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Black Bottom

Beth Raven, professeur de lettres en congé maladie longue durée, car déçu de l’enseignement comme des élèves, en profite pour tenir un journal où il déverse son acrimonie. Plus exactement un roblog : grâce à un implant iCortex, ce qu’il pense est instantanément publié sur les réseaux. Aussitôt lu et commenté, le succès rapide de ses billets interfère avec sa vie au quotidien, passablement bouleversée à la suite d’évènements de plus en plus rocambolesques.

Nous sommes dans un de ces univers délirants, surréalistes, que Curval affectionne : pour avoir sauvé un homme traîné à l’arrière d’une Cadillac, Beth et son ami de plus que longue date (ils étaient voisins dans une banque du sperme) se trouvent mêlés à une affaire dans le milieu de l’art qui les entraîne jusqu’à Venise, lors de la biennale d’art contemporain. En effet, la victime est un collectionneur, Holm, puni pour avoir mis en vente des œuvres de Festen, plasticien, concepteur d’un bloody art, qui démembre, écorche et recompose des humains consentants en « concepts morphologiques interactifs » incarnant les tares du genre humain. Cet artiste cupide et narcissique a ainsi réalisé sept sculptures qui relèvent d’un « art terroriste » destiné à plonger le spectateur dans la terreur si elles sont exposées simultanément.

Parallèlement, un vieil ami de Beth, Kevin Duchâtel, réapparaît pour se venger du vol d’un tableau de grande valeur : il enlève sa femme, Irène, une psychiatre qui devient sa maîtresse. C’est aussi pour la retrouver que le narrateur se rend à Venise. Tous deux tentaient à l’époque d’inventer un état intermédiaire entre le réel et l’imaginaire, l’aréel, visant à faire apparaître ce qui n’existe pas.

L’action est encore compliquée par le fait que la relation en temps réel des péripéties diffère de la réalité : il semble que Beth perd la boule, ou encore que son blog est piraté par des individus qui s’ingénient à réécrire son journal. Quoiqu’il en soit, le récit s’imbrique dans le réel et interfère avec lui, au point que le narrateur – et le lecteur avec lui — perd ses repères.

On pourrait relever un lien de parenté avec le dernier roman de Christopher Priest paru simultanément, Conséquences d’une disparition, Philippe Curval affirmant à son tour que « les matheux ont montré que le réel se compose d’une succession d’imaginaires aléatoires  ». Il distingue pour sa part trois états de la réalité : le plausible, le possible, le probable, qui dépendent des interprétations de tout un chacun. L’objectivité n’est qu’un consensus pour maintenir un semblant de cohésion, mais « le fait que chacun soit immergé dans sa propre pensée créait sans doute des interstices dans le réel ».

Et quelles plus grandes divergences d’interprétation peut-on éprouver, sinon devant une œuvre d’art ? Féroce critique de l’art contemporain, qui ressemble de plus en plus à une gesticulation à la recherche du happening et du spectacle remarquables parce qu’extrêmes, Philippe Curval sait capter comme personne l’air du temps, les nouveaux usages qu’il brocarde avec ironie, se contentant d’enregistrer le changement sans s’attarder. Ainsi, l’aphorisme de Descartes adapté aux réseaux sociaux devient : « Je pense, donc je suis suivi. » Le roblog est également l’occasion de faire preuve d’une belle inventivité dans le langage, tordu, déstructuré, perpétuellement renouvelé, juste reflet d’une société survoltée. Celle-ci est à l’image de cette danse des années 20, le Black bottom, au rythme endiablé, sautillant, où se désarticulent les membres dans une frénésie syncopée. Après plus de soixante ans d’une carrière parsemée de chefs-d’œuvre, Philippe Curval continue de faire preuve d’une belle énergie.

