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Vers Mars

Relatant la suite du parcours de la Lady Astronaute, Vers Mars poursuit l’uchronie dont Mary Robinette Kowal avait fixé le point de départ en mars 1952 dans Vers les étoiles (cf. Bifrost n° 101). On y découvrait Elma York et son époux Nathaniel, dont la vie bascule suite à la chute sur Terre d’une météorite au large de la côte Est des États-Unis. Ce cataclysme provoque un dérèglement irrémédiable du climat de nature à entrainer, à terme, l’extinction de l’espèce humaine. Pour échapper à ce funeste scénario, une coalition internationale lance un programme spatial ambitieux avec pour objectif d’établir des colonies hors de la Terre. C’est ainsi que l’autrice a entamé la réécriture de l’histoire de la conquête spatiale dans un premier tome multirécompensé – le Locus, le Nebula, le Hugo et le Sidewise, s’il vous plait.

On retrouve dans ce deuxième opus les qualités qui faisaient la force de son prédécesseur. D’une part, le soin méticuleux avec lequel Mary Robinette Kowal se réapproprie le climat particulier des États-Unis d’après-guerre ; à un point de vue politique, économique et écologique bouleversé par la tragédie se mêlent le spectre de la Seconde Guerre mondiale, la ségrégation, l’antisémitisme et le sexisme propres à cette période historique. Une dé­cennie plus tard, alors qu’Elma est devenue la première femme astronaute et travaille comme pilote sur la Lune, ces antagonismes se font toujours sentir, aussi bien entre collègues que dans la façon dont le programme spatial est géré. S’y ajoutent les contestations liées à l’attribution d’une grande partie des ressources terrestres à un projet dont peu d’élus perçoivent les avancées et bénéfices, rejoignant des considérations déjà d’actualité dans les an­nées 60 qui résonnent en­core aujourd’hui. D’autre part, la trame est encore une fois portée par un travail de documentation poussé contribuant indéniablement à la crédibilité du récit et des événements décrits.

La plus-value de Vers Mars provient de l’écriture de ses protagonistes et de la gestion de leurs rapports au cours d’une mission destinée à ouvrir la voie à la première colonie martienne. Mary Robinette Kowal s’intéresse particulièrement ici à la psychologie des astronautes au cours de missions longues de plusieurs mois ou années. Depuis la sélection des membres d’équipage en passant par le trajet et les avaries possibles, jusqu’à l’aboutissement de la mission, tout y passe : les tensions liées aux rapports individuels et sociaux au sein d’un équipage confiné, la gestion interne et médiatique de la mis­sion, la séparation, le deuil, les troubles mentaux. Les portraits sont à la fois fascinants, touchants et réalistes ; l’agaçant archétype de la Mary Sue est quant à lui soigneusement évité. Certes, le concède aisément Mary Robi­nette Kowal en postface, le taux d’échec devrait être plus élevé – une broutille, en regard du travail accompli.

Une désolation nommée paix

Situé trois mois après le dénouement de Un souvenir nommé empire, premier volet de ce diptyque (cf. la critique mitigée de Bruno Para dans le Bifrost n° 102), l’intrigue de ce nouveau roman démarre par un intriguant prologue, suivi de l’introduction d’un nouveau personnage teixcalaanli et de ses prérogatives. On découvre tout d’abord la yaotlek Neuf Hibiscus (Malva, pour les intimes) à bord de son vaisseau, voguant aux confins de l’Empire Teixcalaan, allant au-devant du danger alien prophétisé par Mahit Dzmare. Cette dernière est de retour sur la station Lsel avec son double imago Yskander, ce qui lui vaut quelques problèmes politiques et potentiellement létaux. Au sein de l’Empire, trois autres protagonistes du précédent tome prendront plus d’espace : l’impériale Dix-Neuf Herminette, le clone et futur em­pereur Huit Antidote, et bien sûr l’ancienne chargée de liaison Trois Posidonie.

