalées, invraisemblables, voire burlesques, dialogues tour à tour sans queue ni tête ou aux réparties saillantes, Fernandez nous propose un livre censé dérider les zygomatiques, un roman « qu’aurait pu écrire un Thomas Pynchon obsédé par Ghost », nous dit la quatrième de couverture (ah bon ?). Or l’humour n’est pas la chose la plus universelle au monde, comme chacun sait. Ou, pour être plus précis, on ne rit pas tous aux mêmes blagues. Alors certes, parfois, Fernandez fait mouche, et son inventivité est réjouissante, mais il arrive aussi (souvent !) que ses blagues ou ses situations ubuesques tombent à plat, au point d’en devenir assez vite pénible. On sourit ça et là, certes, mais le reste du temps, pardon, c’est l’ennui qui gagne, un temps qu’on trompe d’ailleurs en comptant les nombreuses redites et les fausses bonnes idées — à l’image des sons, retranscrits en majuscules entre parenthèses, (COMME ÇA). D’où l’autre écueil du roman : l’humour s’accommode mal des longueurs, et les textes les plus efficaces sont souvent courts (on pense ici à Fredric Brown ou Robert Sheckley). De fait, avec ses presque cinq cents pages, Connerland en affiche deux cents de trop au bas mot. Autant dire qu’on se lasse (trop) vite de toutes ces péripéties, quand bien même l’auteur a le bon goût de convier Douglas Adams, Philip K. Dick, Kurt Vonnegut et quelques autres. Sans doute les amateurs du premier, ou ceux qui ont su lire « Les Annales du Disque-Monde » sans ressentir une pointe de lassitude au bout du quinzième tome, sauront-ils apprécier ce livre. Les autres pourront picorer ici et là quelques bons mots, une ou deux scènes saugrenues et marquantes, mais regretteront surtout que Laura Fernandez n’ait pas davantage resserré son écriture et évité l’overdose.

Colonies

Comme le dit Laurent Genefort dans sa « postface savanturière », l’unité thématique de ce recueil est née du premier titre envisagé pour son roman Lum’en, à savoir Colonie. Rajoutez un « s » final et vous obtiendrez la quintessence de l’œuvre genefortienne : dans cet univers de la Panstructure, que l’auteur parcourt livre après livre, les différentes races qui le peuplent essaiment et colonisent les mondes les uns après les autres. Ses textes courts — comme nombre de ses romans, du reste — doivent alors s’envisager comme des instantanés du processus de colonisation, à court terme (la découverte d’une planète parfois hostile), à moyen terme (on y reproduit le mode de vie de son monde d’origine, ou au contraire on le rejette en bloc et on s’adapte à son nouvel environnement), ou à long terme (parfois les origines de l’expansion sont oubliées, parfois la greffe ne fonctionne pas et la colonie est abandonnée), thématiques qu’abordent ici les dix textes de ce recueil. Qui se répartissent en deux catégories, en fonction de leur décor planétaire ou spatial ; on notera que la première correspond essentiellement à des textes inédits (seul « Le Lot n° 97 » ne l’est pas, mais sa publication est très certainement passée inaperçue dans le milieu SF), alors que la seconde contient uniquement des rééditions (même si souvent revues et révisées).

Ceux qui imaginent que le space opera se résume à des histoires de batailles dans l’espace, ou des problèmes de survie dans des vaisseaux arches, risquent d’être surpris par le premier texte, « Le Lot n° 97 », très intimiste, où un homme tente la transformation ultime pour le plaisir de l’expérimentation et l’amour de l’art. « Le Dernier salinkar » est un très beau texte poignant sur la cruauté du colonisateur, parfois intéressée, mais aussi parfois totalement gratuite. « Le Bris », que l’on imagine inspiré par Solaris, de Stanislas Lem, est le récit d’une quête, sans doute vaine, mais tellement pleine de sens pour celui qui l’accomplit. Dans « Je me souviens d’Opulence », Genefort dresse par touches minuscules le récit de la conquête d’une planète ; oulipien dans sa forme, il s’en dégage une poésie certaine. Enfin, « Le Jardin aux mélodies » clôt en beauté cette première partie, très poétique, en s’attachant davantage au matériau humain qu’aux péripéties traditionnelles du space opera, même si elle contient son lot d’images puissamment évocatrices.

La seconde partie s’ouvre par « Longue vie » où, pour combattre l’oisiveté d’une vie dans des stations spatiales isolées, les protagonistes imaginent un jeu dont le but est d’éliminer les autres. « T’ien-Keou » s’inspire des traditions chinoises avec dragons modernes, dans un récit d’une cruauté rare et sophistiquée, mais qui montre qu’il est parfois utile, pour apprivoiser l’inconnu, de reproduire des schémas de pensée issus du passé millénaire. « La Fin de l’hiver » emprunte le motif de la quête, celle qui interroge le mécanisme de l’expansion humaine, dont les objectifs se sont parfois perdus dans la mémoire collective. « Proche-Horizon » est un récit d’espionnage sur fond de symbiose entre hommes et extraterrestres. Enfin, « L’Homme qui n’existait plus », jadis paru en Fleuve Noir « Anticipation », est une longue novella aux allures de thriller spatial qui fait du décor un personnage à part entière. Ces cinq textes de colonies spatiales sont beaucoup plus rythmés que ceux de la première partie, agissant en parfait contrepoint, retrouvant la vigueur des récits d’aventures des pulps, sans pour autant renier ce qui faisait en partie la force des cinq premières nouvelles : l’être humain, si minuscule au regard des dimensions de l’univers, si baigné de contradictions, mais animé d’une telle force vitale qu’il parvient à dépasser son statut de simple mortel.

