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Le Grand Jeu

Outre les rééditions d’usage, le « mois du cuivre » bragelonnien (opération commerciale qui court depuis 9 ans) proposait cette année un roman français tout neuf, Le Grand jeu.

À Constantinople, en 1885, la situation entre les deux grandes puissances semble stable. Le Nouvel Empire russe, dictature industrielle et inhumaine depuis la chute du tsar, écrase sous une poigne de fer sa partie du monde. En face, l’Alliance de l’Ouest tente de résister, malgré son retard technologique. Car les Russes savent utiliser les atouts de ces machines fascinantes et meurtrières que sont les dirigeables géants et les exosquelettes à vapeur. Coincé entre ces deux monstres, entre ces deux logiques, l’empire ottoman semble le terrain d’affrontement idéal. C’est dans cette ville magique, mais au climat politique tendu, que se rend Martina, après avoir commis un larcin audacieux à Paris. Avec ses complices, Mortier et Maurice, elle veut réussir le casse du siècle : voler un diamant d’une taille et d’une pureté incommensurables qui servira de monnaie diplomatique entre le Primat Imperator russe et le sultan. Bien évidemment, elle va se trouver mêlée à un jeu bien plus vaste que celui qu’elle envisageait, mettant ainsi sa vie et celle de beaucoup d’autres dans la balance.

Benjamin Lupu n’est pas tout à fait un novice en matière littéraire : on lui doit les « Mystères de Kioshe » (en partie coécrits avec Sylvie Poulain), série de courts récits autopubliés, et il a participé aux Contes et récits du Paris des merveilles aux côtés de Pierre Pevel. Avec Le Grand Jeu, il signe un projet ambitieux plutôt bien maîtrisé. Le monde imaginé est aussi riche que cohérent : le fond historique, solide, tend une toile de fond tout à fait crédible, pleine de reliefs mais sans pesanteur. Les relations entre les forces en présence font monter progressivement la tension ; l’auteur pose les pions les uns après les autres, enrichissant son échiquier de nouveaux protagonistes, creusant les motivations de certains, retournant les certitudes d’autres. Certes, on sait assez vite à quoi s’en tenir et la trame générale n’est pas machiavélique au point de surprendre totalement le lecteur. Mais le cadre général posé joue son rôle : offrir un écrin crédible aux aventures de notre jeune monte-en-l’air.

Car Le Grand jeu est avant tout le récit des aventures rocambolesques et vivifiantes d’une jeune femme pleine d’énergie et d’envies, de passions et de contradictions. Martina Krelinkova, dont on découvre rapidement qu’elle a passé sa jeunesse à Constantinople. Et qu’elle en a déjà fréquenté les rues et les bas-fonds. Retour aux sources, en quelque sorte. Avec ses jokers sortis du passé, mais aussi ses fantômes dans les placards : un père, une sœur, un mentor. Tout un monde qui lui explose à la figure et va bouleverser ses plans initiaux. Pour la plus grande joie du lecteur, invité à suivre ses pérégrinations dans une ville en sursis, à l’accompagner sur les toits et dans les sous-sols, à tenter d’imaginer comment elle compte dérober la pierre précieuse, à s’inquiéter pour sa survie. Lupu reprend les recettes des romans d’aventures classiques  : de l’action, de l’action, de l’action. Pimentée d’une mesure de doutes, mais pas trop pour éviter que le soufflé ne retombe. Et l’équilibre est trouvé, malgré quelques maladresses. La sauce prend et l’on est vite happé dans ce Grand jeu, jusqu’au final haletant.

Reste à espérer que ce roman trouvera son public, permettant ainsi à Benjamin Lupu de poursuivre les aventures de Martina dans ce Siècle Rouge et noir plein de promesses.