Notre monde mort

Notre monde mort réunit huit nouvelles de l’écrivaine bolivienne Liliana Colanzi. Il s’agit là de la première traduction française d’une œuvre de cette auteure par ailleurs journaliste et enseignante à la Cornell University. Mis à part celui donnant son titre au recueil et relevant de la science-fiction – il y est question de la colonisation de Mars –, tous ces récits s’inscrivent avec succès à la croisée des genres fantastique et horrifiques. « L’Œil » évoque l’inquiétante métamorphose d’une étudiante dépressive. « Alfredito » décrit les effets non moins troublants de la mort d’un garçonnet sur ses camarades. Les conséquences étranges et funestes du décès brutal d’un enfant constituent encore le ressort de «  Météorite ». La mort sera aussi le lot du jeune protagoniste de « Chaco », un adolescent fugueur à la psyché visionnaire. « La Vague », quant à lui, campe en quelques pages un univers miné par une apocalypse occulte. Le monde apparaît aussi au bord de l’effondrement dans « Cannibales » (convoquant la figure du serial killer) et dans « Conte avec oiseau », une histoire de folie médicale… Si ces nouvelles déclinent des motifs narratifs d’une sombre bigarrure, toutes ont en commun un regard rien moins qu’amène sur notre réel. Lorgnant du côté de la littérature criminelle la plus noire, les histoires de Liliana Colanzi dressent un panorama des formes les plus odieuses de la domination. Celle qu’infligent les adultes aux esprits et aux corps des plus jeunes placés sous leur coupe. Ou bien encore l’exploitation économique, empreinte de racisme, qu’imposent les Boliviens de souche européenne aux derniers représentants des peuples amérindiens. Certainement victimes de ces mille et une violences, les héros et héroïnes de Notre monde mort ne sont cependant pas totalement impuissantes. Étrangement fécondés par l’antique et chamanique savoir des temps précolombiens, leurs esprits développent une surprenante résistance. Celle-ci prend la forme d’un « don » (terme récurrent sous la plume de l’écrivaine) leur permettant d’accéder à une manière d’au-delà, afin d’y invoquer de redoutables puissances. Parfois simplement suggérés, parfois spectaculairement évoqués, ces « Grands Anciens » latino-américains constituent de paradoxaux sauveurs. Ils nimbent ainsi d’un espoir inattendu le Monde mort que dessine Liliana Colanzi par son écriture à la poétique précision.

Neuf Contes

Dernière publication en date de l’auteure de La Servante écarlate, ces Neuf contes apparemment disparates dressent en réalité un passionnant panorama de son œuvre. Relevant des littératures de l’Imaginaire à une exception près – « Matelas de pierre » est une histoire criminelle –, ces nouvelles viennent notamment souligner la vision atwoodienne des genres chers à Bifrost.

Trois d’entre elles témoignent ainsi du goût de l’écrivaine pour un certain réalisme fantastique. « Lusus naturae » a pour narratrice une jeune femme frappée d’une maladie aux conséquences singulières. Non seulement affublée d’une paire d’yeux jaunes et d’une considérable pilosité, l’héroïne se nourrit avant tout de sang. Ce mal – la porphyrie, comme le suggère quelques indices – la condamne à une existence cloîtrée et finalement tragique, ramassée en une dizaine de pages d’un gothique évoquant celui de Shirley Jackson. TelNous avons toujours vécu au château, « Lusus naturae » fait épouser le point de vue du « monstre », interrogeant ainsi de manière empathique la supposée normalité… D’une tonalité moins sombre mais pas moins inquiétante, « Le Marié lyophilisé» et « Je rêve de Zenia aux dents rouges et brillantes » participent encore de cet excitant métissage entre réalisme et étrange. Ces textes adoptent d’abord un regard documentaire et ironique. « Le Marié lyophilisé » s’ouvre sur les affres conjugales et professionnelles d’un brocanteur de Toronto. « Je rêve de Zenia aux dents rouges et brillantes » décrit quant à lui le quotidien domestique et sentimental d’un trio de Canadiennes sexagénaires. Mais émaillée de notations bizarres, l’écriture sape peu à peu ces réels. Et ce jusqu’à ce qu’un événement insolite fasse basculer ces récits dans un fantastique composite. « Le Marié lyophilisé » réinterprète ainsi la figure de Barbe-Bleue en l’associant à celle du succube, en un geste évoquant Angela Carter. «  Je rêve de Zenia aux dents rouges et brillantes » mêle pour sa part onirisme divinatoire et vengeance post-mortem… Se projetant dans un futur tout proche, « Les Vieux au feu » illustre la veine dystopique de Margaret Atwood. On y découvre Wilma, la pensionnaire d’une maison de retraite de luxe, un univers là encore précisément documenté. Mais outre les assauts du temps se traduisant par de surprenantes hallucinations, Wilma doit affronter ceux de « Notre Tour », un mouvement radicalement gérontophobe pratiquant l’extermination des personnes âgées au nom de la survie des plus jeunes. Marqué par un humour noir rappelant celui de C’est le cœur qui lâche en dernier, « Les Vieux au feu » dessine un futur aussi effrayant que la « Trilogie MaddAddam » (cf. T1, T2 et T3)… Enfin, un ensemble de contes réunissant« Alphinland », « Revenante», « La Dame en noir » et «  La Main morte t’aime » explore la fabrique des littératures de l’Imaginaire. Les trois premiers ont pour héroïne Constance, créatrice de Alphinland, un cycle de fantasy à succès ayant fait d’elle une auteure culte. Un statut que partage Jack l’auteur de La Main morte t’aime, un classique du roman d’horreur adulé par des générations de fans. Les nouvelles dévolues à ces sortes d’alter-egos de Ursula K. Le Guin et de Stephen King brossent un tableau du métier d’écrivain. Parfois acides quant à ce dernier, ces nouvelles en affirment aussi le formidable pouvoir émancipateur. Car, comme l’ensemble des Neuf contes, elles illustrent la conviction de Margaret Atwood que les littératures de l’Imaginaire peuvent rendre meilleures aussi bien celles et ceux qui les écrivent que leurs lecteurs et lectrices.

