Connexion

Actualités

Si ça saigne

Pour les (deux ou trois) lecteurs et lectrices ne connaissant pas encore Stephen King, sans doute Si ça saigne fera office d’éclairante introduction à l’œuvre du maître de Bangor. Cette réunion de quatre longues nouvelles – celle donnant son titre au recueil frisant même la novella – constitue en effet une idéale synthèse des personnages et thèmes chers à King.

Le récit liminaire, « Le Téléphone de M. Harrigan », a pour protagonistes un jeune garçon prénommé Craig et un homme âgé du nom de Harrigan. Vivant dans un de ces recoins des États-Unis épicentres de la topographie kingienne, le duo ainsi formé fait écho à nombre d’autres imaginés par l’écrivain. Fruit du hasard – voisin de Harrigan, Craig gagne un peu d’argent de poche en lui faisant la lecture –, cette relation se mue au fil du temps en une sorte d’amitié teintée d’une dimension grand-paternelle. Celle-ci évoque le lien à la fois affectif et initiatique forgé par Danny et Hallorann dans Shining, ou bien encore celui réunissant Bobby et Brautigan dans la nouvelle« Crapules de bas étage en manteau jaune » ( Cœurs perdus en Atlantide). Nimbé par ailleurs d’une confuse et inquiétante dureté qu’éclairera le basculement du récit dans le fantastique, ce motif du vieil homme et l’enfant renvoie aux déclinaisons plus sombres qu’en a faites King. Comme dans la novella «  Un élève doué » (Différentes saisons) ou dans le récent Revival. À l’instar de ce roman, la nouvelle fait de la mort et de sa non acceptation son thème central, tout en conférant une fonction surnaturelle au téléphone de M. Harrigan. Cet ensorcellement d’un banal smartphone ancre un peu plus « Le téléphone de M. Harrigan » dans la mythologie de son auteur, riche en objets du quotidien possédés par une force surnaturelle (« La Presseuse » dans Danse macabre, Christine, etc.)

Combinant avec succès une caractérisation des personnages tout en humanité et une narration allant impeccablement crescendo (ces deux fondements de l’art kingien), « Le Téléphone de M. Harrigan » compte parmi les meilleurs textes du recueil. S’y joint « Rat », une nouvelle mettant en scène une autre figure récurrente chez King : celle de l’écrivain en proie aux affres de la création. L’histoire de Drew Larson, un auteur au succès aussi modeste que passé parti chercher l’inspiration dans un chalet de montagne, s’inscrit dans la lignée de Shining et autre Misery. À peine moins névrotique que le Jack Torrance du premier, Drew va faire dans sa retraite montagnarde la rencontre d’une très singulière sorte de muse, aussi inquiétante que la Annie de Misery. Et l’on pourrait encore ajouter à ces échos internes à l’œuvre de King le motif de la catastrophe climatique renvoyant – dans des proportions ici certes plus modestes – à La Tempête du siècle, ainsi que celui de l’animal diabolique. Le rat se substituant ici au chat de Simetierre, comme semble malicieusement le suggérer la couverture du recueil…

Mais si ce recueil réunit deux beaux échantillons de la matière kingienne, il en comprend aussi de bien moins brillants. Les poussifs « La vie de Chuck » et « Si ça saigne » rappellent en effet que le très prolifique King ne frappe pas toujours juste. Notamment lorsqu’il s’éloigne par trop du fantastique – sa terre d’élection, celle en laquelle il est un maître définitif – pour s’essayer à un semblant de littérature blanche (« La Vie de Chuck ») ou policière (« Si ça saigne »).

À moitié convaincant, Si ça saigne n’en reflète somme toute que mieux les contours d’une œuvre essentielle, bien qu’oscillant entre ombres et lumières littéraires.

Dernières nouvelles et autres nouvelles

« La mort… Connais pas ! » : voici sans doute l’avis le plus courant quant à la grande faucheuse dans notre monde occidental. En ces temps pandémiques, certains semblent même en nier jusqu’à la réalité…

