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Chevauche-brumes

La neuvième compagnie (à ne pas confondre avec la septième, toujours perdue !) est en campagne pour consolider les frontières de son royaume. Les combats sont rudes. Beaucoup ont péri, d’autres sont blessés et les survivants sont épuisés. Mais le temps du repos n’est pas encore venu. Une nouvelle mission attend la troupe : à Crevet, dans le nord, la brume d’encre avance… Elle était à peu près stable jusqu’alors, restait à distance raisonnable du royaume. Or voilà qu’elle semble se réveiller. Les tempêtes se multiplient. Bêtes et hommes disparaissent. Des contrées entières sont dévastées. Il importe de comprendre et de faire cesser ce carnage. D’ailleurs, la dixième compagnie est partie en éclaireur. Et pour épauler la neuvième, on lui adjoint une troupe d’amazones, guerrières redoutables malgré les clichés véhiculés par les soldats. Bientôt, tous découvriront la terrible ampleur du phénomène, et l’horreur cachée dans la brume.

Le bandeau rouge tranche sur la couverture sombre, comme cette histoire. Y apparaît la mention « Pépite de l’imaginaire 2019 » : choix judicieux, car Thibaud Latil-Nicolas s’avère déjà, dès ce premier roman, un artisan plein de maîtrise. De la chose militaire, tout d’abord. Les termes techniques fleurissent, mais à juste titre, efficacement et sans ostentation. L’art de la poliorcétique s’étale au fil des pages et devient abordable pour tous. Il faut apprécier la violence des combats, toutefois. Ça tranche, ça pourfend, ça découpe à tout va dans ce récit. La lutte est âpre, sans pitié. S’attacher aux personnages expose le lecteur au dépit, car tous ne sortiront pas indemnes. Les personnages, justement : nombreux. Pas trop, mais peu s’en faut, tant la profusion induit la caricature. Ainsi s’agace-t-on de certains gestes prévisibles, certaines attitudes trop attendues. Esquiche-Poussière, par exemple, excessif dans la radinerie et l’avarice. Mais c’est le prix à payer pour cette variété de trognes, de soldats et d’amazones aux noms truculents, au verbe fleuri, aux caractères trempés. Sans doute s’y perdrait-on sans cela, or ce n’est pas le cas. Voilà une force de cet auteur prometteur : créer une galerie de femmes et d’hommes plus vrais que nature, nous les rendre proches, nous faire hurler avec eux, trembler avec eux, mourir avec eux.

Car l’ambiance est joliment restituée : celle des paysages, mais surtout celle des combats. On est au cœur de la mêlée et l’auteur sait en quelques phrases communiquer l’essentiel. Pas de généraux en haut d’une colline à regarder au loin ses troupes disparaître. Dans Chevauche-brumes, tous les combattants mettent la main à l’épée, à l’arc, au poignard. Chacun risque sa vie à tout instant sans imaginer de quoi demain sera fait. Et Thibaud Latil-Nicolas nous embarque à ses côtés au plus près de l’action. Une certaine dureté, une certaine âpreté peuvent rappeler Jean-Philippe Jaworski, mais ici tout est plus fluide, plus abordable. La fin du roman reste ouverte : peut-être une suite. Ou un tout autre roman. On attend en tout cas avec intérêt le prochain ouvrage de Thibaud Latil-Nicolas, jeune auteur qui, en effet, pourrait bien s’avérer une pépite…

Nouvelles

Le Bélial’ aime Jack Vance, et pour étoffer un catalogue déjà bien garni, l’éditeur s’offre la publication d’une intégrale des nouvelles hors cycles de l’auteur. Projet un peu fou de Pierre-Paul Durastanti, qui a en outre assuré la révision des traductions, deux tomes de plus de 1000 pages chacun sont sortis en février et mars dans la collection « Kvasar », celle des beaux livres. De fait, ces deux tomes sont beaux sous leurs couvertures illustrées par Guillaume Sorel, et ce n’est pas un détail. À plus d’un titre, nous sommes là dans l’objet de collection. L’ensemble regroupe 61 nouvelles dont 9 inédites.