Harold

De qui Harold est-il le nom ? D’un corbeau, né au cœur de la Mitteleuropa à l’orée des années 1960… Se déroulant à Vienne en mars 1957, le prologue de ce beau roman (ici, la version remaniée d’un texte paru en 2010 aux éditions du Serpent à Plumes) de Louis-Stéphane Ulysse évoque la singulière entrée dans l’existence du volatile. Agrégeant réalisme documentaire et inquiétante étrangeté à la façon du film Le Troisième homme — relecture gothique de la Guerre froide –, ces pages liminaires décrivent le baptême de l’oisillon dans les catacombes de la Stephansplatz par un certain Laszlo. C’est à ce magicien de cabaret, d’allure méphistophélique, que le corbeau doit en effet son patronyme. Et c’est encore à lui que Harold doit de bientôt traverser l’Atlantique. Tirant le meilleur profit spectaculaire de l’intelligence hors-normes de l’oiseau, en réalité plus humaine qu’animale, Laszlo attire un jour l’attention du pianiste Liberace de passage en Europe. Impressionné par l’inédit numéro dont Harold est la vedette, l’extravagant showman invite l’homme et l’oiseau à se produire à Las Vegas. La cité du péché ne sera cependant que la première étape du périple américain de Harold. Séparé de Laszlo par un violent accident de voiture, le corbeau s’envole alors vers la Californie. Là, il rencontre Chase Lindsey, dresseur d’oiseaux de son état. Fasciné à son tour par les extraordinaires capacités de Harold, il l’emmène avec lui sur le tournage des Oiseaux après avoir été recruté par Universal. À son aviaire manière, Harold devient alors un membre de l’équipe du film fameux d’Alfred Hitchcock. Y côtoyant non seulement le réalisateur, le corbeau y rencontre encore Tippi Hedren, l’interprète principale du long-métrage. Avec celle-ci, Harold noue bien vite une relation aussi étroite qu’inhabituelle. La créature au noir plumage jouera dès lors un rôle clef dans la genèse du film dépeinte par Louis-Stéphane Ulysse comme proprement infernale. De même, le corbeau tiendra un rôle essentiel dans les prolongements souterrains et atroces que l’auteur prête aux Oiseaux… Car selon Harold, de l’autre côté du miroir aux alouettes hollywoodien se dissimule un univers où le Mal le plus impitoyable règne en maître. Marchant sur les traces sanglantes de Kenneth Anger (Hollywood Babylone) et de James Ellroy («  Le Quatuor de Los Angeles »), Harold s’en distingue cependant par son réalisme fantastique. Fidèle à la tonalité affichée par ses pages inaugurales, Harold auréole ainsi d’étrange son dévoilement de l’envers misogyne et criminel d’Hollywood. Face au prodigieux Harold – véritable ange gardien de Tippi Hedren —, Chase, Hitchcock ou bien encore la fratrie mafieuse des Gianelli se nimbent peu à peu d’une aura démoniaque. Échappant par la grâce de l’Imaginaire aux démonstratives pesanteurs de l’exofiction, Harold transforme ainsi sa relecture des Oiseaux en un conte moderne et tragique sur ces hommes qui n’aiment pas les femmes, et dans lequel le plus bestial n’est pas celui qu’on croit…