Genèse de la Cité

La multi-primée N.K. Jemisin est de retour pour une nouvelle trilogie. Ainsi, après la trilogie des «  Livres de la Terre fracturée », l’autrice abandonne cet univers de fantasy dépouillé au profit d’une ville crasseuse, grouillante, baignée d’une noirceur toute lovecraftienne et de ses créatures poisseuses. Le point de départ de Genèse de la cité est à chercher du côté de la nouvelle« Grandeur naissante », parue dans l’excellent recueil Lumières noires. Seules les dernières lignes ont été changées, afin de permettre à l’histoire de prendre son envol. Et quelle histoire ! Certaines villes, parvenues à maturité, prennent vie. Pour cela, elles choisissent un individu qui va les représenter. Elles vivent dans ce dernier, s’incarnent en lui, littéralement. Mais cela se produit de façon soudaine, sans prévenir : pas de carton d’invitation, juste des impressions, fugaces, de déformation de l’espace, de point de vue… Et voilà New York : jeune homme paumé, marginal, fragile, exprimant ses visions sur des murs de sa ville. Mais il n’est pas seul, car New York est multiple. Chaque quartier de la grosse pomme va se choisir un – ou plus souvent une – représentant(e).

Car chez N.K. Jemisin, pas question de suivre les quotas habituels : l’homme blanc n’a pas le premier rôle, bien au contraire. D’ailleurs, quand il en a un, de rôle, c’est plutôt le mauvais, celui du traître, du vendu. À travers les institutions, la police, les forces installées. Ici, place à la diversité, place à une représentation plus fidèle de la population new-yorkaise. Le Bronx, par exemple, s’incarne dans une femme noire certes âgée, mais au tempérament sanguin, une personnalité forte capable de donner une leçon à ceux qui ne respectent pas les règles, ceux qui tentent de s’en prendre à son centre d’art. Tout l’inverse de la vierge blanche effarouchée vivant encore chez papa-maman à Staten Island, cette île, qui ne se sent pas vraiment new-yorkaise, reliée à Brooklyn par le trop cher Verrazzano Bridge. Le tableau général manque donc parfois de finesse, mais reflète les oppositions et les contentieux très forts tissés entre les différentes communautés, les différents cultures et sensibilités.

Au début du récit, le ton oscille entre l’onirisme et le désordre. Et l’histoire tarde à se mettre en place, en même temps que le lecteur découvre les personnages principaux. Parvenir à s’intéresser aux enjeux proposés requiert de fait une bonne dose de patience, un enjeu qui se résume au combat entre une ville personnifiée, un groupe de personnes liées entre elles plus ou moins volontaires, et des créatures monstrueuses d’inspiration fortement lovecraftienne (l’auteur lui-même est cité, et son racisme mis en avant).

L’intérêt tient avant tout aux échanges entre les différents protagonistes, à la vision offerte de cette ville de New York polymorphe, aux composantes si proches et à la fois si éloignées. Les dialogues entre les représentants de chaque quartier valent parfois leur pesant de cacahuètes. Gageons que les connaisseurs des lieux apprécieront tout particulièrement ; le texte donne en tout cas une furieuse envie de s’y immerger.

Non sans certaines réserves, on attendra donc la parution du deuxième tome de cette trilogie (encore !) annoncée pour mieux comprendre où diable N.L. Jemisin souhaite nous entrainer.

La Dernière Emperox

Trilogie annoncée, trilogie respectée. Ce dont on ne se plaindra pas, en ces temps de séries à rallonge. D’ailleurs, c’est la première fois que John Scalzi se donne ainsi une limite. Et cela lui réussit pleinement. Petit rappel : le Flux, qui relie toutes les zones d’habitation humaines, est en passe de s’effondrer. Or, parmi tous ces lieux, un seul est viable de façon autonome, la planète portant le doux nom de Bout. Les autres sont des stations spatiales et autres conglomérats hors sol, tributaires, donc, de l’approvisionnement apporté par le Flux. En conséquence, c’est la débandade  : chacun pour soi et tant pis pour les milliards de pauvres. Les riches et puissants s’entredéchirent pour savoir qui s’en sortira et, surtout, avec quel bénéfice (on ne va quand même pas perdre une occasion de faire du profit, non?). Au milieu de ce micmac, la « naïve » emperox Griselda est aux commandes. Naïve, car elle pense avant tout à sauver le maximum de personnes et non à s’enrichir. Elle détonne fortement dans ce panier de crabes haut en couleurs. Parviendra-t-elle à aider son peuple à survivre à cette épreuve ou périra-t-elle lors d’une énième tentative d’assassinat ? Les paris sont ouverts.

