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Critiques de Bifrost

La Saison de la Colère

« On ne devient adulte qu'en se frottant au réel, qui reste la seule façon de perdre l'encombrant radicalisme de l'enfance. » Outre sa poésie, cette phrase est l'une des clefs du dernier texte de Claude Ecken, publié par les toutes jeunes éditions du Somnium.

Nous sommes au milieu du XXIe siècle, au lendemain d'une tempête qui a ravagé le sud de la France, emportant cultures et habitations. Rien de nouveau, puisque cela fait des années déjà qu'inondations et sècheresses ont transformé le quotidien des hommes sur les deux rives de la Méditerranée, au point de créer une nouvelle catégorie de SDF : les réfugiés climatiques. Depuis Kyoto, les protocoles et les traités se sont succédés, en vain. Pourtant, bien qu'il soit trop tard pour enrayer le changement climatique, l'écologie est devenue le nouvel axe des politiques publiques et la maîtrise des dépenses énergétiques, le fil directeur d'un urbanisme réformé : maisons produisant leur propre électricité grâce à des peintures solaires, parfaitement isolées grâce à des matériaux à changement de phases. L'exigence d'un impact zéro sur l'environnement a multiplié les contraintes pesant sur les habitudes quotidiennes : l'eau potable est strictement rationnée, le moindre produit recyclé.

Dans une Camargue méconnaissable, qui a perdu ses cultures traditionnelles, sa flore marécageuse, ses oiseaux sauvages — à l'exception de quelques flamants faméliques —, les nouveaux quartiers d'habitation, mêlant natifs et réfugiés, vivent sous la coupe administrative de « Facteur 4 », alias « le facho vert », alias Roger Barbin. Dommage pour le jeune Tarek, qui essaye de passer son bac tout en profitant de sa jeunesse pour zoner avec ses potes — dommage parce que Roger Barbin, c'est son père. Lorsque, pendant des années, on s'est fait sermonner pour une épluchure jetée dans le mauvais conteneur ou une porte restée entrebâillée, les mondes virtuels sont la seule manière agréable de s'échapper, surtout si c'est en compagnie de Mirella, la jeune réfugiée climatique qui vient d'emménager avec toute sa famille de l'autre côté du village. Mais il vient un moment où la frustration de l'adolescence se mue en colère et doit se trouver une véritable cible. Et quand celle-ci s'avère être la même que celle du sourd ressentiment qui gronde dans les quartiers, tout peut arriver, même le pire…

Claude Ecken livre là un texte intelligent sur notre « bulle de présent ». Sur ce qui est, depuis quelques décennies déjà, en train d'advenir : un monde humain de plus en plus policé parce que de plus en plus fragile. Un monde, à une génération du nôtre, libéré de nos mauvaises habitudes de pollueurs insouciants, mais enchaîné par un nouveau dogme : celui de la vigilance environnementale. Et il nous pose une question qui n'a rien d'anodin : pourquoi les générations futures devraient-elles, en plus de payer les erreurs de la nôtre, aliéner leur liberté à tenter de les réparer ? En choisissant délibérément d'aborder le problème du point de vue d'un adolescent, en quête de sa propre identité, Claude Ecken nous permet de constater que la colère, aussi légitime soit-elle, ne suffit pas : « les deux dernières générations, celles qui savaient mais qui étaient trop occupées à se faire du fric pour prendre les mesures qui s'imposaient. Elles nous traitent en gosses qui ne respectent rien, et on devrait les écouter, ces industriels, ces ingénieurs, ces politiques, tous, qui ont considéré la planète comme leur jouet, et qui, comme tous les enfants, ont fini par le casser ? »

Bien au-delà de l'apparente sobriété de son récit (qui ne glisse guère vers l'épique, sinon dans les passages concernant le jeu Wizards of Water), Claude Ecken nous propose une mise en abyme : redéfinir le rôle que peut tenir la culture populaire, et au premier rang, la science-fiction, dans les enjeux qui montent à notre encontre de l'autre côté de l'horizon. La solution n'est pas dans le radicalisme, et le temps du récit-catastrophe est révolu. La science-fiction doit, aujourd'hui, proposer, par l'imaginaire, des solutions, des réponses, des futuribles, fondés non plus sur la dramatisation, mais sur la personnalisation. Sa fonction est moins prospective que psychologique : elle doit nous préparer, en tant que citoyens, à accepter un monde dont il nous faudra, qui plus est, faire la pédagogie à ceux qui nous survivront.

Le moindre des intérêts de ce récit n'est pas celui, précisément, d'avoir été écrit à la suite des huitièmes rencontres euroméditerranéennes de l'association Volubilis, qui portaient sur « vivre, rêver, créer la ville et les paysages contemporains avec le changement climatique ». Les débats ont permis, à n'en point douter, un bel échange d'idées. Mais seul un texte de science-fiction pouvait offrir l'expérience de leur mise en application. La science-fiction doit « se frotter au réel », prendre l'empreinte du présent. Claude Ecken l'a admirablement compris.