Tout amateur des littératures de l’Imaginaire a un jour croisé le nom de Jack Vance. Natif de San Francisco, un temps marin, cet écrivain au long cours a publié une soixantaine de romans, dont des polars, et de nombreuses nouvelles. Il est notamment l’auteur de cycles classiques aussi bien de fantasy que de science-fiction : « La Terre mourante », « La Geste des princes-démons », « Tschaï », « Lyonesse », etc. Vance commence à écrire à la fin de l’âge d’or de la SF et du pulp, ce mauvais genre qui use des clichés ou les crée, et nourrit très largement la culture SF. Christopher Priest disait dans sa nécrologie de Jack Vance qu’il n’avait pas de prétentions littéraires. L’intégrale s’ouvre sur le premier texte publié par Vance : « Le Penseur de mondes » (1945). Heureux présage car penseur de mondes est précisément ce que Jack Vance deviendra. S’il n’avait de prétentions littéraires, il a néanmoins développé un style inimitable, précis, qui touche à l’essentiel. Quand certains échouent en cent pages à poser un univers original, Vance savait le faire en deux phrases.

L’intégrale témoigne de cette capacité à créer des mondes fascinants, exotiques et colorés, à y plonger son lecteur par la richesse de ses descriptions. Vance, c’est aussi des personnages. Il convoque une galerie d’explorateurs, de scientifiques, de policiers et de brigands, de pirates et de truands en tout genre. Le héros vancéen n’est jamais un type très courageux ni très moral. C’est un anti-héros embringué malgré lui dans des péripéties dont il cherche à se sortir, souvent maladroitement. Et puis Vance, c’est du récit d’aventure et de voyage, c’est du polar et des embrouilles, c’est des rencontres avec l’inconnu et l’étrange.

Les deux tiers des nouvelles datent d’avant l’écriture des grands cycles pour lesquels l’auteur est connu. Le premier tome regroupe les nouvelles et novellas écrites entre 1945 et 1954, et présente des textes qui définissent le style, les thématiques et les héros suivant des grandes lignes qu’on retrouvera dans les cycles. « Le Fils de l’arbre », « La Station Abercrombie » ou « Les Maisons d’Izm » sont des modèles vancéens où l’on trouve à la fois la forme du polar et l’exotisme des mondes. À côté de ces archétypes, surgissent des perles inattendues qui illustrent un autre Vance. On lira ainsi « Château en Hispanie », « Droit devant », « Le Bruit », et le très contemporain et très réussi « Personnes déplacées » avec intérêt.

Le second tome comprend les textes de 1955 à 1982. Ces nouvelles montrent un ton très différent de celles du premier tome. On assiste à une diversification des thématiques et des genres ainsi qu’à une disparition presque complète du héros vancéen type. Vance brouille les genres et s’éloigne de la science-fiction pour aller vers la fantasy (« Les faiseurs de miracles ») ou le fantastique (« Le Laitier fantôme »). Si certains textes de cette période sont franchement mineurs, d’autres sont parmi les meilleurs de l’intégrale. On ne saurait ainsi faire l’impasse sur « Parapsyché », « Le Papillon de Lune » ou « Le Dernier château ».

Outre l’ampleur du travail éditorial pour rassembler une telle somme de textes, on retiendra principalement de cette intégrale des nouvelles de Jack Vance la formidable liberté d’écriture de l’auteur qui jamais ne s’est laissé circonscrire dans un genre ou un autre. Ses mondes et les êtres qui les habitent témoignent par leur diversité de cette liberté sans retenue. Comme autant d’odes à l’altérité, souvent pleines d’humour, mais aussi parfois graves, la soixantaine de nouvelles qui constitue cette intégrale retranscrit l’invitation au voyage que formule le capitaine de navire Jack Vance à ses lecteurs.

