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Les critiques de Bifrost

Black Bottom

Black Bottom

Philippe CURVAL
LA VOLTE
20,00 €

Bifrost n° 93

Critique parue en janvier 2019 dans Bifrost n° 93

Beth Raven, professeur de lettres en congé maladie longue durée, car déçu de l’enseignement comme des élèves, en profite pour tenir un journal où il déverse son acrimonie. Plus exactement un roblog : grâce à un implant iCortex, ce qu’il pense est instantanément publié sur les réseaux. Aussitôt lu et commenté, le succès rapide de ses billets interfère avec sa vie au quotidien, passablement bouleversée à la suite d’évènements de plus en plus rocambolesques.

Nous sommes dans un de ces univers délirants, surréalistes, que Curval affectionne : pour avoir sauvé un homme traîné à l’arrière d’une Cadillac, Beth et son ami de plus que longue date (ils étaient voisins dans une banque du sperme) se trouvent mêlés à une affaire dans le milieu de l’art qui les entraîne jusqu’à Venise, lors de la biennale d’art contemporain. En effet, la victime est un collectionneur, Holm, puni pour avoir mis en vente des œuvres de Festen, plasticien, concepteur d’un bloody art, qui démembre, écorche et recompose des humains consentants en « concepts morphologiques interactifs » incarnant les tares du genre humain. Cet artiste cupide et narcissique a ainsi réalisé sept sculptures qui relèvent d’un « art terroriste » destiné à plonger le spectateur dans la terreur si elles sont exposées simultanément.

Parallèlement, un vieil ami de Beth, Kevin Duchâtel, réapparaît pour se venger du vol d’un tableau de grande valeur : il enlève sa femme, Irène, une psychiatre qui devient sa maîtresse. C’est aussi pour la retrouver que le narrateur se rend à Venise. Tous deux tentaient à l’époque d’inventer un état intermédiaire entre le réel et l’imaginaire, l’aréel, visant à faire apparaître ce qui n’existe pas.

L’action est encore compliquée par le fait que la relation en temps réel des péripéties diffère de la réalité : il semble que Beth perd la boule, ou encore que son blog est piraté par des individus qui s’ingénient à réécrire son journal. Quoiqu’il en soit, le récit s’imbrique dans le réel et interfère avec lui, au point que le narrateur – et le lecteur avec lui — perd ses repères.

On pourrait relever un lien de parenté avec le dernier roman de Christopher Priest paru simultanément, Conséquences d’une disparition, Philippe Curval affirmant à son tour que « les matheux ont montré que le réel se compose d’une succession d’imaginaires aléatoires  ». Il distingue pour sa part trois états de la réalité : le plausible, le possible, le probable, qui dépendent des interprétations de tout un chacun. L’objectivité n’est qu’un consensus pour maintenir un semblant de cohésion, mais « le fait que chacun soit immergé dans sa propre pensée créait sans doute des interstices dans le réel ».

Et quelles plus grandes divergences d’interprétation peut-on éprouver, sinon devant une œuvre d’art ? Féroce critique de l’art contemporain, qui ressemble de plus en plus à une gesticulation à la recherche du happening et du spectacle remarquables parce qu’extrêmes, Philippe Curval sait capter comme personne l’air du temps, les nouveaux usages qu’il brocarde avec ironie, se contentant d’enregistrer le changement sans s’attarder. Ainsi, l’aphorisme de Descartes adapté aux réseaux sociaux devient : « Je pense, donc je suis suivi. » Le roblog est également l’occasion de faire preuve d’une belle inventivité dans le langage, tordu, déstructuré, perpétuellement renouvelé, juste reflet d’une société survoltée. Celle-ci est à l’image de cette danse des années 20, le Black bottom, au rythme endiablé, sautillant, où se désarticulent les membres dans une frénésie syncopée. Après plus de soixante ans d’une carrière parsemée de chefs-d’œuvre, Philippe Curval continue de faire preuve d’une belle énergie.

Claude ECKEN

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