Le Serval Noir

Il était une fois Somerset Bienvenue, dit Som. Ethnolinguiste au Musée de l'Homme, c'est un grand spécialiste des langues africaines. Malheureusement, le succès du Musée des Arts Premiers du Quai Branly sonne le glas du Musée de l'Homme. De fait, il y a fort à parier qu'en ces temps d'austérité budgétaire, les jours du service de Som soient comptés. À moins qu'une découverte fondamentale n'inverse le cours fatidique des choses. Et c'est justement là qu'intervient une série d'événements qui tombent plus ou moins à pic. D'abord, la trouvaille d'un Prix Nobel de physique, Parchak, qui a inventé une machine permettant de restituer les ondulations vibratoires du son, ondulations susceptibles de se trouver dans n'importe quel objet, et ce à travers le temps, à l'instar des carottes de glace qui capturent l'atmosphère d'une époque. Or, voilà qu'une poterie kenyane pourrait bien avoir capté un dialogue dans une langue très proche de la langue originelle, mère de toutes les langues, mortes et parlées… Malheureusement pour Som, le président Bush III souhaite envahir le Kenya. Les Américains se sont en effet mis en tête de sauvegarder coûte que coûte la nature et les espaces sauvages. C'est donc pour sauvegarder la faune et la flore kenyane que les USA s'apprêtent à l'invasion. Echaudé par le pillage du Musée de Bagdad, Som va s'embarquer pour l'Afrique dans le but de récupérer la fameuse poterie. Car en effet, quoi de mieux qu'un pas décisif dans la quête de la langue originelle pour sauver son département ?

La quatrième de couverture nous parle d'Indiana Jones : force est de remarquer que Som n'a pas grand-chose à voir avec l'intrépide universitaire. Et que le roman est d'ailleurs moins palpitant qu'un Indiana Jones, si l'on excepte le dernier des quatre films, exécrable. Ceci étant, on ne peut pas non plus dire que Le Serval noir soit un mauvais livre, ni même un livre raté. On a plus l'impression d'avoir affaire à un livre assez touffu qui aurait largement mérité un retravail de la part de l'éditeur. Ainsi la quatrième partie, qui aurait très bien pu être supprimée tant elle est superflue. Que Somerset parte à la recherche de son père, pourquoi pas ? Il a bien trouvé sa poterie… Sauf que ça ne marche pas. Cette longue parenthèse n'apporte rien à l'intrigue, ni en bien, ni en mal. Oui, pas de doute : un bon dégraissage s'imposait.

Coté background, l'auteur ne nous situe pas vraiment dans la chronologie. Nous sommes dans un futur assez proche, mais sans aucune date. Quant au contexte international, et surtout politique, il aurait fallu le creuser davantage. Affirmer par exemple que les USA veulent envahir le Kenya pour sauvegarder les réserves naturelles est un peu court. Une guerre pour un prétexte aussi léger cache sans doute des enjeux stratégiques inavoués, comme la frontière du pays avec la Somalie… Le roman aurait gagné à mieux présenter, à étoffer les enjeux. Même s'il est vrai que les Américains s'embarrassent assez peu de justifications plausibles pour lancer des guerres, comme on l'a vu avec l'Irak…

Tout est cependant loin d'être négatif dans ce roman. Côté positif, il faut reconnaître que l'auteur sait maintenir l'intérêt de ses lecteurs en dépit de thèmes a priori arides. L'ethnolinguistique n'est pas ma tasse de thé, la linguistique encore moins. Pourtant, les passages où Marc Vassart parle des langues africaines ou de la généalogie des langues sont passionnants. L'auteur se montre aussi joliment lyrique quand il évoque l'Afrique, surtout quand il se dégage de la politique. Car même si l'on ne peut qu'avoir de la sympathie pour sa dénonciation de la misère, de l'exploitation et de l'abandon du Continent noir, ses digressions politiques sont, elles, en revanche, assez lourdingues. Encore une occasion perdue de dégraisser un peu…

Bref, et malgré des défauts évidents, Le Serval noir ne manque pas de qualités. S'inscrivant dans la grande mode de l'anticipation sociale et politique, il se situe plutôt dans le haut du panier — même s'il est vrai qu'on peut lire tout et surtout n'importe quoi en la matière. Un roman sympathique, en somme, à défaut de mieux. À défaut surtout de trancher entre le coté divertissement, aventure, et l'aspect intellectuel. Le mélange entre les deux relève d'une délicate alchimie, que certains auteurs ont su atteindre, comme Delany avec Babel 17, ou encore Ian Watson dans L'Enchâssement. Marc Vassart, lui, n'y parvient pas, se retrouvant de fait le cul entre deux chaises. Tout le tort n'en revient peut-être pas forcément à l'auteur. Le Diable Vauvert n'a manifestement pas fait son boulot sur le manuscrit, on l'a dit, ce qui est regrettable car le potentiel est là. Reste un agréable divertissement, qui pose qui plus est quelques bonnes questions et problématiques… tout en demeurant boiteux. Dommage, donc, mais certainement pas pour autant catastrophique.

La Forêt de Cristal

Le docteur Sanders travaille dans une léproserie à Fort Isabelle, Cameroun. Il est sans nouvelle de ses anciens collègues, Max et Suzanne Clair, depuis leur départ pour Mont Royal, n'était une unique et étrange lettre de cette dernière. C'est donc à la fois par curiosité, mais aussi pour retrouver Suzanne, son ex-maîtresse, qu'il décide de s'embarquer à destination de Mont Royal. Sanders est alors très loin d'imaginer ce qu'il va découvrir au cours de ce simple voyage dans la jungle camerounaise. Car c'est toute la forêt, la faune comme la flore, qui se retrouve mystérieusement prise dans une gangue de cristal. Le mal s'étend sans que rien ne parvienne à l'enrayer. Les scientifiques envoyés sur place n'y comprennent rien…

Le cycle apocalyptique de Ballard se clôt donc par ce bel hommage à Joseph Conrad et son Cœur des ténèbres ; un roman qui s'impose comme le plus abouti, et assurément le plus poétique de la tétralogie. L'alternance entre les scènes d'action et les somptueuses évocations de la forêt accentue encore le coté mystérieux et surtout envoûtant du livre. L'opposition entre les péripéties ridicules des personnages et le calme majestueux de la forêt révèle la profonde apathie de l'homme, dépassé et dérisoire face à cette cristallisation. L'homme n'a finalement que peu d'intérêt, et surtout aucun avenir.