C’est avec plaisir que l’on replongera dans les intrigues, archives et subtilités du monde créé par Arkady Martine, qui cette fois s’agré­­mente – en plus de différentes complexités politiques – de la gestion d’un premier contact alien. Comme on peut l’imaginer, Trois Posidonie et Mahit seront confrontées à cet épineux problème, contraintes de composer avec leur relation tissée de colère, d’incompréhension et de passion, et le terrain miné d’urgences où elles mettront en œuvre leurs compétences tout à la fois linguistiques et diplomatiques.

Arkady Martine joue avec ses classiques : l’agent double, le premier contact extraterrestre et les éléments de son dénouement, les enjeux des pourparlers, la confrontation d’idées, la passion amoureuse non sans heurts et la place que chaque personnage devra trouver, entre loyauté et éthique personnelle. Une désolation nommée paix dé­taille sa réflexion sur l’identité des lignées imago autant que des stratégies de l’Empire Teixcalaan, sur les technologies en usage et la place que chaque personnage peut prendre ou changer dans un Empire qui les étouffe. L’ensemble constitue un roman d’aventure plus que divertissant, peuplé de protagonistes forts, qui s’autorise parfois un peu de légèreté. Notons un dénouement qui, même s’il paraît expéditif, permet de conclure ces différents arcs de façon satisfaisante, donnant tout son sens au titre et renforçant la résonance entre prologue et épilogue… et même sa dédicace. Un bon roman, en somme, qui prolonge le plaisir pris à la lecture de l’opus initial et qui intrigue quant aux prochains récits de son au­trice : une novella est annoncée pour 2022.

La Séquence Aardtman

Dixième ouvrage de la collection « Rechute » des petites éditions rennaises Goater, le livre de Saul Pandelakis surprend tout d’abord par son épaisseur, peu habituelle dans cette collection. C’est donc avec curiosité que l’on ouvre cet imposant premier roman – et de SF, et français.

Sur la forme, nous allons suivre Roz (les chapitres A) et Asha (chapitres B), double nar­ration entrecoupée par six interludes. Sur le fond, nous découvrons tout d’abord Roz, un homme trans mélancolique, membre d’un collectif humain aux compétences variées embarqué dans le vaisseau ari-me visant à découvrir et terraformer de po­tentielles planètes habitables. Ils sont accom­pagnés durant leur quête d’une IA, Alex, et d’un unique bot : Touet. Sur Terre, on rencontre Asha, bot transgenre qui se pré­pare pour une interview. On apprendra dans les chapitres suivants que les êtres humains s’y raréfient, amenant les bots – ainsi sont nommées ces androï­des – à s’interroger sur l’attitu­de à adopter envers ces créateurs en voie de disparition sur une Terre en pleine crise climatique. Quant aux interludes, véritables histoires dans l’histoire, chacun étoffera différents aspects du roman : la création d’Alex, la conception d’algorithmes spécifiques ou des sexbots, ou encore du programme spatial.

À mesure du développement de l’intrigue, des deux personnages et de leur environnement, s’installe une écriture qui manie avec habileté des concepts philosophique ou so­ciaux dans un style étoffé d’un humour parfois grinçant. S’y déploient principalement deux points de vue sur les tensions créées par l’individualité et le collectif, aussi bien que la question du corps, des normes et de la notion même de vivant, du deuil et d’une confrontation avec un avenir incertain et un présent caduc. Rappelant tour à tour les exo­biologistes d’Apprendre si par bonheur de Becky Chambers (cf. Bifrost n° 100) ou des récits de SF portés sur les personnages en proie à un trouble comme dans After Atlas d’Emma Newman (cf. Bifrost n° 90), pour ne citer que deux exemples, Saul Pandelakis semble se placer dans la veine d’une science-fiction qui tend vers l’humain, dans toutes ses aspérités. Porté par une écriture aussi travaillée que fluide et vive, La Séquence Aardtman est un pavé qui se lit avec plaisir ; on quitte ses personnages, avouons-le, avec un pincement au cœur, mais un peu grandi d’avoir partagé leurs réflexions et un pan de leur vie. Voilà un auteur à suivre…

Klara et le Soleil

Attendu en français depuis sa parution en anglais au printemps dernier, le nouveau roman du Nobel de Littérature, à qui nous devons déjà Auprès de moi toujours (cf. Bifrost 44), nous propose une nouvelle incursion science-fictionnelle. Nous faisons ici connaissance de Klara, « Amie Artificielle », androïde à taille d’enfant, dont les différentes générations (logicielles et matérielles) sont conçues afin de tenir compagnie aux plus jeunes, et plus fortunés.