Trois cents pages pour boucler l’histoire, cela ne laisse guère le temps d’une pause café (clope). Même si les premiers chapitres sont un poil lents, histoire de rafraîchir la mémoire des lecteurs, le rythme bascule vite dans le passablement débridé. Et ça, John Scalzi maitrise : les turpitudes, les coups en douce (ou en force), les trahisons, les complots, les meurtres. La Dernière emperox, c’est un concentré explosif des deux premiers tomes. Cela grouille de méchanceté et de vénalité, de haine et de cupidité. Les personnages sont outrageusement égoïstes et égocentriques. Et ils l’assument pleinement. Kiva Lagos, pour ne citer qu’elle, encore, dont la mère est tout aussi charmante. Surtout au niveau du langage. On imagine le nombre de pavés noirs dans une version caviardée des dialogues pour une édition policée, tant les « putains » et autres joyeusetés fleurissent. Un coup de chapeau au traducteur, Mikael Cabon, qui a dû bien s’amuser avec certaines trouvailles scatologiques fort inventives.

« Girl Power » pourrait écrire John Scalzi, tant cette trilogie met en avant des femmes fortes et pugnaces. Car ce sont elles qui dirigent les rouages de cette société. Ayant parfaitement enregistré les mécanismes habituels, les codes attendus, elles les utilisent en les pliant à leur profit, y ajoutant le recours sans complexe à leurs charmes. Des premiers rôles, assurément, à la grande satisfaction du lecteur, et cela sans être de pâles copies de leurs homologues masculins.

John Scalzi réussit ici à boucler de manière efficace (et pas si téléphonée que cela) une histoire aux larges ramifications qui évite de se perdre dans les méandres de la politique basse et mesquine de l’Interdépendance. Brossant un tableau plutôt riche des interactions entre dirigeants, il y ajoute une pincée de science en guise de caution, un soupçon de psychologie pour faire bonne mesure, et propose au final, avec un divertissement réjouissant, un « putain » de bon moment de détente, assurément.

Le Dossier Arkham

« Sacrévindieu de fhtagn ! » Et si le rire était plus dangereux pour votre santé mentale que la simple contemplation de l’horreur cosmique ? Alex Nikolavitch, vil rejeton du chaos rampant, tente de répondre à cette question en lançant une expérience grandeur nature sur son lectorat avec Le Dossier Arkham.

Arkham, le 14 décembre 1941. Alertés par des cris inhumains, les officiers de police Thomson et Thompson pénètrent au 66H Parish Lane et y découvrent les restes éparpillés du détective privé Mike Danjer, au milieu d’un monceau de documents. La porte et la fenêtre ayant été fermées de l’intérieur, et malgré les traces de griffes sur le torse de la victime, l’enquête conclut au suicide. Heureusement pour le lecteur, ce mystère en chambre close éveille la curiosité d’un autre policier qui décide d’examiner les centaines de feuillets épars retrouvés chez Danjer. Les éditions Leha ont fait le choix judicieux, tant pour l’esthétique de l’ouvrage que pour l’effet immersif que cela peut avoir, de reproduire en fac-similés ces documents : les notes du détective, des coupures de journaux, des témoignages recueillis, les lettres entre le détective et son employeur. L’ensemble constitue un puzzle pour le lecteur qui est amené à retracer, depuis le 5 juin 1937 jusqu’à ce jour fatidique de 1941, l’enquête menée par Mike Danjer sur la disparition du jeune Kurt Plissen lors d’un voyage de recherche universitaire dans la région de Dunwich.