Entends la nuit

Entends la nuit , réjouissant et passionnant roman fantastique, marque le grand retour de Catherine Dufour à la fiction. Cela faisait en effet une presque décennie que l’auteure du Goût de l’immortalité, un des sommets de la science-fiction francophone des années 2000, n’avait publié de livre relevant de l’Imaginaire. L’écrivaine n’était cependant pas demeurée inactive, se faisant pendant les années 2010 essayiste avec des textes politiques et féministes tels que L’Histoire de France pour ceux qui n’aiment pas ça (Mille et une nuits) et Le Guide des métiers pour les petites filles qui ne veulent pas finir princesses (Fayard). Et on se rappellera encore qu’elle est aussi une collaboratrice régulière du Monde diplomatique.

Cette attention critique au réel marque encore les chapitres initiaux de Entends la nuit. Ceux-ci narrent l’entrée dans la vie active de la parisienne Myriame, une vingtenaire emblématique d’une jeunesse très contemporaine. Celle de la « Génération Y » ou bien encore des « Millenials », selon les concepts sociologiques en vogue. Mal à l’aise avec une société dans les valeurs de laquelle elle ne se reconnaît guère — Myriame a un temps goûté une vie anarchisante dans l’Amsterdam underground —, l’héroïne de Entends la nuit peine tout autant à y trouver un emploi. Et c’est une manière de miracle que connaît Myriame lorsqu’elle réussit à se faire embaucher par la Zuidertoren, une entreprise transnationale prospérant dans l’immobilier – et dont le nom ne cache rien de la manière dont elle conçoit l’activité immobilière, puisqu’il s’agit du toponyme néerlandais de la Tour du Midi, gratte-ciel symbolisant le saccage urbanistique de Bruxelles… Exempte de toute lourdeur sociologisante, c’est d’une plume férocement ironique que Catherine Dufour évoque les débuts de la jeune femme à la Zuidertoren. Sa peinture mordante du monde entrepreneurial, sans en cacher la dureté, fait alors écho aux pages les plus drolatiques de Quand les dieux buvaient (cf. Bifrost 31), son très parodique cycle de fantasy. Myriame ne tarde cependant pas à découvrir que la « Z », comme elle l’appelle, sert de façade canoniquement ultralibérale à un univers surnaturel et pluriséculaire. Et auquel l’héroïne est initiée après avoir attiré l’attention de l’un de ses supérieurs hiérarchiques, le sé-duisant autant qu’étrange Vane. De leurs échanges d’abord distants et numériques (contemporain, Entends la nuit l’est encore par son usage du réseau social) naîtra bientôt une intense passion amoureuse. S’engageant avec exaltation dans les pas de son singulier amant, Myriame part à la découverte d’une topographie parisienne fantasmagorique. Empreint d’un érotisme gothique, ce passage de l’autre côté, non pas du miroir mais du mur (Le Passe-muraille de Marcel Aymé est ici explicitement cité), donne alors à Entends la nuit d’excitantes allures de conte de fées pour adultes. Mais ce dernier se métamorphose bientôt en un récit horrifique, à la violence âpre et étouffante. Se dessine dès lors une descente aux enfers (au sens propre) destinée à rappeler à Myriame « ce que le monde réserve aux prolotes qui croient au prince charmant  »…

Le dernier roman en date de Catherine Dufour séduit autant par son fantastique à l’originalité certaine que par sa lucide anatomie de la domination, et s’impose comme le plus recommandable des traités de savoir-vivre à l’intention des jeunes générations comme de leurs ainées.

