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Les critiques de Bifrost

La Chose en soi

La Chose en soi

Adam ROBERTS
DENOËL
416pp - 23,00 €

Bifrost n° 102

Critique parue en avril 2021 dans Bifrost n° 102

Un titre pareil évoque inévitablement Kant et le rapport à la réalité. Que le récit commence en Antarctique fait immédiatement penser à La Chose / The Thing, la novella de Campbell mise en film par Carpenter, un clin d’œil d’autant plus pertinent qu’il est question de deux chercheurs, Charles Gardner et Roy Curtius, à l’écoute des étoiles afin de résoudre le paradoxe de Fermi. Charles est un lecteur de SF qui correspond avec sa petite amie tandis que Roy est un taciturne lecteur de Kant, qui affiche sa supériorité intellectuelle par des silences appuyés d’un sourire en coin. Par défi, Charles lui vend une lettre de son courrier sans en avoir pris connaissance, geste stupide qui prend progressivement une importance croissante, car il ne peut qu’inférer sur son expéditeur et son contenu sans jamais en avoir confirmation. La métaphore, un peu facile, de l’impossibilité d’accéder à la connaissance complète d’un phénomène permet d’exposer la philosophie de Kant. Nos perceptions bridées par les limites conceptuelles de notre esprit expliquent l’absence apparente d’extraterrestres. Tout dérape lorsque Roy pense être parvenu à s’affranchir de l’espace, du temps et des liens de causalité pour accéder à la connaissance de la chose en soi, perspective qui ouvre des horizons insoupçonnés. Il tente de se suicider tandis que Charles manque de mourir de froid à l’extérieur de la station, après avoir brièvement vu derrière le voile du réel. Il gardera de ce traumatisme des séquelles, physiques mais aussi psychologiques, début d’une lente déchéance sociale.

Après cette introduction très réussie, le récit se développe selon deux axes : d’une part la trajectoire de Charles, repêché par un mystérieux Institut afin qu’il prenne contact avec son ancien collègue, soigné dans un asile psychiatrique, d’autre part des tranches de vie de protagonistes de différents lieux et époques : le voyage de deux homosexuels vers 1900, Albert lecteur de Nietzsche et Harold de Wells ; Lunita amoureuse de deux hommes, dont Albie à Gibraltar, texte écrit à la façon de Joyce ; Thos au XVIIe siècle, victime des sévices sexuels de libertins, et au XXIVe siècle, un aperçu d’une société où les applications de la philosophie kantienne ont profondément changé l’humanité. Dans ce patchwork, on croit reconnaître, de façon diffractée, des éléments de la situation originelle, avec pour points communs une sexualité qui s’écarte toujours davantage de la norme, illustration de la disparition progressive des catégories mentales, et des visions incertaines, des fantômes, un adolescent notamment, qui surgissent inopinément et se multiplient dans le futur. L’ensemble n’est pas sans rappeler la structure d’un Mitchell dans Cartographie des nuages.

Pour l’Institut, la seule façon d’accéder à la chose en soi est d’utiliser une Intelligence artificielle exemptée, par essence, des limites de l’esprit humain. Mais il risque fort d’échapper au contrôle de ses concepteurs. De son côté, Roy, affranchi des catégories mentales, se révèle être un individu toujours plus dangereux. Tout en se réservant des plages d’exposition des principaux éléments de la Critique de la raison pure, l’intrigue se déroule sur le mode effréné du thriller, et multiplie les motifs d’étonnement.

S’il fallait faire la fine bouche, on peut d’une part douter que l’IA, construite par des humains, soit en capacité de penser différemment – son errance avec Charles montre que ce n’est pas le cas –, d’autre part regretter qu’Adam Roberts s’affranchisse un peu vite des vertiges métaphysiques au profit du grand spectacle, lequel reste néanmoins de qualité. Mais on aurait tort de bouder son plaisir : par ses exigences littéraires et la clarté d’exposition des concepts philosophiques (vous n’êtes pas sûr de comprendre le noumène de Kant ? Allez-y, c’est garanti sans prise de tête), La Chose en soi est un roman hautement recommandable, un de ces vertiges intellectuels qui font le sel de la science-fiction.

Claude ECKEN

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