Vous l’aurez compris dès l’évocation du titre, Alex Nikolavitch promène son lecteur dans les contrées lovecraftiennes et agence son roman autour de l’œuvre d’Howard Phillips Lovecraft, puisant allégrement dans ses écrits et dans ceux des auteurs que le mythe inspira. Mais Alex Nikolavitch le fait avec beaucoup d’humour, enchainant les jeux de mots, des plus désopilants aux plus sournois, ne reculant devant aucune boutade. Ce qui n’empêche nullement l’enquête d’être parfaitement construite et de procurer, en plus des fous rires, le plaisir de se plonger dans une histoire que l’on découvre, indice par indice, à la manière d’un jeu de piste. À l’évidence, Alex Nikolavitch aime profondément l’univers et les ambiances créés par le maître de Providence, et il n’en renie rien. Le monstre se cache au-delà du seuil… de l’humour. C’est un texte très fortement référencé, et le plaisir de sa lecture repose en grande partie sur la connaissance intime que l’on possède (ou pas) du tentaculaire mythe de Cthulhu. C’est peut-être là un aspect qu’on pourrait reprocher à ce roman, puisqu’au-delà des nombreuses pièces qui s’emboitent, la résolution finale du crime ne peut se comprendre que si l’on possède le bagage nécessaire. Le lecteur innocent se trouvera fort dépourvu la dernière page venue. L’amateur à la santé mentale déjà défaillante y trouvera à l’inverse grand plaisir et sacrifiera avec joie ses derniers points de SAN.

Histoire du Futur

Cette nouvelle intégrale de l’Histoire du futur diffère grandement de celle de 2016. Les deux spécialistes français de Heinlein, Ugo Bellagamba et Éric Picholle proposent une chronologie et un nouveau découpage des sections (Les Années folles, La Fausse Aube, Période d’exploitation impériale, Hiatus et Première civilisation humaine), agrémentés d’un paratexte permettant de mieux apprécier l’ampleur de ce chef-d’œuvre de la science-fiction.

Il ne s’agissait pourtant que des débuts de l’auteur, la rédaction s’échelonnant, pour l’essentiel de 1939 à 1950. Comme le précisait déjà R. A. Heinlein dans sa préface de l’époque, supprimée ici selon ses vœux, il ne s’agit pas de prophétie mais d’une histoire du futur entre d’infinité d’autres ; la réalité s’est d’ailleurs très vite chargée de faire mentir certaines projections, parfois naïves, aussi bien dans les sciences que la marche du monde, mais l’actualité a parfois redonné à certains récits une pertinence inattendue. Ainsi, « L’Homme qui vendit la Lune », formidable épopée du visionnaire D. D. Harriman, aux méthodes parfois douteuses mais à l’énergie et à la foi inébranlables pour promouvoir le voyage spatial, redevient plausible depuis que Jeff Bezos et Elon Musk, un fan de Heinlein, ont remis les entreprises privées au goût du jour.

Il n’est pas vraiment utile de détailler l’histoire du futur imaginée ici, ni même les étapes, qui comprennent pourtant une énergie solaire promue (en 1940 !), un coup d’arrêt de la conquête spatiale (durant une période d’obscurantisme religieux) et le premier vaisseau-génération à la population frappée d’amnésie, sinon pour apprécier l’habileté avec laquelle Robert Heinlein intègre aux innovations scientifiques l’ensemble des sciences humaines, du politique au social, sans oublier les impacts psychologiques.