Risque zéro

Futur proche. La société Providence, pour laquelle travaille Victorien en tant que réalisateur d’animations dispensant des conseils de façon ludique, commercialise une puce sous-cutanée surveillant la santé de ses clients et leur mode de vie comme le temps de sommeil ou les excès : ainsi l’autocuiseur au courant de leur taux de glycémie ou de cholestérol est en mesure de proposer des menus adaptés à chaque membre de la famille. Sa femme Agnès, anesthésiste à l’hôpital, est mise en garde à vue pour n’avoir pas tenté, lors d’un arrêt cardiaque, de réanimer un patient jusqu’au bout. C’est en réalité Akim, le chirurgien vacataire, qui a quitté la salle d’opération au bout de dix minutes au lieu du quart d’heure réglementaire, comprenant qu’il n’y avait plus rien à faire. Durant sa nuit en cellule, en attendant l’interrogatoire du lendemain, Agnès dont la panique fait s’emballer le cœur de façon dangereuse en raison d’une bénigne malformation cardiaque, frôle la catastrophe. Victorien, qui suit son calvaire à l’aide de l’autocuiseur connecté sur sa puce, conçoit à l’aide de son fils, au cours d’une nuit blanche, un jeu vidéo pour faire prendre conscience des rigueurs d’une incarcération. De son côté, Agnès, libérée mais sous le coup d’une mise en examen, remet en question cette société planifiant la vie de tout un chacun et part se ressourcer dans la hutte en paille de ses grands-parents avant de s’engager dans une clinique à vocation humanitaire dans un township d’Afrique du Sud, embarquant avec elle, malgré l’absence de sécurité, d’hygiène et de ressources, sa fille de cinq ans et son fils adolescent, ainsi que son arrière-grand-père de cent huit ans.

Mal fichu, mal écrit, ce roman qui tient à dénoncer la société du contrôle numérique individuel, enfonce des portes ouvertes avec un scénario aussi incohérent que naïf. Les personnages agissent selon le propos qu’ils sont chargés de véhiculer et non en fonction de leur psychologie. Le principal défaut consiste à expliquer au lieu de montrer : la narration se focalise sur le point de vue des protagonistes jusqu’à multiplier les contradictions en tentant de justifier le moindre de leurs actes. L’écriture, très plate, est au niveau de la narration. Le plus consternant peut-être est que le roman bénéficie un peu partout d’une bonne presse. Le lecteur de science-fiction, lui, passera son chemin.

Étranges éons

Albert Keith achète chez un brocanteur un tableau de goule qui représente parfaitement « Le modèle de Pickman » décrit dans la nouvelle de Lovecraft et dont il découvre, en le restaurant, la signature au bas de la toile. Dès lors, les ennuis s’accumulent : le brocanteur meurt, la tête rongée comme la victime de la goule sur le tableau. Découvrant par l’intermédiaire de son ami Waverly la biographie de Lovecraft, il se rend compte que, comme dans la nouvelle d’origine, l’auteur n’imaginait rien mais utilisait la fiction pour faire prévenir impunément l’humanité du retour de Cthulhu sur une île du Pacifique Sud, R’lyeh.

Trois récits distincts composent la trame de ce roman dédié à Lovecraft. Après Maintenant, Plus tard narre les péripéties d’une veuve courtisée par des gens à la recherche d’un document dissimulé dans la demeure qu’elle vient d’hériter de son ex-mari. Bientôt se déroule dans un futur où le maire de Los Angeles échappe à un attentat, tandis que la menace d’un retour des grands anciens se précise.

En fin connaisseur de l’œuvre de Lovecraft, Robert Bloch utilise les éléments de sa mythologie dans une trame horrifique qui fait de l’écrivain un témoin et un prophète. Aux textes nommément cités s’ajoutent les clins d’œil qu’il disperse, comme l’allusion aux nouvelles où Bloch et Lovecraft s’amusaient à tuer l’autre. Habilement, il décline dans ces fix-up des motifs récurrents, qui renforcent l’unité d’ensemble. Un fil court tout le long des récits, à savoir que s’intéresser au fantastique, à l’étrange ou aux rites mortuaires des sociétés tribales est une manière d’apprivoiser sa peur de la mort. 

Publié chez NéO en 1980 sous le titre de Retour à Arkham, Étranges Éons, tout en cherchant à unifier des pans de son œuvre et à l’inscrire dans la trame du quotidien, est un hommage appuyé au maître de Providence, aussi respectueux que plein de malice.