Klara, dont nous entrons directement dans les pensées les plus fines, les émotions, inquiétudes et incompréhensions, dépend d’une part de sa place dans la boutique où elle est mise en vente – si possible au soleil pour être pleinement chargée – et de l’hypothétique enfant qui souhaitera la prendre comme compagne de vie.

Dès l’entrée en matière, la grande sensibilité, la poétique et la justesse de l’écriture marquent et donnent envie de poursuivre. Du monde où évolue Klara, nous n’avons que sa connaissance limitée et ses observations qui lui permettent de s’améliorer, de devenir une « meilleure AA » pour l’enfant attendu… qui finira par la trouver : Josie. Dès l’achat – l’adoption –, le comportement de la mère de Josie mettra la puce à l’oreille aux lectrices et lecteurs de SF aguerris. Et les indices puis révélations sur la famille de Josie, ses lourds secrets et l’importance que Klara pourrait avoir dans leur système, ne cesseront de se multiplier dans un flou entretenu par une astuce simple : la narration passe par ce que voit et comprend Klara, avec les capacités liées à son intelligence, celle-ci devenant rapidement obsolète – source d’inquiétude pour l’androïde. Par ailleurs, Klara, organisme complexe dépendant de l’énergie solaire, se réfèrera au Soleil en des termes spirituels, superstitieux ou en de touchants actes de foi… étoffant un peu plus son individualité, au fur et à mesure qu’elle la questionne.

À chaque instant, la plume de Kazuo Ishiguro fait mouche, toute en clarté, émotion et précision… mais le roman semblera s’essouffler si l’on attend de lui plus de précision sur le monde où il prend place, ou sur les personnages qui entourent Klara et Josie. Cette douce mélancolie nimbe ce récit lumineux jusqu’au bout ; la lecture en reste agréable, même si l’on manque souvent de s’y ennuyer – cela dépendra sans nul doute de chaque lectrice ou lecteur.

De nombreux concepts liés aux questions de l’IA sont abordés, sans surprendre ni décevoir, mais servis par une écriture d’une grande qualité. Il serait dommage de se priver de cette expérience. On peut recommander ce roman, pour redécouvrir ou faire découvrir ce qu’une SF légèrement décalée dans ses mécanismes a à nous offrir.

Le Livre de Koli

Engleterre, deux siècles après la Guerre Inachevée. Koli Wood­smith, quinze ans, ne rêve que d’une chose : devenir un Rem­part. La classe dirigeante de Mythen-Croyd, qui protège le village des dangers extérieurs, fait rêver ce garçon dont la mère détient une simple scierie. Pour cela, rien de compliqué, il lui suffit de réveiller un « tech » lors de l’épreuve du Compte-Seille. Mais ces vieux « techs » d’un autre temps sont bien capricieux et ne répondent qu’à quelques individus étrangement issus d’une seule famille : les Ven­nastin. Koli échoue à l’épreuve, contrairement à son meilleur ami Haijon, fils d’un Rempart, qui décide par la même occasion d’épouser Toupie – la jeune fille dont Koli est amoureux. Frustré, Koli vole des techs aux Remparts dans l’espoir vain d’en faire fonctionner un et… un beau jour, le petit boîtier contenant une IA fort indisciplinée, Monono, se met à lui parler. Il faut peu de temps aux Vennastin pour démasquer Koli. Le voilà devenu Ano­ny­me et banni de son village, avec pour seul bagage un baluchon. Que va-t-il croiser ? Des croche-queues et des étouffiers, des arbres dont il faut se méfier, et aussi des bannis cannibales vouant un culte messianique à un fou qui aime brûler des jeunes gens…