Ce qui frappe est l’attention accordée à tous les maillons de la chaîne, du simple employé au chef d’entreprise et aux modifications de comportement ou aux expressions langagières accompagnant une nouvelle technologie, le tout au service d’une critique sociale, affichant parfois un pragmatisme rugueux mais plein de bon sens. Rien que dans « La Logique de l’Empire » (1941), autour de l’esclavage colonial, il est question de contrats d’exploitation volontaire anticipant l’ubérisation du travail, d’analyse du système économique qui induit cette exploitation, d’avantage dû à la bêtise qu’à la perversité, de dénonciation du journalisme à sensation et de la capacité des sociétés à éliminer leurs défauts : « Avant de s’améliorer, il faudra que la situation empire encore pas mal. » C’est aussi pour cette raison que des visions fausses comme « Les routes doivent rouler » ont gardé leur intérêt : le récit de la contestation sociale prend le pas sur la pertinence du moyen de transport.

On peut parfois trouver Heinlein expéditif et lui reprocher une certaine intransigeance. Exécution ! Tout doit aller vite. Il est vrai qu’il n’accorde que peu d’intérêt aux incapables et met en exergue le courage, la persévérance et l’esprit d’entreprise au service du bien commun. Son héros est un pragmatique pressé et un moraliste convaincu. Il n’a pas de mots assez durs à l’égard des religions ou de tout ce qui entend limiter ou confisquer le savoir. Bien des passages attestent de ses hauteurs de vue comme de son féminisme progressiste, qui met en scène une scientifique (motif de refus d’une nouvelle par Campbell) ou envoie la première femme dans l’espace.

Les récits ne s’embarrassent pas non plus de fioritures. Ils se cantonnent aux scènes essentielles, concluent sans s’attarder une fois le but atteint. Cette sécheresse très efficace sur le plan de l’action cède parfois la place à des envolées lyriques et des récits poétiques. L’émotion l’emporte à la lecture des « Vertes collines de la Terre », de « Requiem » ou de « Oiseau de passage », qui campe avec justesse et sensibilité une adolescente jalouse qui apprend à une supposée rivale à voler sur la Lune.

L’excellente préface de Ugo Bellagamba, en historien du droit et des idées politiques, rappelle la portée de Heinlein dans sa dimension mythique, tandis que Éric Picholle, qui introduit aussi chaque récit, revient en postface sur les aspects plus techniques et historiques de cet ensemble. C’est dire si, avec cette édition patrimoniale, on frôle la perfection.

La Chose en soi

Un titre pareil évoque inévitablement Kant et le rapport à la réalité. Que le récit commence en Antarctique fait immédiatement penser à La Chose / The Thing, la novella de Campbell mise en film par Carpenter, un clin d’œil d’autant plus pertinent qu’il est question de deux chercheurs, Charles Gardner et Roy Curtius, à l’écoute des étoiles afin de résoudre le paradoxe de Fermi. Charles est un lecteur de SF qui correspond avec sa petite amie tandis que Roy est un taciturne lecteur de Kant, qui affiche sa supériorité intellectuelle par des silences appuyés d’un sourire en coin. Par défi, Charles lui vend une lettre de son courrier sans en avoir pris connaissance, geste stupide qui prend progressivement une importance croissante, car il ne peut qu’inférer sur son expéditeur et son contenu sans jamais en avoir confirmation. La métaphore, un peu facile, de l’impossibilité d’accéder à la connaissance complète d’un phénomène permet d’exposer la philosophie de Kant. Nos perceptions bridées par les limites conceptuelles de notre esprit expliquent l’absence apparente d’extraterrestres. Tout dérape lorsque Roy pense être parvenu à s’affranchir de l’espace, du temps et des liens de causalité pour accéder à la connaissance de la chose en soi, perspective qui ouvre des horizons insoupçonnés. Il tente de se suicider tandis que Charles manque de mourir de froid à l’extérieur de la station, après avoir brièvement vu derrière le voile du réel. Il gardera de ce traumatisme des séquelles, physiques mais aussi psychologiques, début d’une lente déchéance sociale.