Élévation

Un jour, Scott Carey s’est mis à maigrir. Le plus étonnant est qu’il a gardé sa corpulence et sa bedaine, qu’il n’est ni fatigué ni diminué. Ce serait même l’inverse : il ne s’est jamais senti aussi en forme et son optimisme va grandissant. Des excès de nourriture n’inversent pas sa perte quotidienne de poids. Plus étonnant encore : nu ou habillé, et même avec des objets dans les mains, l’aiguille de la balance ne change pas. Comme il ne tient pas à être hospitalisé ni à subir des batteries de tests, il consulte un ami médecin à la retraite qui garantit son silence.

Sa vie est sans nuage : les crottes que déposent sur sa pelouse les deux boxers du couple de voisines lors de leur jogging quotidien sont son seul souci. Il a tenté d’en parler à l’une d’elles, Deirdre McComb, mais est fraîchement accueilli par celle-ci, qui interprète sa démarche comme une déclaration de guerre. Scott en comprend la raison : les lesbiennes, mariées de surcroît, ont déjà subi les vexations de la communauté très conformiste de Castle Rock et le restaurant qu’elles ont ouvert à leur arrivée ne survivra vraisemblablement pas à la fin de la saison touristique. Dès lors, malgré l’hostilité de Deirdre, Scott se donne pour mission de faire cesser les préjugés à l’égard des nouvelles venues.

Les deux intrigues finissent par n’en former qu’une, autour du respect d’autrui, Scott continuant à revendiquer une fin de votre tranquille. Dissimulant habilement les menues invraisemblances de la situation, Stephen King s’attache à suivre les conséquences de la perte de poids au fur et à mesure que Scott se rapproche du zéro. Il le fait avec sa sensibilité particulière et l’attention qu’il accorde à ses personnages.

Aucune explication n’est donnée quant au phénomène, laquelle est superflue. Scott Fitzgerald n’en fournissait non plus à L’Étrange Histoire de Benjamin Button, dont la voie se déroulait à rebours. Comme lui, King inverse la trajectoire de l’existence. Au lieu de finir sous terre, son personnage toujours plus léger, est destiné à disparaître dans le ciel.

Rien de tragique ici : l’optimisme de Scott Carey baigne le récit d’une lumière particulière. En même temps qu’il perd du poids, il apprend à se détacher du monde, ce qui pourrait bien être la leçon de vie de cette émouvante histoire, joyeuse et triste à la fois. S’agissant d’une novella, le livre n’a pas l’envergure des pavés du maître, mais il traite son sujet avec finesse et intelligence. Dédié à Richard Matheson, agrémenté d’illustrations de Mark Edward Geyer, c’est un petit bijou qui élève l’esprit et laisse le cœur léger.

Diaspora

Voici, en huit tableaux, l’histoire du futur de l’humanité sur des milliers d’années, voire davantage en l’absence de référentiel.

L’Introde désigne la migration de l’essentiel de l’humanité dans les envirosim, soit les univers numériques, répartis en polis qui privilégient chacune une culture, un art de vivre, une apparence et des comportements proches ou éloignés du monde réel. De nouvelles entités sont régulièrement créées par le Conceptoire, suivant des programmes inspirés de processus biologiques qui individualise chaque graine d’esprit en citoyen autonome et indépendant. De loin en loin, le Modeleur procède à un brassage génétique aléatoire. La première partie, récit d’une naissance, narré selon le point de vue de l’orphelin, représente un fascinant tour de force. Au contact de Blanca, d’Inoshiro son frœur et de Gabriel son amant, mal vu des parents car ayant vécu sous une forme physique, ille fait l’apprentissage du « je » et devient Yatima.

Parmi les autres espèces humaines les enchairés, attachés à leur nature biologique, se partagent entre exubérants, génétiquement modifiés et statiques, inchangés. À la croisée des numériques et des biologiques se trouvent les Gleisers, qui n’ont pas entièrement renoncé au monde matériel, androïdes qui se lancent à la conquête de l’espace physique, alors que les citoyens des polis se contentent d’accroître leurs connaissances à l’aide de simulations, parfois de la taille d’un univers…

Si le début du roman requiert quelques efforts de lecture, malgré le réel souci de vulgarisation de l’auteur, la suite est plus abordable avec la tentative de sauvetage d’enchairés devant la menace de rayons gammas dû à l’effondrement d’une étoile à neutrons. La mauvaise compréhension du phénomène à l’origine de ce bombardement terrestre et la possibilité de catastrophes similaires incitent une polis à chercher un abri définitif quelque part dans l’univers : c’est le récit de la dissémination de milliers de copies de citoyens dans toutes les directions qui compose les parties suivantes.