Argent animal

Argent animal constitue la première traduction française d’un ouvrage de Michael Cisco. Il ne s’agit là que de l’un des treize livres publiés entre 1999 et 2018 par cet auteur étasunien. Hautement considéré par China Miéville ainsi que par Jeff VanderMeer, Michael Cisco a par ailleurs été récompensé par des prix tels que l’International Horror Guild Award ou bien encore le Best Weird Novel. Soient autant de patronages et de prix à même de susciter une curiosité certaine quant à cet Argent animal, qui plus est traduit par Claro.

S’inscrivant en un futur que l’on imagine proche, le roman débute dans une ville imaginaire d’Amérique latine, San Toribio. C’est là qu’ont été conviés à une conférence, entre autres spécialistes, les cinq économistes constituant les protagonistes initiaux d’Argent animal. Réunissant des femmes et des hommes de nationalités diverses, le quintette appartient à l’Institut d’Économie International. Tenant autant du cercle universitaire que de la secte, cette singulière élite participe du monde radicalement inégalitaire campé par le livre. Aux côtés de structures telles que l’IEI ou l’Organisation Internationale pour la Normalisation, les gouvernements pareillement inféodés à une «  économie mondiale […] devenue incontrôlable » s’emploient à protéger la minorité en tirant profit. Mais les jours de cet ordre inique semblent désormais comptés. Victimes d’une bizarre série d’agressions et d’accidents les empêchant de prendre part à la conférence, les cinq économistes de l’IEI conçoivent durant leur convalescence une forme inédite de monnaie appelée « argent animal ». Forte d’une puissance insolite, à la fois mystique et organique, la devise nouvelle semble agir par une vie propre. Échappant au contrôle de celles et ceux qui l’ont imaginé, l’argent animal va dès lors se répandre à travers l’espace géoéconomique, en sapant peu à peu les fondements. Les cinq économistes, entrés en dissidence après leur exclusion de l’IEI, accompagneront bientôt cette étrange révolution. Celle-ci sera encore rejointe par une certaine Assiyeh, autre protagoniste d’Argent animal. Tenant autant de l’aventurière que de la scientifique et de la sorcière, la femme jouera quelque rôle dans cette révolution fiduciaire et magique…

S’efforçant de faire éprouver à ses lecteurs et lectrices le trouble provoqué par cet extraordinaire basculement, Michael Cisco déploie une écriture en constante métamorphose. D’une linéarité plus qu’aléatoire, oscillant constamment entre science-fiction spéculative et fantastique horrifique, poésie surréaliste et considérations ironico-théoriques, Argent animal dessine une entreprise littéraire hors-normes. En réalité plus sensorielle que narrative, l’expérience proposée par Michael Cisco est certainement susceptible de fasciner une partie de ses lecteurs et lectrices. L’on a vu que l’auteur avait des admirateurs, et non des moindres. Mais pareille radicalité – se déployant qui plus est sur 700 pages – risque aussi d’exclure. Tel fut notamment le cas de l’auteur de la présente critique, demeuré tout à fait extérieur au trip qu’est Argent animal

Nuage orbital

L’innovation consiste à concevoir un outil plus efficace, moins fatigant à utiliser mais aussi moins coûteux à fabriquer : de la hache de pierre à la tronçonneuse, l’ingénierie a ainsi permis l’amélioration continue du rendement des bûcherons. La course à l’espace ne fait pas exception, même si son histoire est bien plus récente : on sait maintenant positionner en orbite maints satellites artificiels dont certains – raffinement suprême — sont habités. La technologie permettant de réaliser ces exploits est à présent éprouvée, mais elle reste si dispendieuse qu’elle est de facto réservée aux nations les plus industrialisées — quand ce n’est pas à l’initiative privée la plus riche. Taiyô Fuji pointe avec justesse dans Nuage orbital toute l’injustice impliquée par cet état des choses qui laisse sur la touche bon nombre de nations dont les ingénieurs, pourtant, ne déméritent pas dans la course à l’innovation : d’un côté se trouvent les nations industrialisées dont les techniciens spatiaux disposent d’ordinateurs à la puissance de calcul incomparable – le roman rappelle que le NORAD, chargé de la surveillance aérospatiale de l’Amérique du Nord, dédie une partie de ses ressources, humaines et informatiques, pour suivre l’itinéraire du Père Noël chaque soir de 24 décembre –, alors que de l’autre se trouvent des gens qui doivent parfois recourir au bricolage, au matériel hors d’âge, et même au calcul manuel, pour suivre la dynamique orbitale. Tout Nuage Orbital repose par conséquent sur une hypothèse science-fictive très intéressante : est-il possible, pour un ingénieur assez futé, de dépasser le handicap que représente une assistance informatique inférieure à celle de ses compétiteurs ? En d’autres termes, l’informatisation à outrance n’entraîne-t-elle pas une réduction de l’innovation technique, puisqu’elle conduit les ingénieurs à oublier leur créativité une fois le confort calculatoire acquis pour de bon ?