On connait principalement M. R. Carey pour son best-seller Celle qui a tous les donspage turner intelligent et original chroniqué dans les numéros 78 et 91 de votre revue préférée –, mais qu’en est-il de ce premier tome de la trilogie « Rempart » ? Les lentes cent premières pages ne plaident pas en sa faveur, mais elles ont le mérite d’habituer aux subtiles évolutions de la langue et de planter le décor, une Angleterre post-apocalyptique où l’humain vit à la merci d’une nature qui s’est retournée contre lui, le con­traignant à l’enfermement pour échapper à la mort. Car finalement, plus qu’un récit initiatique, Le Livre de Koli est un roman survivaliste. Les quelques âmes de Mythen-Croyd se ca­chent derrière de hautes palissades, vivent en autarcie, isolées du monde : comment survivre à l’inévitable consanguinité et à l’extinction de population qui pourrait en découler ? Ursula, femme médecin, va d’une com­munauté à une autre pour dé­terminer si tel ou tel mariage serait néfaste ou non pour la population. C’est par son en­seigne­ment que Koli, petit à petit, ouvrira les yeux et deviendra un personnage plus complexe qu’il n’y parait, capricieux et égoïste mais conscient que la survie de l’humanité ne peut passer que par le métissage. Un Tom Sawyer tout en nuance qui livre ses mémoires et nous fait part de ses réflexions et de ses projets : permettre à l’homme de vivre autre­ment et plus longtemps. Le Livre de Koli se lit au même rythme que l’intrigue, lentement, Carey fait le job sans se fouler et, au bout du compte, on regrette surtout que le livre se termine là où on aurait aimé qu’il commence.

Citadins de demain

Après avoir avidement lu Le Sang de la Cité de Guillaume Chamanadjian, premier tome de la trilogie « Capitale Sud » appartenant à la série écrite à quatre mains « La Tour de Gar­de » (cf. Bifrost 103), c’est avec beaucoup d’attentes que votre serviteur s’est plongé dans Citadins de demain de Claire Duvivier, entame de la trilogie « Capitale Nord » (tout le mon­de suit ?). On y fait la connaissance d’Amalia van Esqwill, jeu­ne aristocrate que ses parents, actionnaires de la Compagnie du Levant de Dehaven, ont décidé d’élever différemment afin qu’elle devienne, avec ses deux amis, Hirion, fils de riches propriétaires fonciers et terriens, et Yonas, fils d’un éclusier, les citadins de demain. Leur objectif ? Créer une nouvelle lignée dans le but de moderniser Dehaven et sortir la ville de l’obscurantisme des contes et des légendes dans laquelle elle s’enlise. Rationnaliser la ville, progresser, voilà ce qui compte pour cette famille richissime. Le destin d’Amalia est donc tout tracé, jusqu’au jour où Hirion, son ami et futur époux, découvre une cassette con­tenant des objets magiques, dont un miroir qui ne renvoie pas de reflet mais s’ouvre vers une autre ville, très semblable à Dehaven…

À la lecture, on s’amuse à jouer au jeu des ressemblances et des différences entre les deux premiers tomes de « La Tour de Gar­de ». La jeunesse des héros, le roman d’apprentissage, le trio d’amis sont des marqueurs communs, tout comme leur terrain de jeu : la ville. Mais si Guillaume Chama­nadjian privilégiait le tumulte de Gemina, on retrouve dans Citadins de demain le ton poétique du premier roman publié de Claire Duvivier, Un long voyage (critique in Bifrost 99). Et à raison car Dehaven, cité aux accents d’Amsterdam, est tout à l’opposé de Gemina. Ses rues sont bien droites, ses quartiers fermement délimités, et ses différentes classes ne s’y mélangent pas – cette ville est riche et tient à le rester. Moins marquante que Gemania, Dehaven n’en est pas moins une prison dorée pour cette jeunesse aristocratique qui accepte son destin sans rechigner et dont nous découvrons le quotidien au travers du regard d’Amalia. On se laisse séduire par le langage volontairement soutenu que l’auteur prête à son person­nage issu de la haute noblesse, le dépaysement est total et se fait en douceur pendant la première partie du roman. Quel délice ! On apprécie aussi la pu­deur et la délicatesse des rapports amoureux dû à son rang, et la fragilité d’Amalia qui sait sans oser se l’avouer combien cette vie ne lui convient guère. Puis, le roman prend une tout autre dimension dans sa seconde partie, la découverte de Nevahed – la ville à travers le miroir – par les trois amis change leur perception du monde, de leur monde, comme de leur relation. Ce qu’ils prenaient pour un jeu va petit à petit virer au cauchemar, car c’est le prix à payer, à l’instar de Faust, quand on décide de se laisser fourvoyer par un pouvoir qui nous dépasse…