Et pourtant, la mort existe ainsi que le rappellent les trois textes ouvrant Dernières nouvelles et autres nouvelles. Appartenant aux rares récits non fantastiques d’un recueil relevant pour l’essentiel de ce genre, ce triptyque évoque le passage d’un correspondant de guerre étasunien à Sarajevo durant et après le siège. S’y déploie la peinture d’abord pointilliste puis se muant en fresque d’une condition humaine fondamentalement définie par sa mortalité. « N’oublie pas que tu vas mourir… » rappelle ainsi d’emblée William T. Vollmann à ses lecteurs et lectrices, à qui il affirme ensuite l’impossibilité de se jouer de pareille issue. « Le Trésor de Jovo Cirtovich », première incursion du volume dans le surnaturel, met ensuite en scène un riche marchand de Trieste au xviiie siècle s’essayant vainement à conjurer la mort à l’aide (entre autres artefacts occultes) d’un très prodigieux médaillon. Une aventure dont Vollmann restitue la folie obsessionnelle par une écriture envoûtante, agrégeant selon une manière qui lui est propre érudition extrême et poésie visionnaire. Sertissant l’ensemble dans l’écrin d’un conte, « Le Trésor de Jovo Cirtovich » dépeint l’éphémère grandeur puis l’inexorable déchéance d’un homme qui crut possible de se rendre maître de la mort, en en perçant le secret.

Véritable équivalent littéraire du motif iconographique de la danse macabre, Dernières nouvelles… ne fait cependant pas uniquement office de fascinant memento mori. Car l’on ne se contente pas d’y parler de la mort, on y parle avec les morts. Hantés qu’ils sont au sens le plus fantastique du terme, ces récits ont le plus souvent pour protagonistes fantômes et autres morts-vivants. Les uns sont à peine ectoplasmiques, tel l’évanescent « Fantôme des tranchées », diluant sa spectrale présence à travers quelques-uns des champs de bataille du Siècle des extrêmes européen. D’autres trouvent à s’incarner au travers de divers états de la matière. Dernières nouvelles… compte son lot de zombies, arrachant leurs chairs putréfiées de l’humus d’une nécropole de la Mitteleuropa passée (« La Promesse du juge ») ou d’un cimetière des actuels États-Unis (« Quand nous avions dix-sept ans »). Autant de corps décomposés auxquels s’ajoute celui fait de bronze du défunt écrivain Domenico Rossetti De Scander, parcourant grâce à sa statue la Trieste contemporaine (« Déesse chatte »). Et ce ne sont là que quelques-uns des non-morts qu’amènent à croiser ces Dernières nouvelles…, redessinant le monde à l’aune d’une topographie fantomatique faisant se côtoyer les Balkans et l’Amérique centrale, la Scandinavie et l’Extrême-Orient.

Revisitant par ailleurs les périodes les plus diverses, ces nombreuses rencontres avec les (pas tout à fait) disparus sont – fantastique oblige — frappées du sceau formel et narratif de l’extraordinaire. Mais le plus surprenant à leur propos tient peut-être au fait qu’elles font à chaque fois la preuve que les morts aident en réalité à vivre. Se faisant les révélateurs d’épisodes oubliés de l’Histoire ou bien encore de pans refoulés de nos psychés, les fantômes de Vollmann sont autant de guides pour les vivants. Du moins lorsque ces derniers ne vivent ni dans l’ignorance, ni dans le déni de la mort. Tandis que nous voici dans l’an II de la pandémie, Dernières nouvelles… s’impose comme un vade-mecum aussi fascinant que fructueux.

Ormeshadow

L’un des textes les plus longs de la collection « Une heure-lumière » est paradoxalement l’un de ceux qui laissent le moins place à l’Imaginaire. Ormeshadow nous emmène en Angleterre, sous le règne de Victoria, et nous parle de dragon… N’y cherchez pas pour autant un récit steampunk, fantastique ou de la fantasy épique, comme nombre de récits d’Imaginaire se situant à cette époque. Ce court roman naturaliste qui tient plus de Charles Dickens ou de Jane Austen que des œuvres de J.R.R. Tolkien (malgré une certaine parenté pastorale) ou de Bram Stoker. Au début de l’histoire, le jeune Gideon Belman doit quitter la ville de Bath avec ses parents, ruinés, pour rejoindre la ferme familiale. Là, il découvrira son oncle tyran domestique – jaloux de son jeune frère et sa famille. Là, il découvrira peu à peu la cruauté d’une existence rustique et du déclassement, et surtout la façon dont les relations empoisonnées entre les adultes peuvent « désaxer les enfants » à coup d’indifférence et de mauvais traitement. Ses seuls instants de joie seront les balades sur la colline de l’Orme avec son père, les légendes que celui-ci lui raconte sur l’origine draconique du promontoire et les trésors qu’il recèle. Las, le père disparaît et la situation de Gideon s’aggrave, jusqu’au dénouement féérique final.