Les idées de Nuage orbital sont de toute évidence conçues pour captiver le lecteur intéressé par l’ingénierie, l’espace et la SF de progrès. Situé dans un futur proche, ce livre propose une réflexion sur le statut de l’innovation, qu’il calque sur un thriller politico-scientifique aux ramifications internationales où les intérêts des grands joueurs sur l’échiquier spatial s’opposent à ceux de leurs challengers. Kazumi et Akari, travaillant tous deux au sein d’une start-up vouée au suivi amateur des innombrables déchets spatiaux susceptibles de se changer en étoiles filantes, sont eux-mêmes des bricoleurs qui mettent par hasard au jour un complot international impliquant une technologie nouvelle : militarisée, celle-ci permet de détruire à moindre coût les satellites des grandes puissances. L’enjeu de la confrontation qui se préfigure, pour ceux qui se proposent de renverser la table, est de faire sortir un nouvel ordre spatial du chaos qui s’ensuivra. Comme on peut s’y attendre, la solution que l’équipe constituée autour de Kazumi et d’Akari mettra en œuvre, au profit des grandes puissances – USA en tête –, ne pourra venir d’un nouvel excès de puissance de calcul mais plutôt d’un bricolage. En ce sens, Nuage orbital peut bel et bien se lire comme une ode permanente à la créativité en ingénierie : on aurait de fait préféré que sa démonstration, louable, soit servie par un propos moins bavard… On aurait surtout apprécié que certains de ses personnages soient moins interchangeables, moins stéréotypés, aussi, et en tout cas plus attachants. Si aucun de ces défauts n’est tout à fait rédhibitoire, il n’empêche qu’ils interdisent à Nuage orbital d’atteindre le statut de grand livre que son argument aurait dû lui valoir. Dommage !

Malboire

Un an après sa très belle fantasy Bertram le baladin chez Critic, Camille Leboulanger est de retour à l’Atalante, où il renoue avec ses premières amours : le récit post-apocalyptique. Ceci dit, malgré une thématique similaire, Malboire est un roman très différent de son premier, Enfin la nuit. Moins paisible, cette histoire se déroule dans un futur indéterminé, longtemps après l’effondrement complet de la civilisation. Un univers de boue et de fange, dans lequel se débattent les derniers vestiges de l’humanité. Zizare est l’un de ces mange-terre qui hantent ces landes noyées. Pourtant, contrairement à ses congénères, il a gardé en lui une étincelle de conscience qui va l’amener à s’interroger sur son sort et sa nature. Au fil de ses errances, il va découvrir que le monde ne se limite pas aux marais toxiques et aux terres empoisonnées qui ont longtemps constitué son seul horizon. Certains s’y adonnent à d’absurdes cultes morbides, tels les Planches à Mort, ces surfeurs de l’Apocalypse qui attendent avec impatience l’ultime vague qui emportera tout sur son passage. D’autres, comme les Batras, sillonnent la région qu’ils pillent sans vergogne, s’accaparant le peu qu’il reste à posséder. D’autres encore, comme Arsen, la figure paternelle qui a ramené Zizare à la vie, sont les derniers détenteurs des savoirs d’autrefois et n’ont pas renoncé à faire renaître ce monde. Il y a enfin (et surtout) Mivoix, son âme sœur, sans qui le voyage dans lequel se lance Zizare n’aurait aucun sens.