Après cette introduction très réussie, le récit se développe selon deux axes : d’une part la trajectoire de Charles, repêché par un mystérieux Institut afin qu’il prenne contact avec son ancien collègue, soigné dans un asile psychiatrique, d’autre part des tranches de vie de protagonistes de différents lieux et époques : le voyage de deux homosexuels vers 1900, Albert lecteur de Nietzsche et Harold de Wells ; Lunita amoureuse de deux hommes, dont Albie à Gibraltar, texte écrit à la façon de Joyce ; Thos au XVIIe siècle, victime des sévices sexuels de libertins, et au XXIVe siècle, un aperçu d’une société où les applications de la philosophie kantienne ont profondément changé l’humanité. Dans ce patchwork, on croit reconnaître, de façon diffractée, des éléments de la situation originelle, avec pour points communs une sexualité qui s’écarte toujours davantage de la norme, illustration de la disparition progressive des catégories mentales, et des visions incertaines, des fantômes, un adolescent notamment, qui surgissent inopinément et se multiplient dans le futur. L’ensemble n’est pas sans rappeler la structure d’un Mitchell dans Cartographie des nuages.

Pour l’Institut, la seule façon d’accéder à la chose en soi est d’utiliser une Intelligence artificielle exemptée, par essence, des limites de l’esprit humain. Mais il risque fort d’échapper au contrôle de ses concepteurs. De son côté, Roy, affranchi des catégories mentales, se révèle être un individu toujours plus dangereux. Tout en se réservant des plages d’exposition des principaux éléments de la Critique de la raison pure, l’intrigue se déroule sur le mode effréné du thriller, et multiplie les motifs d’étonnement.

S’il fallait faire la fine bouche, on peut d’une part douter que l’IA, construite par des humains, soit en capacité de penser différemment – son errance avec Charles montre que ce n’est pas le cas –, d’autre part regretter qu’Adam Roberts s’affranchisse un peu vite des vertiges métaphysiques au profit du grand spectacle, lequel reste néanmoins de qualité. Mais on aurait tort de bouder son plaisir : par ses exigences littéraires et la clarté d’exposition des concepts philosophiques (vous n’êtes pas sûr de comprendre le noumène de Kant ? Allez-y, c’est garanti sans prise de tête), La Chose en soi est un roman hautement recommandable, un de ces vertiges intellectuels qui font le sel de la science-fiction.

Le Dit du vivant

Une archéologue veuve – Sandra – emmène son fils Tom, adolescent autiste, sur un chantier de fouilles au Japon. La découverte est exceptionnelle : révélée inopinément après un tremblement de terre ayant englouti un village, une sorte d’arche mortuaire émerge des profondeurs du temps. Et quels abysses ! Après études, il apparaît que le squelette de l’ Homo sapiens retrouvé sur la proue de la nef immobile aurait plus de 13 millions d’années. Bref, une aberration scientifique pour tous ceux qui accordent du crédit à la théorie de l’évolution et aux données paléontologiques contemporaines.

Nous sommes, semble-t-il, dans les années 2030, et la situation mondiale ne s’est pas améliorée. Le réchauffement climatique et ses conséquences néfastes s’accélèrent ; les peuples de la Terre ont loupé le virage écologique et envisagent sérieusement d’exploiter toujours davantage les ressources disponibles. Que faire face à l’atermoiement des États ? Le fragile travail de l’équipe scientifique menée par Sandra et ses amis d’Oxford peut-il changer la donne ? La catastrophe de cette civilisation perdue est-elle en mesure d’éclairer la situation contemporaine ? Il semble bien que ce qui se révèle peu à peu sous les décombres puisse bouleverser aussi radicalement la science que la société.

Résumé de la sorte, on a envie de creuser avec Sandra. Pourtant, on s’ennuie vite dans ce livre aux effets poétiques trop voyants et trop sucrés. Des fragments de journaux intimes de Sandra à ceux de Tom – qui reprend peu à peu corps au monde –, on a l’impression paradoxale d’entendre toujours la même voix mielleuse et bienveillante, assez prévisible aussi. Paradoxe il y a, en effet, puisque l’auteur multiplie les témoignages et les chroniques (extraits d’entretiens, articles, rapports scientifiques et courriels, notamment) pour tenter de nous embarquer dans cette histoire à partir d’un caléidoscope de perspectives.