Dans Ormeshadow, Priya Sharma ne s’inspire pas du réalisme magique comme a pu le faire Gabriel Garcia Marquez ou Isabel Allende. Après avoir posé des bribes, présentées comme des contes pour enfants, elle fait appel à une petite touche d’imaginaire à la toute fin de son récit. Peut-être pour offrir un peu de rêve à son lecteur ? Ormeshadow fait en effet partie de ces romans où, à l’aide de peu de mots, l’autrice dépeint la maltraitance des femmes et des enfants, mais également le carcan social d’une époque. Elle dépeint la façon dont la jalousie, l’absolutisme patriarcal et la naïveté vont de génération en génération détruire peu à peu les corps et les âmes d’une famille entière. Son écriture simple, mais précieuse, à l’image de Gideon et son père John Belman, ensorcèle dès la première page et ne lâche plus le lecteur jusqu’à la dernière. Un exercice de style plus que réussi, mais à la limite du hors-genre – ce qui ne l’a pas empêché de rafler les prix Shirley Jackson et British Fantasy… Et si Ormeshadow était l’un des textes choisis pour infiltrer « Une-heure-lumière » dans la bibliothèque d’un public qui ne jure que par la littérature blanche ?

Cyberpunk’s not dead

Qu’est-ce que le cyberpunk ? Que nous dit ce courant né au début des années 80 sur le futur qu’il rêvait ou cauchemardait, et sur notre époque actuelle ? À lire le sous-titre de ce nouvel essai, «Laboratoire d’un futur entre technocapitalisme et posthumanité », on pourrait espérer que Cyberpunk’s Not Dead réponde à ces deux questions.

À la première, Yannick Rumpala choisit de concentrer son étude sur le cyberpunk littéraire, majoritairement tel qu’il est paru entre 1981 et la nouvelle « Johnny Mnemonic » de William Gibson, et 1993 avec le roman Les Synthérétiques de Pat Cardigan. S’y ajoutent deux exceptions spatio-temporelles : Inner City (1996) du Français Jean-Marc Ligny, et Moxyland (2008) de la Sud-Africaine Lauren Beukes. En se recentrant sur l’Amérique du Nord blanche, ce choix de corpus écarte tout un pan d’interrogations presque mystiques sur l’interaction homme-machine tels que décrit dansBlade Runner au cinéma, les franchises Ghost in the Shell, Gunnm et bien d’autres.

Le problème est que Yannick Rumpala ne répond pas réellement à la question sur la partie « Laboratoire du futur ». Son livre aborde le cyberpunk sous cinq angles différents (l’informatique et le code, l’économie à travers le capitalisme et les corporations, l’urbanisme décrit, tant réel que virtuel, les modifications corporelles et le rôle de l’humain) et l’exercice s’apparente le plus souvent à un commentaire comparé des textes choisis, avec des liens plus que ténus de la réalité qui a inspiré les différents auteurs (hormis la fascination de William Gibson pour les joueurs en salle d’arcade assez souvent répétée). Les quelques allusions (impression 3D de prothèses vue par le prisme des fab-labs et non de la pratique hospitalière, notamment pour la préparation de chirurgie complexe, Uber, Deliveroo and co, pilotés par algorithme) sont mentionnées en une ligne ou deux avant d’être rapidement évacuées pour revenir à l’analyse de texte pure. Et pourtant, de la cyberguerre entre États et entreprises à coup de pirates informatiques (ou cowboys tel que Gibson les appelle dans Neuromancien), à l’aliénation de l’être humain par addiction à la technologie et par l’existence de toute une économie du clic et celle de l’attention générée par les réseaux sociaux, sans oublier les craintes d’un remplacement de l’homme par le robot ou l’IA, il y avait de nombreux sujets abordés dans le pan du cyberpunk choisi par Yannick Rumpala qui se sont matérialisés ou, au contraire ont été largement détournés, dans notre XXIe siècle.

Après avoir refermé ses 256 pages, Cyberpunk’s Not Dead donne l’impression d’être un essai, certes étayé et documenté, mais datant de la fin des années 90 – comme le sujet qu’il traite. Ce qui, pour la première fois dans la collection « Parallaxe », pourrait bien frustrer le lecteur.

Comment écrire de la fiction ?