La suite, maintenant !

Fournaise

Livia Llewellyn est une autrice américaine peu connue chez elle, inconnue chez nous, ayant publié deux recueils de nouvel­les : Engines of Desire (2011) et Furnace (2016), tous deux nommés pour le prix Shirley Jackson qui, depuis 2007, ré­compense des textes relevant de l’horreur. Les éditions Dystopia publient, à l’initiative d’Anne-Sylvie Homassel qui en a assuré la traduction, Fournaise, version française de Furnace reprenant douze des treize nouvelles originales. Le recueil se complète d’une interview de l’autrice.

La place me manque et je n’irai donc pas par quatre chemins : Fournaise est un chef-d’œuvre du genre. Horrifique, assurément. Les récits qui le composent laisseront des traces dans l’esprit du lecteur, et les images qu’il invoque peupleront ses nuits sans som­meil. New Weird, pleinement. Livia Llewellyn navigue avec aisance sur les eaux sombres et les codes de ce courant littéraire né au tournant du millénaire avec la publication de Perdido Street Station de China Miéville. Lieux et époques cohabitent dans ces pages, de la Révolution française à un futur cyberpunk, en passant par la grande dépression américaine, avec toujours comme objectif avoué de mettre à mal notre santé mentale. Dans chacune des nouvelles, l’étrange s’invite dès les premières lignes, mais l’horreur frappe sans prévenir, puissamment. Le recueil s’ouvre sur « Panopticon », qui est le texte le plus malaisant. À moins que cette entrée en matière ne déplace tant les curseurs de nos attentes que la suite s’impose avec plus d’évi­dence. Dans son recueil Wounds, Nathan Ballingrud avait brillamment montré que l’esprit humain s’adapte avec une facilité déconcertante à toutes les horreurs. L’épou­vante de Livia Llewellyn n’est pas psychologique, elle relève d’une perception du monde. C’est un regard déformé mais précis, mons­trueux et lucide. L’autrice consacre moins de mots à ses personnages qu’au monde qui les entoure. Ainsi les descriptions de la nature ou de la ville sont mises au premier plan et les noms de China Miéville (encore) et Jeff VanderMeer s’imposent. Les inspirations sont transparentes et revendiquées, comme dans la nouvelle « Guêpe et serpent », qui réécrit la fable d’Ésope en version cyberpunk, ou le sublime « À toi le droit de commencer », qui reprend le Dracula de Bram Stoker du point de vue des créatures fémi­nines qui l’entourent, donnant une lecture féministe du mythe. C’est un regard féminin que pro­pose l’autrice – tous ses personnages sont des femmes –, le corps et la sexualité sont autant de lieux d’exultation que d’horreur. C’est là une des caractéristiques essentielles de ce recueil.

Enfin, s’il n’est pas à mettre entre toutes les mains en raison de la violence des images qu’il impose, Fournaise se distingue par ses qualités littéraires. Les textes qui le compo­sent sont magnifiquement écrits et magnifi­quement traduits. La langue est belle, émi­nemment poétique, ce qui ne fait que renforcer le malaise face à l’horreur présentée ainsi dans un écrin de diamant.

Un chef-d’œuvre.