On assiste à la quête des trous de ver contenus dans les particules élémentaires et susceptibles d’être agrandis, à la découverte d’entités extraterrestres (« Les Tapis de Wang » est une nouvelle extraite du roman) ou des traces qu’elles ont laissé à l’intention d’intelligences capables de les comprendre, jusqu’à se porter très loin dans l’espace et le temps, dans des dimensions parallèles.

À chaque fois, Greg Egan justifie ses idées par des présentations de haut niveau mêlant vraie science et hypothèses originales, poursuivant en chemin des réflexions philosophiques sur la structure de l’univers, un questionnement sur les rapports entre matière et esprit, et sur la spécificité de la nature humaine. De loin en loin, le lecteur tombe sur des passages arides pourtant nécessaires, voire essentiels, car la science-fiction ne saurait se passer de spéculations de ce type, véritables pépites de science of wonder. Les interrogations se font parfois plus humaines, comme lorsqu’il s’agit de déterminer si « l’avance rapide », une compression de temps subjectif permettant d’assister aux évènements intéressants sans subir l’ennui qui sépare chacun d’eux, n’est pas préjudiciable à la capacité d’émerveillement ni ne compromet la réflexion. Heureusement, les copies numériques ont dans l’ensemble choisi de conserver (par atavisme ?) une forme et un environnement humains, moins dépaysant pour le lecteur. Elles favorisent à l’occasion la manifestation fugitive de sentiments et des réactions moins cérébrales. Après tout, c’est le spectacle d’un drame et la crainte d’une extinction qui sont à la base de la diaspora. Cependant, les possibilités d’un environnement numérique, l’univers comme objet de connaissance et la vie comme instrument de son étude, restent le véritable moteur du récit.

Le roman rappelle Les Derniers et les premiers et Créateurs d’étoiles d’Olaf Stapledon pour l’ampleur de la vision, ou les plus belles pages d’Arthur C. Clarke ou Stephen Baxter sur le cosmos. C’est de la hard science sous sa forme la plus pure. Malgré l’exigence de lecture, même assurément à cause d’elle, Diaspora se classe d’emblée comme un chef-d’œuvre incontournable de la science-fiction. Un seul mot pour le qualifier : fascinant, vraiment !

Il n’est pas inutile de rappeler que le roman fut publié en 1997 et qu’après avoir essaimé dans les pays de langue anglaise, il parut en Allemagne trois ans plus tard, en Roumanie en 2003, au Japon et en Espagne en 2005 et 2009, soit dix ans en arrière. Il était inconcevable que Diaspora reste inédit dans la patrie de Jules Verne plus de vingt après sa parution. Ironie du sort, parmi les remerciements de fin d’ouvrage, Greg Egan cite les acteurs français ayant contribué à le faire connaître à ses débuts. Les éditions du Bélial’ comblent ainsi un énorme retard, en même temps qu’ils réparent une injustice. Bravo !

Danse avec les lutins

Cela se passe avant le Déluge, sur une Terre peuplée de fééries : ondines, clochettes, sylvains, dryades, elfes, korrigans, farfadets, lutins, ogres et nains, lesquels ont donné par métissage les ograins.

Les premiers chapitres retracent les étapes ayant mené les ograins à occuper une position dominante dans l’écosystème local : les lutins s’inquiètent, avec dans la bouche les aphorismes des sioux Lakota (la terre appartient à nos enfants), de la trop rapide disparition des champignons, même des non comestibles, dans lesquels ils ont choisi de s’installer par sécurité. La liste des griefs est sans appel : « Espèce invasive. Prédation inconsidérée. Peur du manque (…) difficulté à vivre en harmonie avec le voisinage ». L’entente est impossible et la pollution, la confiscation des terres et ressources transformées en valeurs marchandes (« C’est étonnant, cette volonté de donner une allure vaguement légale aux pires forfaitures »), la répression sévère des protestataires assurent la domination des ograins.