Écrivain spécialiste du genre, (on pense à sa saga de fantasy des « Dieux sauvages », en cours de publication), Lionel Davoust enseigne aussi la narration et l’écriture et co-anime le podcast Procrastination dédié à l’écriture. C’est donc tout naturellement qu’il signe, pour le premier ouvrage hors fiction des jeunes éditions Argyll, un livre consacré à l’écriture de fiction.

À qui s’adresse-t-il ? En théorie, aux plumes novices qui rêvent de coucher sur le papier leurs histoires, mais qui ne savent pas comment s’y prendre. En pratique, tout le monde pourra en retirer quelque chose. Les vieux de la vieille de l’écriture fictionnelle y trouveront peut-être une astuce par-ci, un truc par-là, ou une occasion de secouer la tête en se disant « mais non mon p’tit Lionel, tu te goures, moi je fais plutôt… », voir un peu des trois. Les simples lecteurs, eux, y découvriront les coulisses d’un processus de fabrication des romans, tout en s’amusant beaucoup au long des pages.

Attention : Comment écrire de la fiction n’est pas une thèse de littérature comparée, ni un manuel du type recette de cuisine. Il s’agit plus d’un cours magistral, délivré à l’écrit, par un professeur qui connaît suffisamment son domaine pour prendre par la main ses élèves et les rassurer tout en leur inculquant les principes de base, comme savoir construire son histoire et la terminer. Le tout en agrémentant son propos d’exemples venus des quatre coins du monde littéraire (y compris Cinquante nuances de Grey) ou cinématographique, voire géographique. Ainsi, l’image de la circulation automobile dans Montpellier pour illustrer les errements de l’auteur se laissant porter par son histoire est particulièrement parlante pour qui connaît le dédale mouvant de la métropole héraultaise. Et il répond au passage au mystère de la douche, à savoir pourquoi les idées géniales apparaissent toujours au moment des ablutions quand personne n’a de carnet ou de dictaphone sous la main pour les noter. Le tout avec de nombreuses notes de bas de page, parfois drôles, et un ton très vivant, quitte à bousculer l’écrivain débutant qui le lirait. Une approche pragmatique, en somme, mais ô combien utile.

Les Fabricants de rêves

Aujourd’hui plus connu comme auteur de polars (Prix du quai des Orfèvres 2010 pour Au pays des ombres), Gilles Bergal, alias Gilbert Gallerne, œuvrait déjà dans les années 1980 en tant qu’auteur de SF (un peu – notamment sous le pseudonyme de Milan), de terreur (pas mal), de gore (si !) et déjà de thrillers, mais hantait aussi les conventions et festivals pour recueillir les propos de ses collègues, s’intéressant plus particulièrement au métier d’écrivain, à ses joies et à ses vicissitudes.

Ce livre reprend des interviews réalisées entre 1981 et 1985, pour la plupart lors du Festival de Metz, dont certaines furent publiées dans des revues et des fanzines de l’époque. On y retrouve des grands maîtres anglo-saxons et francophones, des écrivains en devenir – dont certains, hélas, se révélèrent des feux de paille –, et l’ensemble constitue une photographie – à signaler que chaque écrivain a droit à sa photo, une initiative bien inspirée – de « l’état de l’art » tel qu’il se présentait à cette époque.

Bref, une sorte de capsule temporelle, avec un fort parfum de nostalgie pour un temps où tout semblait possible.

Quel intérêt alors pour le lecteur d’aujourd’hui ?

Il est double. Primo, ce livre témoigne d’un frémissement, d’un basculement perceptible qui ouvrait de grands espoirs pour la littérature d’horreur et de suspense. Secundo, il rend compte de la situation de divers auteurs sur lesquels on plaçait de grands espoirs et permet, avec le recul, de faire un bilan parfois douloureux mais toujours lucide.

Cerise sur le gâteau : Bergal a choisi ses questions pour amener ses interlocuteurs à parler de leur métier avant tout, passant le plus souvent sur le côté autobiographique cher à un Richard Comballot pour creuser la question des méthodes de travail, des relations avec le cinéma et autres média. De ce point de vue, c’est passionnant et – hélas – toujours d’actualité.

Par ailleurs, comme ces entretiens étaient pour la plupart destinés à paraître dans des revues grand public – Fantastik, Ère comprimée –, Bergal savait qu’il s’adressait avant tout à des profanes, et donc n’hésitait pas à poser des questions banales pour l’édification des foules. Par conséquent, le lecteur d’aujourd’hui, qui ne connaît pas nécessairement les auteurs interviewés, est pris par la main et ne peut que sortir édifié de la lecture de ce livre.