On aurait cependant tort de limiter La Forêt de cristal à un hommage de Ballard à la S-F old school. S'il se coule dans le moule du roman catastrophe britannique classique, façon John Wyndham ou John Christopher, ce n'est que pour mieux le faire exploser, le subvertir. À l'écroulement de la civilisation et aux tentatives plus ou moins heureuses de survie, il oppose une vision bien plus égoïste. Sanders part simplement à la recherche de son ex. L'errance du héros est donc purement détachée du destin de l'humanité et de la vie sur Terre. Il ne songe qu'à lui, se fout complètement de l'avenir de l'humanité ou de la vie sur Terre. Les gesticulations de Sanders et des autres personnages, à commencer par le prêtre apostat, sont aussi ridicules que dérisoires. Ils ne sont finalement que des personnages secondaires. Car tout vient du paysage et y revient sans cesse. Il est à la fois le sujet et le véritable témoin de l'apocalypse. À tel point que l'on pourrait presque davantage parler de mutant que d'apocalypse. Des pôles tropicaux du Monde englouti au désert de Sécheresse, jusqu'à la présente cristallisation de la jungle, tout, dans les apocalypses ballardiennes, est prétexte à une errance lyrique au milieu d'une Terre soudainement devenue inhospitalière. L'influence de Julien Gracq est très nette, et il est difficile de ne pas voir dans cette jungle cristallisée, comme dans celle du Monde englouti, une réminiscence de la forêt d'Argol.

Cette Forêt de cristal est également le roman le plus ouvertement science-fictif de Ballard. Le mal étrange semble venir de l'espace lointain, où le temps s'est épuisé. De fait, si dans Sécheresse l'homme devait avant tout s'en prendre à lui-même, il en va différemment ici. Il est d'ailleurs difficile de ne pas penser à « Mémoires de l'ère spatiale » (magnifique nouvelle au sommaire du recueil Fièvre guerrière — Fayard). Là encore, on retrouve l'errance au milieu d'une Terre à la temporalité complètement déglinguée. Dans ce court récit, le temps peut s'écouler avec une extrême lenteur ou une effrayante rapidité, les secondes durer des jours et inversement. Sauf que dans La Forêt de cristal, tout se fige irrémédiablement. Il n'y a plus d'urgence, puisqu'il n'y a plus de temps, donc plus d'avenir. Comme dans Le Monde englouti, l'homme est dépassé par des phénomènes cosmiques qu'il est incapable de contrôler, et sur lesquels il ne peut même pas espérer influer. L'échec patent des scientifiques à extraire le cristal d'une fougère nous le rappelle cruellement.

La Forêt de cristal est un livre bigrement intéressant. Incontournable, même, auquel la présente édition rend justice par l'entremise d'une nouvelle traduction, impeccable et bienvenue, signée Michel Pagel. Nouvelle traduction à laquelle s'ajoute une indispensable bibliographie par Alain Sprauel en fin de volume, un travail qui montre combien Ballard, aux côtés de Dick et quelques autres, est l'un des auteurs les plus traduits en France. Au-delà de cette simple anecdote, cette bibliographie permet surtout de situer La Forêt de cristal dans l'œuvre de l'auteur. On réalise ainsi à quel point il s'agit là d'un roman pivot. À la différence des autres apocalypses, La Forêt de cristal est la première œuvre ouvertement picturale de Ballard, directement inspirée de L'Ile des morts d'Arnold Böcklin. Ce roman anticipe donc pleinement les expérimentations ultérieures réunies dans La Foire aux atrocités, même si on y retrouve également, déjà, le personnage du médecin, récurrent s'il en est dans les romans de l'auteur, jusqu'à Millenium people. On l'aura compris, il est difficile de trouver le moindre défaut à la présente édition (jusqu'à la très belle couverture de Vincent Froissard) : pas même une coquille !

Ceux qui sauront

Royaume de France, an de grâce 2008. Jean est un jeune fils d'ouvrier. Sa famille survit au gré des emplois précaires et mal payés que dégotte son père. Il a trouvé son premier boulot. Le voilà parti avec son père et son oncle pour aller ramasser des pommes. Jean et les siens représentent la grande majorité de la population, à laquelle toute instruction est strictement interdite sous peine de mort. Les nobles les ont surnommés les cous noirs. Ils sont taillables et corvéables à merci, et n'ont pas d'autre droit que de courber l'échine sans rechigner. La gendarmerie est là qui veille, et elle n'hésite pas à tirer dans la foule pour rétablir l'ordre. Toutes les insurrections populaires ont été impitoyablement matées, et rien ne semble pouvoir ébranler la monarchie et ses gendarmes. Ils ont cependant fort à faire avec ces écoles clandestines, qui veulent éduquer les cous noirs. Une répression impitoyable s'abat systématique sur ces républicains. L'Etat ne saurait en effet tolérer ces nostalgiques d'une révolution régicide et sanguinaire. Mais ils sont toujours là, et essaiment chaque jour un peu plus…

Clara a elle la chance d'habiter à Versailles, capitale du royaume. Il faut dire que son père est un financier de haut rang, directeur de la Banque royale. Elle est éduquée par un précepteur, et a même accès à l'électricité et Internet. Quoi qu'internet soit un bien grand mot ! Il s'agit plutôt d'une sélection de sites plus hagiographiques les uns que les autres, où tous les propos sont étroitement surveillés. Mais elle a surtout la chance d'être promise à un beau mariage. Un mariage arrangé, bien entendu. Car il ne manquerait plus que les enfants de la noblesse aient le choix de leur conjoint !