Des siècles plus tard, alors que les sylvains se fournissent en Compost’heureux, que les courses sont livrées par farfadet ou lutin, et que les plus démunis s’adressent au Terreau du cœur, le banquier Havecoque VI tente d’amener le marchand d’armes Glloq à relancer son négoce, périclitant depuis qu’il a laissé ses clients exsangues, en en fabriquant de nouveaux… Avant que tout cela ne dérape dans les grandes largeurs.

Comme toujours, Catherine Dufour n’y va pas par quatre chemins. Avec sa verve acide, elle dénonce ici les origines du radicalisme religieux et du terrorisme actuels. Le fait de prendre pour personnages principaux des féeries permet d’inverser le point de vue communément admis dans le monde occidental et de désigner les vrais coupables. Catherine Dufour remonte loin dans le temps et ratisse large pour fustiger politiques et hommes d’affaires. On trouve des citations historiques à peine déguisées (« Vous avez préféré le commerce à la guerre, vous aurez le commerce et la guerre. »), des évènements qu’on reconnaît sans peine comme la situation de guerre suivie d’une commande d’armes auprès d’un vendeur complice, et des réflexions lapidaires qui ne résument que trop bien la situation (« Maintenant que le sang est tiré, il faut le boire »). Tout y passe, avec l’inventivité verbale et le mordant habituels de l’autrice.

Les scènes cocasses vont de la transposition des situations actuelles dans l’univers féérique aux comparaisons et descriptions outrancières (« Le regarder réfléchir était pénible, comme ôter une toute petite écharde avec de gros doigts ») en passant par les calembours improbables. Catherine Dufour se livre à un décryptage de notre société qui, comme pour son atypique Histoire de France pour ceux qui n’aiment pas ça, bouscule les idées reçues et renverse les perspectives tout en amusant le lecteur. Traiter de sujets sensibles sous couvert de fantasy permet aussi de faire passer un message autrement inaudible et de toucher un public différent. L’humour ne dissimule cependant pas tout à fait l’indignation de départ, qui affleure sans cesse. En fin de volume est cité la source d’inspiration, un article du Monde qui plaide pour une réécriture d’une histoire du xxe siècle intégrant aussi les récits des perdants. Mission accomplie.

Si on retrouve le ton et la fantaisie du cycle « Quand Les Dieux buvaient », l’humour décoche cette fois des flèches sur des cibles moins générales et consensuelles que le machisme et le conformisme des contes de fées. Il fallait aussi ce courage-là. Même si c’est de façon inattendue avec ce roman drôle à pleurer, sans qu’on sache cependant quel sentiment prédomine.

L’Outsider

La cuvée 2018 de Stephen King a d’abord comme un goût de roman (très) noir. L’Outsider débute par l’enquête menée par les policiers de Flint City — une ville imaginaire de l’Oklahoma, venant enrichir l’atlas kinguien des États-Unis — sur le meurtre de Frank Peterson, onze ans. Sur l’échelle de l’atrocité (si tant est qu’il en existe une), cet homicide atteint le sommet, peut-être même le dépasse. Le garçonnet a été violé avec une extraordinaire brutalité, avant d’être tué de manière aussi violente. De solides indices et témoignages aboutissent à l’arrestation de Terry Maitland, à la plus grande surprise de la population de Flint City. Père de famille exemplaire, enseignant respecté, qui plus est entraîneur de l’équipe junior de base-ball, Maitland était jusque-là tenu dans la plus haute estime communautaire.

L’ombre de James Ellroy plane alors sur L’Outsider : par sa violence hardcore et par sa construction. Le roman prend au début, pour l’essentiel, la forme d’une succession de rapports d’interrogatoires. De cette accumulation d’archives apocryphes résulte une narration languide, faisant de ces premières pages les moins convaincantes du livre. Mais lorsque L’Outsider quitte le domaine du Noir pour s’engager dans celui du roman à énigme, il devient irrésistiblement prenant. La contre-enquête menée par Alec Pelley, le privé diligenté par l’avocat de Maitland, révèle que ce dernier se trouvait à des centaines de kilomètres de Flint City, le jour du crime. Ce dont atteste un indiscutable faisceau de preuves et de témoins, parmi lesquels Harlan Coben himself, surprenante guest-star de L’Outsider. Ainsi placé sous le signe de l’auteur de Ne vous retournez pas, le roman fait encore référence à Agatha Christie et Rex Stout, semblant s’inscrire un peu plus dans le registre du mystère criminel le plus impénétrable…