Résultat : une photographie du genre SF/fantasy/fantastique au début des années 1980, parfois brute de décoffrage. Un regret : l’absence de mise à jour genre « que sont-ils devenus ? » faisant le point sur les projets et les espoirs des divers interviewés. Et je ne parlerai pas de la relecture hasardeuse et des nombreuses coquilles pour ne pas décourager les bonnes volontés (1).

Notes :
Bonnes volontés qui se procureront le présent ouvrage directement via le site de Rivière Blanche, l’éditeur n’étant pas distribué en librairies, ni même, semble-t-il, sur l’amazon… [NdRC]

Les Tambours du dieu noir

Phenderson Djèli Clark arrive en France auréolé d’un prix Nebula de la meilleure nouvelle (pour « The secretLife of the nine negro teeth of George Washington ») et de pas loin de 20 nominations aux principales récompenses américaines ces cinq dernières années. Et à la lecture des Tambours du dieu noir, qui réunit la novella éponyme et une autre nouvelle, on lui reconnaîtra très volontiers un talent certain.

À mi-chemin entre urban fantasy et steampunk, Les Tambours du dieu noir se déroule en 1880 à la Nouvelle-Orléans, dans une Amérique qui n’a pas survécu à sa guerre civile. On y suit Jacqueline « la Vrille », une gamine des rues de 13 ans, aussi débrouillarde que tête à claques, qui découvre par hasard qu’un complot menace la cité et ses habitants. Avec l’aide de quelques personnages locaux hauts en couleurs – une capitaine de dirigeable haïtienne, une paire de nonnes et une enfant sauvage –, elle devra faire en sorte qu’une puissante magie ne tombe pas entre de mauvaises mains.

P. Djèli Clark met en scène un casting presque exclusivement féminin dans une aventure fort bien rythmée, et plonge le lecteur au cœur d’une Louisiane bouillonnante de vie et de dangers, dont il rend à merveille toute la richesse et l’exubérance. En puisant dans les mythes et traditions haïtiennes, il confère à son univers une originalité bienvenue et fait de ce texte une lecture tout à fait réjouissante.

« L’Étrange affaire du djinn du Caire » qui lui succède est presque aussi réussie. L’action se déroule un continent plus loin et quarante ans plus tard. Fatma El-Sha’Arawi, agente spéciale du ministère égyptien de l’Alchimie, des Enchantements et des Entités surnaturelles, est chargée d’enquêter sur la mort suspecte d’un djinn. On retrouve ici la même énergie et le même dépaysement que dans le texte précédent, et un personnage principal tout aussi attachant. Tout au plus pourra-t-on regretter que l’action apparaisse un peu trop précipitée, les pièces du puzzle s’emboîtent un peu trop facilement. On aimerait se laisser transporter plus longtemps par les univers de P. Djèli Clark, distrayants au possible. Ça tombe bien, au moment où vous lirez ces lignes, L’Atalante aura publié son deuxième livre, Le Mystère du tramway hanté.

Pourquoi l’Amérique ?

Des deux côtés de l’Atlantique, la science-fiction n’en finit plus de contaminer la littérature générale. Dernier exemple en date : Pourquoi l’Amérique, recueil de treize nouvelles dans lequel Matthew Baker met en scène des sociétés en apparence proches de la nôtre mais qui s’en distinguent par au moins un élément significatif : un monde surpeuplé où les vieux sont invités à se suicider pour céder leur place aux jeunes, un autre où la surconsommation est une tare sociale inacceptable, un troisième où les prostitué(e)s ont le statut de véritables artistes, etc. Le ton varie beaucoup, allant de la franche comédie (« Pourquoi l’Amérique », qui voit une petite ville américaine faire sécession et réformer ses lois) à la tragédie (« Les âmes perdues » et ses enfants inexplicablement mort-nés).

Pour un lecteur de SF lambda, la plupart de ces textes ne se distinguent pas vraiment par leur originalité, et Matthew Baker donne parfois l’impression de vouloir réinventer la roue. Difficile à la lecture de « Le Sponsor », dans lequel les marques commerciales sont omniprésentes dans la vie de ses protagonistes, de ne pas comparer son traitement somm toute très prévisible à celui de quelques classiques, Planète à Gogos de Pohl et Kornbluth en tête. Même chose lorsque, dans « À lire en sens inverse », il raconte l’histoire d’un homme, de sa mort à sa naissance, dans un univers où le cours du temps est inversé.