Le livre est construit en six parties. La quatrième est, sans doute, la plus réussie. C’est elle qui permet de relancer l’intérêt d’un lecteur parvenu un rien blasé au mitan du récit. Il y est question des conflits qu’entraîne la découverte de cet Homo sapiens sorti du fonds des âges, ainsi que des surprenantes techniques que celui-ci est parvenu à développer en quelques centaines d’années seulement. Ici, le travail d’anticipation fonctionne assez bien – on pourrait même sentir le souffle d’un Egan –, et on cherche avec plaisir les solutions aux problèmes scientifiques, éthiques, politiques et économiques qui sont soulevés par le récit des fouilles. Au-delà, demeurent aussi quelques évocations d’un Japon d’estampes et de traditions, une poignée de métaphores qui mériteront le détour. Cette poésie aurait eu tout son charme si elle était restée à sa place.

Un roman de SF au pitch intéressant, mais à la réalisation quelque peu bancale, en somme.

La Volonté de se battre

Après le dilemme Nature contre Raison, et après la question de la place du Divin dans le monde, le troisième volume de «  Terra Ignota » s’intéresse à l’État, en tant qu’entité politique source de conflits, et partie prenante dans une guerre. Et plus exactement au Léviathan tel que théorisé par Thomas Hobbes au XVIIe siècle, cela alors que le monde du XXVe siècle dépeint par Ada Palmer et ses diverses Ruches sont au bord de la guerre suite aux événements rapportés dans Trop semblable à l’éclair et Sept Redditions.

Comme le précise le titre du présent roman, les Ruches ont toute la volonté de se battre, mais la guerre a été abolie depuis si longtemps qu’elles ignorent comment s’y prendre. À quelle condition peut-on ouvrir les hostilités ? Selon quelles règles ? Et les crimes commis dans le passé en sont-ils réellement ou sont-ils couverts par une légitime défense pensée au niveau du corps institué que constitue une Ruche, même vis-à-vis d’individus n’en faisant pas partie ? Une fois de plus, Mycroft Canner, narrateur de moins en moins fiable et victime d’hallucinations, prenant à partie un lecteur encore plus futuriste ou non, un philosophe anglais et un héros défunt, prend la plume pour faire le récit des derniers instants avant le conflit.

Avec ce troisième tome, Ada Palmer garde une trame philosophico-juridique forte, notamment dans le discours, aussi long que ceux de Fidel Castro, qu’adresse Caesar Maçon au Sénat à mi-parcours. L’autrice accélère fort heureusement le rythme de son histoire en privilégiant l’action sur les dialogues à fleuret moucheté. La mise en retrait des membres de la famille de La Trémoïlle contribue largement à ce changement de ton. Elle permet également de mettre en lumière de nouveaux personnages tant à l’intérieur des Ruches qu’à la frange, chez les criminels ou parmi ceux qui, vivant dans les réserves, n’acceptent pas le cadre des Ruches. À condition d’accepter les deus ex machina que sont JEDD Maçon et Achille, ou du moins de surseoir à statuer sur l’incongruité qu’ils représentent, le ton de La Volonté de se battre est bien plus résolument futuriste que les deux précédents. Peut-être parce que la Ruche la plus exotique à nos yeux du xxie siècle, celle des Utopistes, y est bien plus présente avec ses animU fabuleux et ses manteaux-écrans. Peut-être également parce qu’on s’éloigne des salons et autres boudoirs de discussion pour voir enfin les paysages de la Terre pensée par l’autrice avec des effets spectaculaires, que l’on visite le territoire des droit-noir ou l’enceinte des Jeux olympiques en Antarctique. Ada Palmer signe donc ici un roman plus classique, mais plus palpitant que Sept Redditions, galop final avant la conclusion, Peut-être les étoiles, attendue l’an prochain et prévue pour être déployée en deux volumes. Un monument.