Mais L’Outsider se détache bientôt de ces divers patronages pour devenir enfin éminemment kinguien. Car ainsi que l’écrit le romancier, s’appropriant une citation fameuse de Conan Doyle : « Une fois que vous avez éliminé le naturel, ce qui reste est forcément surnaturel. » Basculant dans un fantastique haletant et tragique, L’Outsider retrace dès lors la confrontation d’une poignée de défenseurs et défenseuses du Bien avec une incarnation du Mal le plus pur. D’essence démoniaque, celle-ci tire sa force destructrice d’une société étasunienne souffrant de maux quant à eux tout à fait réels. Par touches éparses, L’Outsider dresse le portrait discrètement documentaire d’une Amérique mise à mal par la crise de 2008 et par la présidence Trump. Et dans laquelle les minoritaires — enfants, étrangers, femmes, vieillards — sont les victimes les plus fréquentes d’un Mal se déployant de manière virale. Mais c’est aussi chez ces dominés que King recrute des membres du commando partant à l’assaut du monstre. Comptant notamment un flic latino (Yunel Sablo), le groupe est emmené par Holly Gibney, la véritable héroïne du roman. Empruntant ce beau personnage d’enquêtrice atypique à sa « Trilogie Bill Hodges », King achève ainsi d’inscrire L’Outsider dans sa propre mythologie. Un cru kinguien qui, une fois passée son attaque un peu molle, procure un enivrant plaisir de lecture.

Dracula et autres écrits vampiriques

« Les vampires entrent au panthéon (littéraire) ! » Tel aurait pu être le slogan soufflé par quelque démon potache à la vénérable « Pléiade » pour accompagner la parution de ce formidable Dracula et autres écrits vampiriques. Un volume qui couche sur papier bible aussi bien le démon de Bram Stoker que ceux de John William Polidori (Le Vampire, 1819), de Joseph Sheridan Le Fanu (Carmilla, 1872) et de Florence Marryat (Le Sang du vampire, 1897). Quatre romans auxquels s’ajoutent quelques déclinaisons poétiques du vampire : Thalaba le destructeur (1801) de Robert Southey, Le Giaour (1813) de Lord Byron, et Christabel (1816) de Samuel Tayor Coleridge. « Pléiade » oblige, l’anthologie s’appuie sur un très bel appareil critique établi par l’universitaire Alain Morvan, par ailleurs traducteur rigoureux et inspiré de la totalité des textes. L’ensemble ainsi formé s’impose comme une somme passionnante. Dracula et autres écrits vampiriques permet en effet d’embrasser les caractéristiques essentielles de la mythologie du vampire s’élaborant au xixe siècle, tout en en éclairant les raisons de sa pérennité.

Affirmant que comme le roman gothique dont elle découle, la fiction vampirique privilégie « le dépaysement géographique », Alain Morvan souligne le caractère foncièrement nomade du genre. Le voyage constitue en effet le cadre récurrent de la rencontre entre les vampires et leurs victimes. Un périple qui se révèle cependant plus fondamentalement psychique que topographique. À l’instar de Jonathan Harker n’envisageant pas les Carpates comme une contrée mais comme « le centre de quelque maelström de l’imagination » (Dracula), c’est au bout de l’imaginaire que voyagent les protagonistes du genre vampirique… ou plutôt au bout de l’inconscient. « Ce n’est [] pas une simple coïncidence si Freud est le contemporain de Stoker, de Florence Marryat et qu’il est adolescent lorsque Le Fanu publie Carmilla », avance encore Alain Morvan. Contemporaine de la genèse de la psychanalyse, la littérature vampirique ne cesse en effet de mobiliser des motifs présents chez Freud. Qu’il s’agisse de symptômes névrotiques comme le somnambulisme affectant les héroïnes de Carmilla ou de Dracula, et auquel Polidori consacra sa thèse de médecine. Ou bien qu’il s’agisse du rêve, cette voie royale d’accès aux secrets de l’inconscient selon Freud. Composante clef de la littérature vampirique, l’onirisme occupe, entre autres exemples, une place centrale dans Carmilla, où « il révèle les dérapages inquiétants de l’inconscient » (Alain Morvan).