Si la situation intérieure n'est pas terrible, la situation extérieure l'est encore moins. Les Ottomans ont fermé leurs champs de pétrole aux étrangers, et le pétrole devient donc encore plus rare et cher. Les privilégiés qui ont des voitures essaient tant bien que mal de trouver des substituts pour faire rouler leurs berlines. Quant aux autres, ils se déplacent dans des trains tractés par des locomotives à vapeur, ou bien à pied ou en carrioles tirées par des chevaux.

Le roman est d'une construction aussi simple qu'efficace. D'un chapitre à l'autre, on passe de Jean à Clara, avec un cliffhanger de rigueur à la fin de chaque chapitre. Il va sans dire que nos deux héros vont se rencontrer et sympathiser, ce qui est bien sûr inconcevable, tant les barrières de classes sont énormes. Outre nos deux personnages, on trouve aussi quelques personnages secondaires intéressants, tel le précepteur de Clara.

Comme l'indique le bref résumé, nous avons la chance de ne pas avoir une sempiternelle uchronie sur la Seconde guerre mondiale. Le point de divergence se situe dans les années 1880, quand la République commença à s'affirmer contre les monarchistes, grâce notamment à Gambetta et Jules Ferry. C'est à cette période qu'Adolphe Thiers a supervisé un coup d'Etat monarchiste. La République a été renversée, Gambetta et Ferry fusillés, la monarchie rétablie et l'Europe à nouveau verrouillée par une nouvelle sainte alliance. L'originalité de la divergence a le grand mérite de mettre en lumière tout le patrimoine que la IIIe République nous a légué : de la laïcité à l'instruction, en passant par les syndicats ou la liberté de s'associer, sans oublier les réformes sociales comme les congés payés ou la semaine de 40 heures.

Loin donc d'être un simple divertissement, Ceux qui sauront réussit l'exploit d'être à la fois un livre intelligent et divertissant. Un livre engagé également, mais sans lourdeur du propos. Bordage lorgne plutôt du côté des Misérables de Victor Hugo que de Kesselring.

Je ne saurai conclure sans un coup de chapeau fort mérité à la fin. Aux antipodes de la niaiserie, elle est absolument splendide.

Dès son premier titre, « Ukronie », collection jeunesse dirigée par Alain Grousset, met la barre très haut. Gageons que si les titres suivants maintiennent la qualité et l'originalité, mais aussi la sincérité et l'engagement, elle deviendra vite la collection de référence pour les ados… et leurs parents.

Le Haut-lieu et autres espaces inhabitables

En mai 2006, Bifrost publiait son numéro 42, un volume anniversaire (dix ans de publication) de 384 pages qui, outre les festivités de rigueur, proposait un dossier Serge Lehman. Dans lequel nous nous félicitions du « retour » dudit Lehman après six années d'un silence quasi total. Nous prenions alors comme pierre angulaire de ce retour la sortie chez l'Atalante du recueil/compilation Le Livre des ombres fin 2005, et la novella au sommaire de notre numéro 42 (« Superscience », reprise dans le présent recueil). Que s'est-il donc passé, près de trois années après ce fameux « retour » ? À vrai dire pas grand-chose : trois nouvelles publiées (dont une short-short), quelques scénarios BD pour l'Atalante, une poignée d'articles, de préfaces (souvent brillantes)… et le présent recueil chez Denoël réunissant six textes, dont une novella inédite (quand même !). À quand remonte le dernier roman de Lehman ? Aucune étoile aussi lointaine : septembre 1998 (Flammarion « Millénaire » — critique in Bifrost n°11). « À une époque, certains s'inquiétaient de Serge Lehman et demandaient de ses nouvelles », remarque Xavier Mauméjean en ouverture de sa belle préface au présent recueil. On se permettra de continuer à s'inquiéter, à demander…

Un nouveau recueil de nouvelles, donc, le second en trois ans (alors que la bibliographie en fin d'ouvrage nous indique la parution prochaine, chez on ne sait qui, d'un autre recueil de vingt récits intitulé La Prospective est un art difficile), le troisième de Lehman. Bientôt, il pourrait y avoir davantage de recueils que de romans dans la bibliographie de notre homme. Qui s'en plaindra ? Pas nous. « L'acte fondateur est la décision de cartographier. » Lehman est un compilateur, un rassembleur. Un ordonnateur. Lehman revisite son œuvre. Texte à texte. Un travail tant sur la forme que sur le fond, pour une mise en perspective au sein d'une globalité esquissée dès ses premiers textes.