Mother Code

Le postulat de départ de Mother Code, très proche de la série Raised by Wolves, est intéressant. Des robots peuvent-ils mettre au monde et élever des enfants tout en faisant que lesdits enfants restent humains ? De plus, même si Carole Stivers a dû l’écrire avant la pandémie actuelle, l’autrice, biochimiste de formation, imagine un monde où les États-Unis perdent le contrôle d’une arme biologique lâchée en Afghanistan qui détruit le monde dans une épidémie de cancers du poumon foudroyante. Dès lors, les recherches s’orientent vers deux solutions : un vaccin reprogrammant génétiquement les humains à prendre régulièrement par inhalateur, et le projet Code Mère (d’où le titre) dont la cinquième génération prévoit de confier la survie de la race humaine à une cinquantaine de gros drones ailés. Sauf que rien ne se passe comme prévu.

Et le lecteur dans tout ça ? Il se retrouve dans un roman oscillant entre la pure SF avec une belle dose de « technoblabla » pour faire sérieux, le post-apocalyptique au ton très young adult, voire jeunesse, aux rebondissements incessants, et un beau mélodrame à la sauce états-unienne riche d’un nombre incroyable de coïncidences par chapitre. Heureusement, l’ouvrage se lit vite et vous occupera l’esprit quelques heures. Mais il ne marquera ni le genre ni vos mémoires. En quatrième de couverture, l’éditeur précise que Steven Spielberg a prévu de l’adapter au cinéma : c’est un indice important sur la qualité du texte. Gageons que le film jouera plus la carte nostalgico-sirupeuse d’un ET ou d’un Ready Player One, que celle d’une certaine critique sociale et de la terreur du premier Les Dents de la Mer.

Le jour où l’humanité a niqué la fantasy

Il va en falloir du courage pour demander haut et fort ce titre chez son libraire, même si celui-ci est spécialisé dans l’Imaginaire. Mais Le Jour où l’humanité a niqué la fantasy annonce clairement la couleur. Avec Karim Berrouka, ça passe ou ça casse. Soit le lecteur est prêt à se laisser porter par ses idées foisonnantes, ses envolées politico-humoristico-verbales et son scénario partant dans tous les sens. Soit il est déconcerté, perdu, voire affligé, et file se réfugier dans les pages plus balisées d’un roman de hard SF ou de high fantasy. Pour compliquer le tout, Karim Berrouka franchit allègrement le quatrième mur en multipliant les clins d’œil au microcosme de l’Imaginaire francophone (dont une malheureuse bibliothèque Léo Henry), et va jusqu’à intégrer deux autrices, un auteur et un éditeur bien vivants dans son histoire.

De quoi s’agit-il ? Tout simplement de rétablir la vérité concernant les créatures de l’autre côté. En effet, suite à un malencontreux incident lors d’un festival punk au fin fond de la campagne, tous les portails entre réalité et imaginaire se retrouvent fermés, et les écrivains commencent à raconter n’importe quoi sous prétexte de fantasy. Une opération militaire est montée pour rétablir la vérité, avec en première escouade une fratrie de lutins d’un mètre quatre-vingt. De péripéties loufoques en quiproquos, les différents personnages du livre vont se rejoindre, et il faudra l’intervention d’une keupon passablement énervée par trente ans passés dans les brumes pour tout faire rentrer dans l’ordre.

Si vous accrochez au style de l’auteur, Le Jour où l’humanité a niqué la fantasy est un excellent cru qui fera travailler vos abdominaux à coup de barres de rire face à certaines situations ou trouvailles linguistiques. En revanche, ce foisonnement textuel est aussi son principal défaut. L’auteur semble avoir oublié le fil de son histoire en cours de route. S’il retombe sur ses pieds in fine, il reste des trous scénaristiques comblés par la voirie municipale un jour de grève qui laissent une tenace impression d’inachevé. Le lecteur serait-il aussi victime d’un enchantement ?

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