Ainsi plongés au tréfonds de leur psyché, les personnages y découvrent un refoulé revêtant les traits du vampire. Les désirs mis à jour peuvent être d’ordre sexuel : l’homosexualité dans Christabel, Le Vampire et Carmilla, l’adultère dans Dracula et Le Sang du Vampire. Certainement érotiques, les vampires sont encore des créatures politiques et économiques. D’extraction aristocratique ou bourgeoise, les vampires révèlent la dimension prédatrice de l’exercice du pouvoir. Autant de pistes de lecture que propose Alain Morvan en puisant dans un corpus critique très contemporain, mêlant études queer, de genre ou post-coloniales.

Dracula et autres écrits vampiriques dessine ainsi avec brio l’idée que le xixe siècle a engendré le démon moderne par excellence. Celui du Malaise dans la civilisation, comme dirait un certain Freud…

P.S. : Hasard éditorial (?), Aux Forges de Vulcain réédite sa propre traduction du Vampire de Polidori, par Arnaud Guillemette. Correcte, elle est accompagnée du Comte Ruthwen ou les Vampires (1820) de Cyprien Bérard qui, se voulant une suite au Vampire, est un texte poussif à réserver aux seuls vampirophiles complétistes…

La Chasseuse de trolls

Si vous pensiez avoir acheté ou emprunté un livre de fantasy avec La Chasseuse de trolls, reposez-le avant votre passage en caisse. En revanche, si vous aimez Henning Mankell, Camilla Läckberg et les autres rois et reines du polar nordique, ce titre est pour vous. En effet, La Chasseuse de trolls est avant tout une enquête policière débutant près du cercle polaire et se poursuivant dans toute la Suède.

Tout commence à l’été 1978 : une mère et son fils de quatre ans partent en vacances dans une cabane isolée. La mère revient seule : un géant a enlevé son fils. Vingt-cinq ans plus tard, un autre petit garçon de quatre ans disparaît de chez sa grand-mère. Un nain à l’air pas tout à fait humain a été photographié près de la maison quelques jours auparavant. Il n’en faut pas plus pour que Susso Myrén, cryptozoologue spécialisée dans les trolls, se lance sur la piste des ravisseurs en question…

À partir de là, le livre suit deux parcours : celui de Susso et celui de Seved, un trentenaire vivant dans une communauté isolée et ayant une peur terrible des « grands » qui lui servent de voisins. Peu à peu, leur histoire et le devenir des deux enfants enlevés vont se rapprocher, se croiser avant d’enfin former un tout homogène.

L’approche originale de La Chasseuse de trolls quant au monde des créatures fantastiques nordiques est particulièrement intéressante. Elle donne certainement envie d’en savoir plus sur cet univers, sachant que les trolls du titre englobent aussi bien géants, lutins et autres nains de jardin, sans oublier toute la théorie de l’entre-deux. Une approche à ce point originale qu’il devient difficile d’identifier quelle créature se cache derrière chaque masque de fourrure, et qui a les défauts de ses qualités. Car même si un bestiaire imaginaire se trouve mêlé à ces disparitions d’enfants, La Chasseuse de trolls reste avant tout un polar. Et scandinave, qui plus est — ce qui sous-entend une certaine lenteur. L’auteur se garde de prendre son lecteur par la main pour l’entraîner à sa suite, au bénéfice d’un tableau pointilliste chargé de détails, dont certains loin d’être essentiels à l’intrigue. Stefan Spjut pose ses personnages et l’atmosphère de son récit avant d’entrer dans le vif du sujet. Et il s’attache avant tout aux humains. De fait, si vous rêvez d’action ou d’immersion dans le monde féérique scandinave, passez votre chemin sans sourciller. En revanche, si vous aimez le genre « polar venu du froid » et qu’une touche de fantastique vous intrigue, vous devriez apprécier le voyage. L’éditeur annonce qu’il s’agit du premier volet d’un diptyque : la curiosité demeure quant à savoir de quoi sera fait le second volume, l’intrigue de La Chasseuse de trolls se suffisant à elle-même.

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