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Les critiques de Bifrost

Enfants de la Terre et du Ciel

Enfants de la Terre et du Ciel

Guy Gavriel KAY
L'ATALANTE
640pp - 28,50 €

Bifrost n° 93

Critique parue en janvier 2019 dans Bifrost n° 93

Interrompant pour le moment ses rééditions des romans de Guy Gavriel Kay, les éditions L’Atalante nous offrent rien de moins que sa dernière épopée en date : Enfants de la terre et du ciel. Comme souvent avec l’écrivain canadien, nous sommes en présence d’un pavé de plus de 600 pages qui n’a pas à rougir à côté des Lions d’Al-Rassan ou des Chevaux Célestes . Pour autant, nul besoin de rappeler ici que la quantité ne fait pas la qualité. C’est donc avec un œil circonspect (mais averti) que l’on entame le roman.
Les habitués de Kay le savent bien, celui-ci est passé maître dans l’art de la fantasy historique, un sous-genre qui transpose une époque historique donnée en un récit aux atours de fantasy dans un monde qui n’est pas le nôtre (ou presque). Après le diptyque « Céleste », nous quittons la Chine médiévale pour explorer les Balkans de la fin du XVe siècle, un temps où les Ottomans rêvent de faire tomber le Saint-Empire Germanique et l’ensemble de la chrétienté comme ils se sont emparés de l’imprenable Constantinople. En lieu et place des royaumes et villes emblématiques de l’époque, on retrouve Séresse (Venise), Dubrava (Dubrovnik), Asharias (Constantinople) et bien d’autres. Le lecteur devra donc faire le tri et percer les mystères de ce background à la fois exotique et étrangement familier. Dans celui-ci, nous suivons cinq personnages principaux : Marin Djivo, membre d’une éminente famille marchande de Dubrava ; Danica Gradek, farouche guerrière de la cité pirate de Senjan ; Damaz, frère de Danica capturé par les Asharites et enrôlé dans le corps d’élite des djannis ; Leonora Valeri, fille reniée d’un puissant et espionne pour Séresse ; et Pero Villani, artiste illustrement inconnu de Séresse à qui l’on demande de peindre le portrait du Calife Gurçu. Ces cinq destins vont s’entremêler et s’influencer les uns les autres pour créer une immense fresque à la façon des précédentes œuvres de Guy Gavriel Kay. Toujours aussi malicieux, l’auteur canadien profite du prétexte fantasy pour nous donner une véritable leçon d’histoire, jamais ennuyeuse mais parfois un peu trop didactique face à la peur compréhensible de perdre le lecteur. S’il est question de grands empires et de rois puissants, les Enfants du Ciel et de la Terre opère un choix différent de celui du Fleuve Céleste , précédent roman de l’écrivain. Ici, les protagonistes ne sont pas destinés à briller sur le devant de la scène, mais à occuper des places secondaires, parfois insignifiantes en apparence, mais qui finissent par avoir une certaine influence sur l’échiquier des batailles et luttes d’influence de leur époque. C’est par de petites décisions personnelles, comme celle d’un peintre qui choisit de dire la vérité ou celle d’un djanni qui décide d’abandonner son destin de guerrier, que le monde change et dévie petit à petit de sa course initiale. Tout compte fait, les Enfants de la Terre et du Ciel pourrait être considéré comme la démonstration de l’effet papillon par un Guy Gavriel Kay de plus en plus mélancolique. Si le Fleuve Céleste annonçait déjà ce virage, Enfants de la Terre et du Ciel enfonce le clou. Situé quelques décennies après la chute de Sarance (comprendre Constantinople), déjà raconté par le Canadien dans La Mosaïque de Sarance, le roman contemple un avenir plein de regrets, bouffé quasi-littéralement par les fantômes des batailles passées. La beauté de ce récit provient d’ailleurs pour beaucoup du sentiment de perte qui n’en finit pas de raconter l’éternel chagrin des hommes et des femmes qui subissent le cours de l’histoire et la volonté impérieuse du monde. Plus que jamais, Guy Gavriel Kay capte l’humanité de ses personnages et l’implacable marteau qui les écrase sur l’enclume de l’Histoire avec un grand H. Puissant et poétique, touchant et dense, Enfant du Ciel et de la Terre captive et enchante. Il vient d’ajouter aux (très) grands romans de fantasy qui savent à la fois disséquer l’homme en profondeur et proposer une réflexion poussée aux lecteurs sur la course du temps. Une nouvelle brillante réussite.

Nicolas WINTER

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