Maîtres du vertige - six récits de l'âge d'or

Quinze ans après Chasseurs de chimères (Omnibus), Serge Lehman remet sa casquette d’historien de la science-fiction d’expression française pour nous donner à découvrir « l’âge d’or » de l’après-grande-guerre (1918-1944). Maîtres du vertige propose, en un fort volume, un pre­mier tour d’horizon de cette pé­riode méconnue, ou trop souvent réduite à sa composante américaine. Cette nouvelle an­tho­logie inclut six récits, dont deux courts romans,« Les Navigateurs de l’infini » (1925), de Joseph-Henri Rosny aîné, et « L’Agonie du globe », de Jacques Spitz (1935). Le premier est de loin le plus connu des six. À lui seul, il témoigne, comme l’explique Lehman, « de ce que fut le domaine français à son apo­gée : un monde où le président de l’Académie Goncourt pouvait, en une centaine de pages inventer le planet opera moderne ». Mais l’authentique révélation de l’anthologie est le second. « L’Agonie du globe » est un petit bijou mi-cli-fi, mi-ironie sociologique, à la construction impeccable : un « grand canal » apparaît au milieu de l’Atlantique, avant que le Nouveau et l’Ancien monde ne se divisent littéralement dans un cataclysme cosmique plus proche du Formidable événement de Maurice Leblanc (1920) que de la hard SF, même si le problème à trois corps y joue un rôle non négligeable…

Plus courts et moins traditionnellement SF, les quatre autres textes ne sont pas aussi puissants ; ils n’en établissent pas moins la vigueur et la diversité de l’école française. « Dans trois cents ans », de Pierre Mille (1922), est une courte nouvelle que l’on qualifierait aujourd’hui de post-apo. « Tsadé (une aventure de Palmyre) », de Renée Dunan, une nouvelle transfictionnelle assez sombre, entremêle pouvoirs magico-mystiques, ésotérisme, name-dropping pseudo-scientifique et liberté de mœurs et morale des Années folles. « La Terreur rose » (1944), bref texte assez anecdotique de Jean Ray, complète le corpus avec le plus intriguant « Où (document) » du futur académicien Claude Farrère (1923), promenade déstructurée dans l’au-delà oni­rique de Lyon.

Maîtres du vertige est dédié au regretté Joseph Altairac, auteur avec Guy Costes du monumental Rétrofictions, et l’anthologiste n’oublie pas de remercier les « collectionneurs, faiseurs de listes, mallistes et autres savanturiers sans lesquels le domaine ancien serait resté une forêt vierge ». Mais, comme à l’accoutumée, Serge Lehman lui-même ajoute à l’érudition et à l’amour du genre aussi bien l’œil acéré et l’exigence de l’écrivain qu’une intuition synthétique assez rare. Une (très…) longue préface, « La Pulpe et la moelle », complète ainsi l’anthologie. Il y théorise trois courants structurants, de notre côté de l’Atlantique, un âge d’or de la SF de l’entre-deux-guerres, y compris un inattendu « cou­rant P », héritier en particulier d’Alfred Jarry et de la Pata­physique. Dommage toutefois que le fond, toujours aussi inspiré, se mette ici au service d’une forme vaguement universitaire dans lequel il se noie un peu. Un bon cru malgré tout, qui fera le bonheur des amateurs de SF ancienne.

Vertèbres

Rappelez-vous la fin des années 90 : les Pogs, C’est pas sorcier, les Minikeums sur France 3, les romans de R. L. Stine, etc. C’est dans cet environnement culturel qu’a grandi Morgane Caussa­rieu… ainsi que la protagoniste de son nouveau roman, Sacha Cazenave, dix ans (enfin, pres­que). Entouré par un père avare d’affection et un grand frère insupportable, ce garçon man­qué a pour amis Jonathan, gamin couvé par sa mère, le rondouillard Brahim, et surtout un pitbull nommé Megazord. Dans leur patelin, Vieux-Boucau, petite station balnéaire des Landes, il ne se passe jamais rien. Ou presque : un jour, Jonathan disparaît, kidnappé par une mystérieuse femme à barbe. Lorsqu’on le retrouve, une semaine plus tard, il n’est plus tout à fait le même. Sacha apprécie ce Jonathan nouvelle formule, plus sauvage, plus intrépide, plus taiseux aussi. La mère du garçon, Marylou, qui arrondit ses fins de mois avec le Minitel rose, se rend bien compte qu’il y a autre chose : qui, ou quoi, a causé cette immense morsure sur le corps de son enfant ? Megazord ? Et d’où vient cette pilosité qui s’accroit de façon anarchique ? Et surtout, d’où sort cette vertèbre excédentaire au niveau du coccyx ?