Un nouveau recueil, disions-nous, par celui qui demeure sans doute l'un des meilleurs nouvellistes du domaine (avec Jean-Claude Dunyach, les trop rares Jean-Jacques Nguyen et Jean-Jacques Girardot, Claude Ecken et peut-être aussi, aujourd'hui, Catherine Dufour). Six récits, dont un inédit. L'ensemble de ces textes appartient à la veine la plus cérébrale de Lehman, la plus intimiste, borgesienne, peut-être, mais un Borges mâtiné de Kafka. Ce qui ne signifie pas pour autant que l'auteur abandonne ici l'un des credo qu'il n'a jamais cessé de mettre en avant : le sense of wonder. « Il faut prendre des leçons d'abîme », citation de Jules Verne placée en exergue du présent recueil. Et c'est à quoi se livre ici Serge Lehman : une leçon d'abîme. Et il ne fait aucun doute que la plus belle de ces leçons nous est donnée avec l'inédit du volume, la novella « La Régulation de Richard Mars. » J'avais pourtant, il me faut l'avouer, certaines réserves sur ce texte — je l'avais lu sous forme manuscrite il y a plusieurs années et, à l'époque, jugé abscons et totalement incompréhensible. Mais Lehman revisite son œuvre, on l'a dit (ainsi « Le Haut-Lieu », court roman ici devenu novella tant il a été réduit après le « retravail » de l'auteur). Et il a depuis manifestement revu sa copie. « La Régulation de Richard Mars » est un texte rien moins qu'époustouflant, sans doute le meilleur des six proposés, récit vertigineux rédigé à la première personne par un narrateur prisonnier du corps d'un rat, un homme à l'amour déçu, trompé, métamorphosé (Kafka, on l'a dit) en dieu. Epoustouflant, oui.

Mis à part « La Chasse aux ombres molles », le plus dispensable des textes de ce volume, Le Haut-Lieu et autres espaces inhabitables s'impose sans surprise comme un recueil de haute tenue, révélant une facette de l'auteur qui devrait surprendre ceux qui ne connaissent de lui que ses grands récits de space opera ébouriffants et ses aventures futuristes « super-héroisées » à la FAUST. Pour les autres, la plupart, gageons-le, ils retiendront « La Régulation de Richard Mars », la relecture de quelques textes qu'ils appréciaient déjà compilés sous une fort belle couverture signée Daylon. Et attendront, enfin, le vrai retour de Serge Lehman.

La Guerre du Mein

Force est de constater que, lorsqu'un énième et monstrueux pavé de fantasy nous arrive à la rédaction, porté par un fonctionnaire des Postes éreinté et le dos douloureux, il y a comme un blanc assourdissant du côté des critiques de votre revue préférée (le critique bifrostien est un gros lâche intello qui préfèrera toujours se jeter sur un court bouquin signé J. G. Ballard plutôt que sur l'une des nombreuses briques brageloniennes estampillées fantasy…). Aussi, fasse à l'incurie de mes collaborateurs critiques, quand je me suis retrouvé en tête-à-tête avec La Guerre du Mein et son bon kilo de pages maquettées serrées, il me faut ici confesser que je n'étais pas à la fête…

Et pourtant…

Acacia, trilogie future car en cours de rédaction, née sous la plume de l'écrivain américain David Anthony Durham — totalement inconnu sous nos latitudes —, arrive en France porté par un buzz critique VO très élogieux. Auquel s'ajoutent des bruits de couloir qui prêtent à l'achat des droits en France un montant fort élevé. Ainsi qu'une promotion orchestrée par le Pré aux Clercs extrêmement agressive (une condition sine qua non pour qui souhaite aujourd'hui imposer un auteur de fantasy inconnu dans la noria des productions actuelles), avec de la PLV en veux-tu, en voilà, de la pub presse dans des supports aussi prestigieux que Libération ou Le Point, sans parler d'un prix de vente — 21 euros —, proprement hallucinant. En somme, du très lourd. Qui fleure bon la Big Commercial Fantasy…

Et pourtant…

En fantasy, il faut un monde qui fasse cadre. Ici, ce sera Acacia, île minuscule qui a donné son nom à l'immense empire qu'elle domine, empire aux mains d'un monarque absolu, Leodan Akaran. Leodan est un roi qu'on pourrait qualifier d'éclairé, de progressiste, un souverain idéaliste, idéal, même, s'il n'était si faible. C'est surtout un roi mort, en fait, comme nous l'apprend d'emblée la quatrième de couverture (assassinat qui interviendra autour de la 160e page, tout de même…). C'est là l'un des premiers aspects remarquables du bouquin qui, plutôt que nous montrer l'ascension d'un personnage et, à travers lui, l'exposition d'un monde, nous fait vivre, au cours de la première des trois vastes parties constitutives de La Guerre du Mein, la chute d'un empire constitué depuis plus de quatre siècles. Une chute brutale, d'une rapidité foudroyante, fomentée par le Mein du titre de ce premier tome, province du nord de l'empire peuplée d'hommes assoiffés de vengeances tout entier dédiés à la guerre et ses arts — ainsi l'auteur brise-t-il son monde d'emblée, ce qui n'est pas si courant et pose l'ambition narrative de D. A. Durham. Après la mort de Leodan, et conformément à ses volontés, ses quatre enfants (Aliver, Corinn, Dariel et Mena) quittent le palais impérial dans le plus grand secret afin de gagner les quatre coins de l'empire déchu et vivre des destinées fort éloignées de celles auxquelles ils étaient promis. C'est la seconde partie de cette Guerre du Mein, qui s'attachera à nous faire vivre, neuf années après la chute, le destin de ces enfants (devenus adultes) impériaux, tandis que le trône est définitivement tombé aux mains d'Hanish Mein et de ses épouvantables alliés. Le troisième et ultime volet de ce premier tome, évidemment, sera celui de la reconquête…