Admirablement construit, présentant des récits s’étendant sur plus de vingt ans d’écriture, Colonies est un très beau recueil de nouvelles, qui prouve une fois de plus combien Laurent Genefort est devenu incontournable dans le paysage de la SF française.

Ceux des profondeurs

Avant même le début de sa carrière d’écrivain professionnel (son premier texte publié, « Two Sought Adventure », devait paraître en août 1939 dans la revue Unknown), Fritz Leiber entreprit de correspondre avec H.P. Lovecraft. Enfin, pour être tout à fait exact, il n’osait pas lui écrire, aussi est-ce son épouse, Jonquil Stephens, qui envoya une lettre à HPL, lequel répondit en indiquant avoir apprécié les qualités de « Adept’s Gambit », une des aventures de Fafhrd et du Souricier Gris, qui tournait dans les cercles littéraires à l’époque. Ceci marqua le début d’une correspondance… plutôt éphémère. Si cette correspondance débuta en octobre 1936, Lovecraft décéda en mars de l’année suivante. Il n’en reste pas moins que l’auteur des Montagnes hallucinées exerça une influence durable sur l’œuvre de Leiber : elle est l’une des inspirations du « Cycle des Épées », ainsi que de plusieurs autres textes du jeune auteur, qui écrivit également une dizaine d’articles sur le natif de Providence. Aussi est-il naturel que, lorsqu’il fut question de diriger un ouvrage baptisé The Disciples of Cthulhu, l’anthologiste Edward P. Berglund ait convié Fritz Leiber à participer à l’ouvrage, ce qui donna en 1976 Ceux des profondeurs.

La novella débute alors que Georg Reuter Fischer entame au petit matin la rédaction des événements l’ayant mené jusqu’à cet instant précis, qui marquera sans nul doute le dernier jour de son existence. Dans un long flashback, on assiste aux premières années du jeune et intelligent Georg, couvé par ses parents, dont son père, un maçon compétent, qui bâtit de ses propres mains leur maison sur les collines de Hollywood. Malheureusement, une malformation au pied droit et, surtout, une tendance au somnambulisme et à des périodes de sommeil extrêmement longues, vont peu à peu laisser leur empreinte. Une tentative d’études dans la ville d’Arkham se soldera par un échec. Tout juste pourra-t-il en rapporter un recueil de poèmes d’Edward Pickman Derby, le poète local, qui l’inspirera pour ses propres écrits. Malheureusement, par la suite, son père puis sa mère meurent dans des circonstances atroces. Son père, notamment, décède dans l’effondrement d’une grotte souterraine ; faut-il y voir un lien avec la « Porte des Rêves », bas-relief vaguement inquiétant sculpté par son père, qui attire irrésistiblement Georg et lui rappelle la poignée de rêves atroces dont il s’est souvenu au cours de son existence ?

Fritz Leiber rend ici pleinement hommage à Lovecraft, en tissant une toile aux multiples niveaux de lecture : en premier lieu, il nous livre un texte d’horreur comme les écrivait HPL, où la montée dans l’angoisse se fait progressivement, tandis que le protagoniste principal — solitaire, comme il se doit — se voit peu à peu entouré par des forces obscures échappant à toute tentative de contrôle, voire même de compréhension. D’une facture classique, le texte se révèle très efficace, alternant visions chtoniennes et moments d’angoisse plus viscérale. Leiber en profite pour disséminer de très nombreuses références à Lovecraft, entrelaçant son récit à ceux de son aîné, comme autant de clins d’œil qui parleront aux connaisseurs, sans pour autant basculer dans un hommage trop ludique qui desservirait le propos horrifique. Il se démarque en revanche de Lovecraft en abordant en outre les rapports père-fils ; si chez HPL la famille n’intervenait que peu dans les récits, elle est ici omniprésente : tous les actes de Georg s’inscrivent dans sa filiation avec Anton, comme sa fascination pour la « Porte des rêves », ce que confirme la révélation finale du récit. Nul doute ici que Leiber parsème ici son texte d’éléments autobiographiques : Georg est un prénom allemand comme Fritz, Reuter est le deuxième nom de Leiber, et son meilleur ami s’appelait Harry Otto Fischer — c’est d’ailleurs avec ce dernier que furent imaginées les aventures de Fafhrd et du Souricier Gris. Leiber entretint également une relation très forte avec son père, dont la personnalité l’a parfois écrasé, et qui, ô hasard étonnant, entreprit à Atlantic Highlands la construction d’un bungalow… inspiré de demeures californiennes.

En fin de compte, cet hommage respectueux, qui utilise à bon escient le matériau lovecraftien, fait également la part belle à des problématiques plus personnelles, rehaussant encore l’intérêt de ce formidable texte. On remerciera donc Mnémos de nous le proposer.

On ne saurait néanmoins passer sous silence le gros souci de cet ouvrage : avoir repris telle quelle la traduction de Jacques Van Herp. Le massacre, diront certains. Car, entre phrases d’une lourdeur abyssale et traductions plus qu’approximatives (dès la première page, « considerable horror » devient « étonnante horreur »), auxquelles on ajoutera absence de relecture du traducteur, de l’éditeur de l’époque (Phénix) et de l’actuel (toujours sur la première page, Georg devient George, et Pickman… Pickmann), ce texte souffre de scories qui sont autant d’outrages à la prose précise et évocatrice de Leiber, qui se fond du reste dans le moule du style lovecraftien. À l’heure où nombre de textes sont retraduits, on enrage que celui-ci n’ait pas bénéficié d’un tel traitement. Cela aurait permis de rendre pleinement hommage qui s’inscrit parmi les meilleurs récits inspirés de Lovecraft.

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