De manière générale, Matthew Baker s’interroge moins sur l’avenir de la société américaine que sur son présent. Parfois ça fonctionne fort bien, comme dans « Apparition », où pour parler xénophobie et immi-
gration il imagine que des foules entières d’êtres humains surgissent de nulle part un peu partout dans le pays. D’autres fois il se plante lourdement, en particulier dans «  Une sale journée en Utopie », où pour dénoncer les violences faites aux femmes l’auteur tient un discours aussi outrancier que caricatural et imagine une société féminine qui, en matière de cruauté et de cynisme, parvient à être pire que la nôtre.

Là où Matthew Baker excelle en revanche, c’est pour nous faire percevoir l’intimité de ses personnages. Ils sont souvent gauches, décalés, mal dans leur peau et dans leur société. Dans ce registre, la plus belle réussite est sans doute « La Transition », texte dans lequel un jeune homme souhaite se faire numériser pour se débarrasser de son corps, suscitant l’incompréhension et la colère de sa famille. Une fois évacués tous les arguments prévisibles dans ce type de débat, reste au final les émotions et les souffrances de chacun, et la capacité ou non d’accepter l’autre tel qu’il est. De la science-fiction à conseiller à ceux qui n’aiment pas la science-fiction ?

L’Usine

L’Usine n’a pas sa majuscule pour rien. Elle s’étend aux dimensions d’une ville, voire d’un pays, traverse un fleuve et englobe une forêt. On y trouve tout ce que l’on trouverait dans une ville, des restaurants aux laveries automatiques, faune et flore, et même une mythologie qui lui est propre. L’Usine est l’alpha et l’oméga pour ceux qu’elle emploie – et leurs familles, qui, dans un marché du travail saturé et brutal, célèbrent l’embauche avec des larmes dans les yeux. Ceci même si personne ne semble savoir ce qu’elle produit au juste et si la fonction des travailleurs eux-mêmes dans ce grand ensemble demeure au moins aussi ambiguë.

Le cas de Yoshio Furufué en est une éloquente démonstration. Biologiste spécialiste des mousses, il est embauché sur cette base en vue d’un vague projet de végétalisation des toits – mais il est seul dans son service, il n’a pas d’instructions, de deadlines ni de comptes à rendre, et n’en est pas moins payé, plutôt bien, pour ce travail fantôme.

Yoshiko Ushiyama, étudiante en lettres (et probable décalque de l’autrice  ?), illustre quant à elle davantage l’inadéquation entre formation et ambitions d’une part, et la réalité concrète du travail d’autre part. Elle, elle finit au service reprographie, et sa seule tâche consiste à passer des myriades de documents à la déchiqueteuse jour après jour ; elle n’a pas besoin de réfléchir.

Un troisième personnage, enfin, incarne un intérim perpétuel, et a pour fonction de corriger des documents sans rime ni raison, dont il ne voit pas bien en quoi ils sont liés à l’Usine, et dont il ne sait pas ce qu’ils deviennent ensuite. Parmi ces documents, il trouve notamment des rédactions d’écoliers sur la faune unique de l’Usine – oiseaux, rongeurs et lézards endémiques, aux caractéristiques propres.

C’est peu dire que ce premier roman de Hiroko Oyamada évoque la manière de Kafka. L’Usine, si l’on pouvait seulement la voir de l’extérieur après l’embauche, pourrait aussi bien être Le Château ; les trois narrateurs alternatifs n’ont certes pas la vaine combativité d’un Joseph K. dans Le Procès, mais, en dernier ressort, ils ont tous quelque chose de Gregor Samsa, en revanche. Et peut-être le personnage de Gotô, le responsable des ressources humaines, participe-t-il de la figure mystique du démiurge incompréhensible que l’on devine parfois à l’arrière-plan des œuvres de l’auteur tchèque. La parenté est affichée — au point, à vrai dire, où elle en devient problématique.

Car on est en droit de se demander ce que ce texte, qui a été accueilli par un torrent de louanges, nous apporte au juste. Passé un vague malaise initial, dont la curiosité n’est pas absente, L’Usine se complaît délibérément dans un style fade et terne, et dans l’exposé de situations d’une extrême banalité. Bien sûr, cela fait sens dans le non-sens généralisé de l’Usine : il s’agit de mettre en scène l’aliénation, thème central, l’ennui, l’inadéquation, le manque de perspectives et d’objet, la déception qui s’installe et persiste, la dépression qui guette… Alors les personnages, tous d’une psychologie ultra-schématique, travaillent, ou pas, ils échangent du vide entre collègues pas plus subtilement définis, et ils mangent – beaucoup – vraiment beaucoup… Ils s’ennuient, le lecteur s’ennuie aussi : le concept fonctionne, si telle était bien l’intention, mais il a peut-être été poussé un peu loin, pour le coup.