Avec Malboire, Camille Leboulanger signe un roman somme toute assez classique, qui n’aurait guère été différent s’il avait été écrit cinquante ans plus tôt. Sa dernière partie, en particulier, a quelque chose de désuet dans son déroulement et dans ce que l’on y apprend de cet univers. C’est certainement l’élément le moins convaincant du récit. Avant cela, l’écrivain excelle dans la description de ce monde moribond. La Malboire et son environnement boueux, sa fange empoisonnée, est palpable tout du long, s’insinue dans chaque page du récit, constitue le premier et le principal adversaire auquel doivent constamment faire face ses personnages. Roman d’ambiance avant tout, Malboire s’avère une belle expérience de lecture, confirmant que Camille Leboulanger est un auteur à suivre, quel que soit le genre qu’il aborde.

L'Insondable Profondeur de la solitude

Malgré quelques heureuses initiatives ici ou là, les recueils de nouvelles de science-fiction demeurent une denrée rare en France. Autant dire que les chances de voir paraître chez un grand éditeur le premier recueil d’une écrivaine chinoise à peine trentenaire frôlent le zéro absolu. C’est pourtant ce qui vient d’arriver au Fleuve, qui publie L’Insondable profondeur de la solitude de Hao Jingfang. Le fait que l’un des textes figurant au sommaire, « Pékin origami », ait obtenu le prix Hugo 2016 de la meilleure novelette, n’est sans doute pas tout à fait étranger à cette décision, mais de là à considérer cette récompense comme un argument commercial de poids…

Le texte en question (qui figurait déjà au sommaire de l’anthologie Utopiales 2017) est effectivement le meilleur du recueil. L’auteure y décrit un lieu étrange qui voit trois villes coexister dans le même espace et se succéder à intervalle régulier sur une période de 48 heures. Une minorité de nantis vit confortablement dans la première d’entre elles pendant 24 heures d’affilée, avant que ses bâtiments ne se replient sur eux-mêmes et ne cèdent la place à la ville des classes moyennes pour une durée un peu plus courte. La majorité de la population doit quant à elle se contenter d’une vie aussi inconfortable que brève — huit heures en nocturne tous les deux jours – dans le troisième espace. C’est là que vit Lao Dao, modeste employé d’un centre de traitement des déchets, dont la vie va basculer lorsqu’il découvre qu’il est possible de passer d’une ville à l’autre. Une pratique aussi dangereuse qu’interdite, mais qui peut rapporter gros. Hao Jingfang signe ici un texte joliment inventif, très visuel, et d’une indéniable pertinence dans sa description d’une société dont l’ascenseur social est en panne. Le recueil s’ouvre donc sur une très bonne note. La suite n’est malheureusement pas au niveau.

Dans sa préface d’une grande humilité, Hao Jingfang reconnait ne pas beaucoup se préoccuper de ses intrigues. C’est vrai, mais ce n’est malheureusement pas le seul de ses défauts, ni même le moindre . En premier lieu, les idées de science-fiction qu’elle développe dans ses récits, à l’exception notable de «  Pékin origami », sont pour la plupart d’une grande banalité et plus souvent encore restent à l’état d’ébauche. C’est le cas de « La Chambre des malades », dans laquelle des patients sont soignés grâce à leurs interactions avec un réseau social virtuel, ou de « Le Dernier des braves », qui s’interroge maladroitement sur les notions d’héritage et de transmission du savoir à travers le destin de deux clones. D’autres récits font appel à un imaginaire totalement désuet aujourd’hui, notamment ceux mettant en scène une invasion extraterrestre (« Au Centre de la prospérité », « Le Chant des cordes » et « Le Théâtre de l’univers »), même si, dans le domaine, la palme revient à « L’Envol de Cérès » et sa colonie aux allures de village campagnard d’antan.

De manière plus générale, les nouvelles de Hao Jingfang souffrent d’une écriture désespérément plate (la responsabilité de ce problème ne me semble pas incomber au traducteur), ses récits manquent cruellement de chair, d’aspérités, ses personnages passent leur temps à geindre et à se plaindre de leur triste sort, et les intrigues se préoc-cupent davantage de répondre à leurs mesquines attentes qu’à mettre en lumière les particularités des mondes dans lesquels ils évoluent.

Au mieux pourrait-on encore sauver « Le Palais Epang », nouvelle relevant plutôt de la fantasy , qui met en scène Qin Shi Huang, premier empereur de Chine, plus de deux mille ans après sa mort. Deux nouvelles sur onze (et non douze , comme l’annonce la quatrième de couverture), le bilan est mince.