Si La Guerre du Mein ne révolutionne pas le genre, ce roman ne s'impose pas moins comme un divertissement poids lourd de premier ordre. D'abord parce que David Anthony Durham, à la différence de la plupart de ses petits camarades du domaine, ne joue jamais la carte du manichéisme. Acacia est un empire. Et comme tout empire, il est totalitaire et tire sa puissance des richesses de ses provinces conquises. Ainsi, le lecteur comprend-t-il très vite que ceux qu'on perçoit au début du livre comme l'ennemi, l'agent du chaos, les hommes du Mein, sont en fait poussés par une aspiration on ne peut plus légitime — l'esprit de liberté, le besoin d'équité justifie leur prétendue barbarie ; l'ennemi, le mauvais, n'est autre qu'un résistant. Dans le même genre d'idée, les quatre enfants impériaux, les vrais héros de ce premier tome, découvriront la vérité sur leur empire, le caractère inhumain de cette implacable machine de pouvoir — et son prix — mise en place par leurs ancêtres. Rien n'est simple chez Durham, pas plus le monde et sa manière de fonctionner que les personnages qui l'habitent. Les personnages, justement, qui sont le second point (très) fort du livre. L'auteur excelle dans leur caractérisation, leur confère une épaisseur, une justesse remarquable et jouissive. C'est en ça que La Guerre du Mein est un livre résolument adulte, cette absence de manichéisme, cette épaisseur, cette justesse tant dans le background que dans les acteurs « physiques » de l'histoire. Cette brutalité, aussi, brutalité toujours au service du romanesque, quitte à sacrifier un personnage majeur en deux lignes… Enfin, l'ultime point fort du livre réside dans la multiplicité des niveaux de lecture qu'il offre. Formidable roman d'aventure, on l'a dit. Mais aussi, de manière habile, critique implicite d'une certaine Amérique, celle de la famille Bush (on précisera au passage que Durham est Noir, un fait presque aussi peu courant en littératures de genre qu'à la Maison Blanche…). Difficile en effet de ne pas voir Acacia comme un décalque fantasmé de l'impérialisme US, géant aux pieds d'argile finalement aux mains d'une puissance financière intangible qui lui échappe totalement et se sert de lui plutôt que l'inverse — la Ligue, dans le roman, force marchande neutre devenue au fil des siècles si puissante qu'elle possède en son nom propre la marine de guerre impériale, force froide, calculatrice, capitaliste en somme, au service de ses seuls intérêts, une entreprise devenue plus puissante que l'état qui l'a vu naître…

Et votre serviteur de se retrouver, tout surpris, à ressortir de ce roman dans lequel il ne voulait pas rentrer, avec le sentiment d'avoir lu un fort bon livre, peut-être bien, même, quelque chose comme la meilleure fantasy de l'année. Comme quoi…

Le Glamour

Richard Grey a été soufflé par l'explosion d'une voiture durant un attentat à la bombe. Non lors d'une situation à risques qu'affectionne ce caméraman plusieurs fois primé pour l'audace de ses reportages, mais alors qu'il se rendait chez lui. Depuis, soigné dans un institut spécialisé, il réapprend l'usage de son corps, tente de recouvrer aussi bien sa mémoire physique que mentale, car Richard est devenu amnésique. Un matin, il reçoit la visite d'une jeune femme. Susan Kewley affirme être sa compagne, ou l'était plus ou moins, car leur relation se trouvait ternie par la présence de Niall, ancien amant de Sue. Toujours là sans véritablement l'être, il contrariait leurs rapports, sans que cela n'évoque rien à Richard. Jusqu'à ce qu'à l'occasion d'une séance d'hypnose conduite par le docteur Hurdis, les souvenirs affluent. Richard aurait bien rencontré Susan dans le train de Nancy en partance pour la Côte d'Azur, où ils auraient entamé leur relation. Partiels, partiaux, les fragments mémoriels se présentent en désordre, et non sans contradictions : Richard est persuadé à son retour chez lui qu'il manque une pièce dans son appartement. Susan affirme n'avoir jamais quitté la Grande-Bretagne. Cependant tous les souvenirs s'organisent autour d'une double constante : « La prétention répétée de Sue à l'invisibilité et sa relation obsessive, destructrice, à Niall. »

Dans ses Nouveaux essais sur l'entendement humain, le philosophe Leibniz distingue l'identité personnelle de l'identité réelle. La première, assurée par la mémoire, suffit à garantir que l'on est soi, permanence du sujet à travers les modifications. Mon corps change, le contenu psychique évolue avec l'âge, mais je ne doute pas d'être moi. Pourtant, comme l'affirme Leibniz, la mémoire est imparfaite, sujette à l'oubli. De plus, incapable de se souvenir de notre propre naissance, il faut s'en remettre à la mémoire d'autrui pour s'assurer d'être soi, autrement dit faire confiance à d'autres. À l'inverse, l'identité réelle est assurée par la perception qui est ininterrompue tout au long de notre existence, y compris durant le sommeil.

Cette évocation de Leibniz n'est en rien gratuite puisqu'elle contient les thèmes majeurs du roman de Christopher Priest, ainsi que l'affirme l'un des protagonistes : « Me crois-tu ? As-tu vraiment bonne mémoire ? Peux-tu te fier à ce dont tu te souviens, ou uniquement à ce qu'on te raconte ? » Reste donc la perception, mise à mal dans Le Glamour où il est question d'invisibilité. Mais comme souvent chez Priest, les énoncés se confirment ou se contredisent au fil de la narration. Ainsi par exemple des invisibles qui se nomment eux-mêmes « glams ». Pour glamour, de l'antique écossais « glammer », charme que lançait une sorcière à la demande d'un prétendant qui souhaitait ainsi soustraire sa fiancée aux yeux des hommes. Cette information nous est donnée par Sue qui la tient de Mrs Quayle, son initiatrice, femme d'âge mûr et spirite dont il nous est dit plusieurs fois qu'elle développe ses propres explications. Or, on retrouve exactement les mêmes termes de « nuages » et « vrilles » dans la bouche de n'importe quel invisible isolé. Car ceux qui possèdent le don forment davantage un agrégat qu'une communauté. Ils sont des marginaux, à l'espérance de vie réduite du fait de leur capacité.