Et quoi, au-delà ? Le travail est par essence aliénant et déshumanisant ? L’entreprise exerce un contrôle peu ou prou totalitaire sur ses employés, au point où la vie en dehors du travail relève de l’hypothèse… de travail ? Les jeunes diplômés sont condamnés aux bullshit jobs ? Et rien n’a de sens dans tout cela ? Ce ne sont pas exactement des idées neuves, encore moins des révélations.

La littérature n’a sans doute pas à se montrer toujours innovante pour séduire, et à vrai dire elle n’en a probablement pas les moyens. Et peut-être ces platitudes font-elles à leur tour partie du projet derrière le roman de Hiroko Oyamada. Mais il y a une deuxième couche : outre les thèmes, les outils eux-mêmes sont convenus – de l’absurde kafkaïen au « réalisme magique » minimal qui confère (forcément…) au récit des airs de fable, attendus et ternes, et, bien sûr, la platitude volontaire de l’écriture, la banalité des situations, le caractère unilatéral de la psychologie des personnages. On en sauvera peut-être un jeu sur la temporalité pas inintéressant, voire très à propos, mais guère plus.

Pourquoi tant de louanges, alors ? Une chose qui échappe de toute évidence au chroniqueur – car en l’état L’Usine, roman banal sur la banalité, fait surtout l’effet d’être au mieux médiocre.

Punk Samouraï

Le Japon, l’époque d’Edo (probablement), sauf qu’on y cause de Frank Zappa (entre autres). Kakari Jûnoshin est un samouraï au chômage – même si on préfère dire « sans maître ». Et c’est une crapule. Là, comme ça, on le voit sabrer un petit vieux croisé dans la rue, sans raison apparente. Un samouraï local, employé du daimyô quant à lui, s’enquiert de ce geste, non qu’il lui viendrait à l’idée de le critiquer, et notre « héros » de lui tenir un discours délirant sur la menace constituée par une secte d’apparition récente, les Agitateurs de l’Épigastre, dont faisait de toute évidence partie ce très dangereux vieillard. Ces fanatiques, convaincus de ce que ce monde est illusoire, le piège ultime conçu par un ténia démiurgique, et de ce qu’il faut en être excrété pour toucher à la vérité vraie, sont une menace colossale envers l’Ordre, la Sécurité et la Croissance Économique. Bon, tout ça, c’est du pipeau, une ruse passablement tordue pour trouver à être employé en tant qu’expert de la lutte contre ces secoueurs de ventres, extorquer un peu de pognon et se barrer dans un autre fief et rebelotte, mais ça marche (bien sûr, que ça marche) : on l’embauche.

Et, forcément, ça dégénère. Les luttes de pouvoir locales se mettent de la partie, la politique avec un tout petit « p » contribue à grossir démesurément la menace, et bien sûr que les Agitateurs de l’Épigastre existent vraiment et sont vraiment dangereux – d’ailleurs, ils ont semé la zone dans le fief voisin, on vous raconte pas le bordel, enfin si, justement. Le problème, c’est qu’on a quand même fini par leur régler leur compte… et c’est embarrassant pour Kakari Jûnoshin et son « protecteur » : pour qu’ils conservent leurs positions et privilèges, il faut que la secte soit perçue comme menaçante… Et si on la ressuscitait un peu, pour voir ? Qu’est-ce qui pourrait mal se passer ?