Le Gambit du renard

2018 aura été une année de transition pour la collection « Lunes d’encre », avec l’arrivée aux manettes de Pascal Godbillon et celle de nouveaux auteurs. Ainsi, après Adrian Tchaikovsly, Annalee Lewitz et Peter Cawdron, c’est au tour de l’Américain Yoon Ha Lee de faire son entrée avec Le Gambit du renard, premier roman et premier volet d’une trilogie (ce que n’a pas jugé utile de préciser l’éditeur).

Si on se fie à son intrigue, on serait tenté de classer ce roman dans la catégorie des space opera militaristes. De fait, après une première bataille meurtrière en guise de prologue, on enchaîne presque immédiatement avec une seconde, qui va s’étendre sur près de 300 pages. Rien de neuf dans les tranchées, en apparence. Et pourtant, on conseillera aux fans de Jack Campbell et David Weber de n’aborder ce livre qu’avec la plus extrême prudence, tant les risques d’AVC sont élevés.

Certes, le contexte est classique, celui d’une société belliqueuse, l’Hexarcat, en conflit permanent aux quatre coins de la galaxie, à la fois pour étendre son territoire et pour mater la moindre velléité de sédition. Dans le cas qui nous intéresse ici, la menace se nomme la Forteresse des Aiguilles Diffuses, une station spatiale dont la localisation constitue un danger critique pour le pouvoir en place si elle menait à bien ses projets de sécession. Pour l’en empêcher, l’Hexarcat envoie sur place une jeune officier aux méthodes peu orthodoxes, Kel Cheris, laquelle se voit contrainte de cohabiter au sein de son esprit avec Shuos Jedao, le fantôme d’un général aussi brillant que fou, mort quatre siècles plus tôt.

La situation de l’héroïne n’est pas la moindre des étrangetés de ce récit. Ainsi, les armes utilisées lors des nombreux affrontements auxquels on assiste n’obéissent guère aux lois de la physique. À ceci, une explication simple : dans cet univers, ces dernières ne sont qu’une variable qu’il est possible d’ajuster à grands renforts de mathématiques, de rites sociaux et de croyances, auxquels il convient d’ajouter une pincée de sacrifices humains. À ce niveau d’abstraction dans les progrès scientifiques atteints par cette civilisation, on pourra au choix classer Le Gambit du renard dans la hard science ou dans la space fantasy.

C’est dans ce domaine que Yoon Ha Lee excelle. La société qu’il met en scène est d’une complexité stupéfiante, et repose sur des codes à la fois précis, rigides et singuliers, quel que soit le domaine abordé, de la manière de tuer son prochain à celle de bien se tenir à table. Et le romancier a choisi de pousser son lecteur dans le grand bain sans lui fournir grand-chose à quoi se raccrocher… Soyons honnête : dans les premiers chapitres, on n’est jamais très loin de la noyade. Pourtant, au fil des pages, l’univers qu’il décrit fait progressivement sens, le flot d’informations continu auquel il nous soumet vient enrichir la compréhension que l’on acquiert petit à petit de cette société, aussi éloignée de la nôtre soit-elle. Rares sont les romans de SF à ce point immersifs dans un monde qui nous est étranger à tous points de vue.

Ceci dit, Le Gambit du renard reste en premier lieu une histoire de bataille spatiale. Il y a une dichotomie assez gênante entre l’intrigue, pour le moins basique, et la complexité de l’univers dans laquelle elle se déploie. À n’adopter que le point de vue des militaires qu’il met en scène, Yoon Ha Lee ne donne à voir qu’une vision parcellaire, et par là même frustrante du reste de cette société. En outre, le duo formé par Kel Cheris et Shuos Jedao est trop déséquilibré pour bien fonctionner : lui est un personnage complexe, à la fois héros et traître à sa patrie, aux motivations obscures et au parcours riche en péripéties, tandis qu’elle n’est guère plus qu’un réceptacle.

Ces défauts donnent parfois le sentiment que le roman se résume à un exercice de style, brillant, certes, mais un peu vain. Il n’en est pas moins vrai qu’on le referme avec l’envie chevillée au corps d’en lire la suite dans les meilleurs délais.

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