Plus étonnant encore est la nature de Susan. De son propre aveu, elle était une enfant terne, aux notes moyennes en classe, non pas transparente mais difficile à remarquer. « Je rôdais juste sous la surface de la normalité. » À ce point normale qu'elle en devient anormale pour la norme, les gens ordinaires. Ce que confirme point par point la mère de la jeune femme lors d'une visite impromptue de Richard : « Dites-lui, s'il vous plaît. Dites-lui exactement ça : j'aimerais la voir. » Sue qui, s'adressant à Richard dont elle connaît l'amnésie, lui dit : « Je n'aime pas que tu me regardes, tu le sais parfaitement. » À nouveau, mémoire et perception.

Sans parler des souvenirs de Richard qui, d'après son médecin, pourraient relever de la paramnésie. Autrement dit d'une mémoire factice, dont les souvenirs seraient inventés. Deux éléments récurrents viennent rythmer le récit, que Priest éclaire à chaque fois d'un jour différent. Tout d'abord une carte postale où est écrit : « Dommage que tu ne sois pas là » et signée d'un X, dont l'envoyeur et le destinataire ne cessent de changer. Et puis la France, un pays de chromo où les gens se déplacent en vieille Citroën, dont les serveurs de restaurant portent cheveux gominés et fine moustache. Un dîner y coûte cher, trois mille anciens francs, trente francs français (p. 79) alors que plus loin dans le récit on paye un vin en euros (p. 241). Niall fume forcément des Gauloises, au paquet bleu timbré d'un Made in France destiné à l'export. Sachant que Priest connaît la France et qu'il a récrit son roman, tout cela sonne faux, et donc juste, ces éléments ayant pour but de déstabiliser le lecteur. Tout comme un pronom, un simple mot qui renverse le récit et nous invite à le relire aussitôt à l'aune de cette information. Ce tour d'escamotage réjouira ceux qui ont lu Le Prestige.

Enfin, il y a Richard. Du fait de ses horribles cicatrices, son corps est, littéralement, non visible. Doutant du talent de Sue, il est lui-même départi de son physique. La scène, p. 262, où une strip-teaseuse exhibe ses vergetures sous son objectif fonctionne comme admirable contrepoint. C'est d'ailleurs un cliché, que n'a pas pris Richard, qui lui révèlera le prétendu physique de Niall. Mince, cheveux châtains, somme toute banal, à la fois « maussade et arrogant », l'invisible est capturé sur pellicule puisque l'appareil photo ne ment pas. C'est d'ailleurs là tout le problème de Richard, observer sans regarder, capturer sans comprendre, œil assisté par la machine, comme une prothèse dont il avait l'usage avant d'être handicapé. « L'œil pur et la caméra nous donnent les objets tels qu'ils existent dans le temps. Non falsifiés par le Voir », affirmait Jim Morrison dans Seigneurs et nouvelles créatures. L'œil projette toujours ses angoisses, ses désirs, sans jamais percevoir l'innocence du réel. En nous demeurant à jamais invisible, le monde ne manque pas de glamour.

Le Jour des fous

Terre de Brume continue d'exhumer quelques ouvrages méritoires du patrimoine science-fictif. Il ne s'agit pas forcément de chefs-d'œuvre mais plus simplement de livres qui méritent leur réédition, d'être mis à la disposition de nouvelles générations de lecteurs. Rien de déshonorant jusqu'à présent, rien qui n'ait gagné à l'oubli. Du correct au plus haut niveau de l'excellence.

Le Jour des fous se situe relativement bas dans cette hiérarchie. C'est un bon roman, sans plus ni moins, mais il n'avait pas eu l'honneur d'une réédition depuis sa publication initiale en 1971, chez Marabout, voici plus de 35 ans…

Le Jour des fous est un roman catastrophe tel que la S-F anglaise se complait à en produire tant et plus. Un beau jour, le soleil se met à irradier de mortelles ondes qui poussent la plupart des gens au suicide. Tout le monde sauf les fous, les déséquilibrés et autres anormaux… La civilisation ne tarde point à s'effondrer et désormais le monde leur est livré. La prémisse est des plus alléchante, malheureusement, le roman ne tient pas toutes ses promesses et on est bien loin d'avoir un asile sur toute la Terre ni même sur toute l'Angleterre où l'action est circonscrite.

Il nous faudra supposer que les cas psychiatriques les plus lourds n'ont pas survécu à l'écroulement social. Pas d'entonnoir monté en couvre-chef tenant lieu de bicorne à Napoléon ni de brosse à dents tenue en laisse… Quand on se souvient que sous une trop ostentatoire normalité se dissimule bien plus souvent qu'à son tour un surmoi quasi exhaustif générant son lot de refoulements et sa part de névroses, on va sérieusement douter de l'insanité mentale des personnages qui croisent le chemin de Gréville. Pas mal de beaux salauds, certes, mais qui semblent plutôt bien adaptés à la situation. À la différence de personnages ballardiens à qui la catastrophe permettait une métamorphose, ceux de ce roman étaient en stand by, en instance, la catastrophe ne faisant que révéler leur nature. Autant pour la folie… On aurait pu espérer mieux et davantage sur ce plan-là…