Faux roman historique, tant il est perclus d’improbables anachronismes, y compris dans le ton, et d’inserts fantastiques pas moins incongrus (mais agréablement simiesques), Punk samouraï joue la carte du délire permanent et irrépressible. Rien n’a de sens, tout est absurde, rien n’est sacré, tout doit être raillé et démoli. La figure du samouraï, et plus encore du rônin, en prend de sacrés coups, même si ça n’est pas exactement quelque chose d’inédit dans la littérature ou le cinéma japonais. Ce qui distingue le roman de l’ex-punk Ko Machida (sa troisième traduction française – on notera qu’il a été adapté au cinéma par Sogo Ishii), c’est l’excès systématique et le goût du non-sens. À maints égards, Punk samouraï a quelque chose d’une mauvaise blague qui fait durer le plaisir, mais dans le bon sens du terme : on en redemande volontiers et on se laisse emporter par cet ouragan de bêtise et de folie, ces personnages pour beaucoup haïssables mais hauts en couleurs, ces rebondissements illogiques qui s’enchaînent à la vitesse d’un Shinkansen conduit par Usain Bolt, et la virulente satire de la politique, de la caste guerrière et de la religion. Le roman s’avère vraiment très drôle, et efficace dans son irrévérence de tous les instants. Ce en quoi il est punk, sans doute. Aussi lui pardonnera-t-on quelques saillies scatologiques, inévitables avec un sujet pareil : on s’amuse beaucoup, et c’est tout ce qui importe.

On saluera la performance du traducteur Patrick Honnoré, qui a su livrer un texte français à la verve savoureuse, quitte à adapter un peu les allusions et gags innombrables de sorte qu’ils soient plus évocateurs à qui baigne dans la culture française sans forcément trop en savoir de la japonaise, via des citations plus ou moins discrètes, des jeux de mots épars, un argot pertinent – un lecteur français de fantasy pourrait être tenté d’établir un parallèle avec le travail de Patrick Couton sur les romans de Terry Pratchett.

Une réussite. À lire en secouant son épigastre.

  1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128 129 130 131 132 133 134 135 136 137 138 139 140 141 142 143 144 145 146 147 148 149 150 151 152 153 154 155 156 157 158 159 160 161 162 163 164 165 166 167 168 169 170 171 172 173 174 175 176 177 178 179 180 181 182 183 184 185 186 187 188 189 190 191 192 193 194 195 196 197 198 199 200 201 202 203 204 205 206 207 208 209 210 211 212 213 214 215 216 217 218 219 220 221 222 223 224 225 226 227 228 229 230 231 232 233 234 235 236 237 238 239 240 241 242 243 244 245 246 247 248 249 250 251 252 253 254 255 256 257 258 259 260 261 262 263 264 265 266 267 268 269 270 271 272 273 274 275 276 277 278 279 280 281 282 283 284 285 286 287 288 289 290 291 292 293 294 295 296 297 298 299 300 301 302 303 304 305 306 307 308 309 310 311 312 313 314 315 316 317 318 319 320 321 322 323 324 325 326 327 328 329 330 331 332 333 334 335 336 337 338 339 340 341 342 343 344 345 346 347 348 349 350 351 352 353 354 355 356 357 358 359 360 361 362 363 364 365 366 367 368 369 370 371 372 373 374 375 376 377 378 379 380 381 382 383 384 385 386 387 388 389 390 391 392 393 394 395 396 397 398 399 400 401 402 403 404 405 406 407 408 409 410 411 412 413 414 415 416 417 418 419 420 421 422 423 424 425 426 427 428 429 430 431 432 433 434 435 436 437 438 439 440 441 442 443 444 445 446 447 448 449 450 451 452 453 454 455 456 457 458 459 460 461 462 463 464 465 466 467 468 469 470 471 472 473 474 475 476 477 478 479 480 481 482 483 484 485 486 487 488 489 490 491 492 493 494 495 496 497 498 499 500 501 502 503 504 505 506 507 508 509 510 511 512 513 514 515 516 517 518 519 520 521 522 523 524 525 526 527 528 529 530 531 532 533 534 535 536 537 538 539 540 541 542 543 544 545 546 547 548 549 550 551 552 553 554 555 556 557 558 559 560 561 562 563 564 565 566 567 568 569 570 571 572 573 574 575 576 577 578 579 580 581 582 583 584 585 586 587 588 589 590 591 592 593 594 595 596 597 598 599 600 601 602 603 604 605 606 607 608 609 610 611 612 613 614 615 616 617 618 619 620 621 622 623 624 625 626 627 628 629 630 631 632 633 634 635 636 637 638 639 640 641 642 643 644 645 646 647 648 649 650 651 652 653 654 655 656 657 658 659 660 661 662 663 664 665 666 667 668 669 670 671 672 673 674 675 676 677 678 679 680 681 682 683 684 685 686 687 688 689 690 691 692 693 694 695 696 697 698 699 700 701 702 703 704 705 706 707 708 709 710 711 712 713 714  

Ça vient de paraître

La Maison des Soleils

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 114
PayPlug