Il y a bientôt dix ans, Morgane Caussarieu avait fait une entrée remarquée sur la scène littéraire avec Dans les veines, texte punk s’emparant avec brio de la figure du vampire. Une demi-douzaine de romans plus tard, la voilà qui revient avec un récit où plane l’ombre du loup-garou. Le haut-patronage de Stephen King est as­sumé (Ça et Cujo sont cités), et si la quatrième de couverture mentionne Stranger Things et « Chair de poule », c’est bien du côté de la série romanesque de R. L. Stine, autre référence intentionnelle, qu’il faut chercher la principale influence de Vertèbres, tant dans sa structure que ses personnages. Quoique ce serait un « Chair de poule » qui aurait bouffé du lion loup. Dans ce roman à deux voix – d’un côté, le journal intime de Sacha, de l’autre, la voix intérieure de Marylou qui s’adresse à elle à la seconde personne –, la créature mythique fournit la matière parfaite pour un questionnement sur le passage à l’adolescence, la métamorphose des corps, la sexualité naissante et la maternité. Pour peu que l’on suspende son incrédulité avec la convention littéraire voulant qu’un journal intime romanesque ressemble plus à un roman qu’à un véritable journal intime (ici, écrit par un enfant de dix ans), Vertèbres se dévore. Entre les récits entrecroisés de Sacha, gamine plus trouble qu’il n’y paraît, et de Marylou, pas exactement une mère modèle, le roman va croissant dans son inquiétude existentielle et l’horreur, pour un résultat qui frappe fort.

Un soir, un train

Depuis leurs débuts, les éditions de L’Arbre Vengeur mènent un travail salutaire, notamment en ressortant de l’oubli curiosités littéraires et autres textes inclassables. Inaugurant la collection « Domaine du songe », le court roman Un soir, un train ressort pleinement à ce travail d’exhumation. Datant de 1950, ce texte est signé par l’écrivain flamand Johan Daisne (1912-1978), auteur d’une œuvre considérable mais dont seule une petite part a été traduite en français.

Un soir comme tous les autres, le narrateur rentre en train à son domicile. S’éveillant d’un assoupissement momentané, il se rend compte que tous les autres passagers dorment d’un profond sommeil. Tous, ou presque : s’avançant à travers les wagons, il finit par rencontrer un vieux professeur, pareillement interloqué par la présente situation, et un jeune homme fougueux. Quand le train s’arrête au milieu de nulle part, tous les trois en descendent… et voilà que le convoi repart, sans eux. Que faire, sinon aller de l’avant dans la nuit et, peut-être, tenter de résoudre ces mystères ?

Il flotte sur Un soir, un train une étrange atmosphère, cela dès le « texte liminaire » de Jean-Philippe Toussaint, manière de mise en bouche tenant plus de la nouvelle fantastique que de la préface à proprement parler, sans omettre les dessins en noir et blanc de Jean-Michel Perrin, tour à tour platement illustratifs ou plus subtilement évocateurs. Au sein de ce récit, il ne s’agit pas pour autant de faire du bizarre pour du bizarre : les dernières pages du récit de Daisne voient la réalité reprendre ses droits, les explications se font jour – mais nul retour à la situation initiale, les personnages ne demeureront pas intacts après ce trajet en train interrompu. Onirique et poignante, cette pépite mérite amplement d’être redécouverte, et s’il fallait émettre un reproche, ce serait envers une mise en page un brin trop aérée.

À noter que le texte de Daisne a été porté à l’écran en 1968 par le réalisateur belge André Delvaux, avec Yves Montand et Anouk Aimée. Si les personnages et l’intrigue ont été étoffés par rapport à l’œuvre originelle, le film parvient à conserver une bonne part de son étrangeté.

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