Une récente et dithyrambique quatrième de couverture présentait le cycle de La Terre sauvage de Julia Verlanger (alias Gilles Thomas, chez Bragelonne — critique in Bifrost 52) comme préfigurant Mad Max. Pourquoi pas ? Mais Le Jour des fous a son mot à dire car c'est un des romans qui se rapprochent le plus de cette série — la catastrophe solaire faisant place à une guerre bactériologique et chimique — qui aurait pu en constituer une suite située en France. D'ailleurs, dans l'épilogue du Jour des fous, il n'y a quasiment plus de carburant. Tiens, tiens… Le Jour des fous datant de 1966, traduit en 1971, aurait très bien pu inspirer son cycle à Julia Verlanger et Mad Max à ses créateurs. Après tout, ce livre est à l'origine en anglais et compte son lot de pirates de la route. De plus, Gréville, tout comme Gérald et Max, est un solitaire se battant en fin de compte pour la bonne cause… Gréville a peut-être un peu plus d'épaisseur que ses successeurs tant au livre qu'à l'écran, mais il faut avant tout considérer Le Jour des fous comme un roman de S-F d'aventures et d'action. Dans ce domaine-là, précisément, il lui faut rendre quelques longueurs à Julia Verlanger. Si l'histoire d'un monde post-apo dans lequel un homme solitaire affronte diverses communautés aussi peu avenantes que possible, sauf exception, est un standard, c'est alors à la Française que revient la version définitive. Ce qui ne relègue pas pour autant Le Jour des fous dans la brume des livres voués à l'oubli.

Attention ! Mon exemplaire présentait un grave défaut de fabrication à compter de la page 194 et ce, jusqu'à la fin, défaut qui rendait la lecture impossible (j'ai dû la terminer sur l'ancienne édition). Certaines pages manquent, d'autres sont en double, dans le désordre ou non imprimées. J'ai eu en main un autre exemplaire correctement façonné. Il convient donc, avant d'acheter, de vérifier la conformité de l'exemplaire…

Gravité

Imaginez ! !

Voilà ce Stephen Baxter fait. Il nous donne à voir ce que jamais encore nous n'avions vu. Il ne renouvelle pas tant le genre qu'il ne le pousse à de nouvelles extrémités, qu'il ne le transcende, pour paraphraser l'un de ses titres les plus récents. Il est un continuateur. Principalement celui de feu Arthur C. Clarke, avec qui il avait collaboré, notamment pour Lumière des jours enfuis. Malheureusement, comme pour Clarke, la narration n'est pas son point fort et ses romans Titan et Poussière de lune souffrent d'une longueur qui confine à la langueur. L'intérêt suscité par les idées éblouissantes qu'il développe peine cependant à compenser un manque de rythme patent. Dans Titan, il pèche par une sorte d'excès de réalisme, faisant coïncider le rythme du récit à l'extrême lenteur de l'action. Eh oui ! Les trajectoires orbitales vers Saturne prennent beaucoup de temps…

Gravité, son premier roman, date de 1991. Il est bien plus court que les pavés qu'il produira par la suite, dont Evolution (Pocket) est l'un des meilleurs exemples. Vu ses piètres qualités de narrateur, c'est assurément un atout.

Maintenant, regardons la belle couverture signée Manchu qui représente « la Ceinture », un des lieux de l'action. Elle n'est pas sans rappeler celle de l'Anneau-Monde de Larry Niven. Et pour cause ! C'est un anneau-monde ! Un minuscule anneau-monde. Gravité se passe dans un univers où la constante gravitationnelle est des milliers de fois plus forte que dans le nôtre. Baxter pose, avec la plus grande simplicité, le fameux « Et si… », fondateur de l'essentiel de la S-F. Ensuite, il applique. En physicien, il connaît le rôle joué par la constante gravitationnelle dans l'apparence de notre univers. Bien entendu, tout un chacun expérimente en permanence l'effet de cette constante dans sa vie quotidienne, mais d'une manière si totalement empirique que c'était loin d'être une évidence. Baxter ne s'est pas tant posé la question de savoir à quoi ressemblerait le monde humain dans les conditions de son hypothèse que celle de savoir à quoi pourrait ressembler l'univers en question. Dans cet univers, les humains sont des pièces rapportées. D'absolus aliens, naufragés venus d'un autre univers — le nôtre — qui survivent tant bien que mal.

C'est la nature même de cet univers qui va dicter les péripéties du roman aux protagonistes humains. Ils vivent dans une nébuleuse où ils respirent sans appareil ni difficulté, se tiennent debout sur la Ceinture comme des hirondelles sur un fil électrique, exploitant une mine de fer sur une étoile éteinte de cinquante mètres de diamètre… Pour sûr, voilà un univers qui ne ressemble guère au nôtre.

Rees est mineur, mais il se pose des questions. Il a deviné que son monde change et meurt, il veut comprendre et si possible, agir. Il va connaître bien des vicissitudes qui le conduiront jusque chez les Osseux pour un passage qui nous rappellera Serge Brussolo au mieux de sa forme. Rees — et a fortiori, les autres personnages — n'est pas un modèle de profondeur. Par contre, ce roman est, de loin, le plus remuant qui ait été traduit à ce jour de l'auteur anglais. Bien qu'elle découle directement de l'univers créé par Baxter, l'action n'a rien d'étrange en soi. En la matière, l'auteur anglais ne fait guère montre d'originalité. L'intrigue, linéaire s'il en est, est à la portée du premier venu et, malgré son étrangeté radicale, l'univers proposé par Stephen Baxter est tout aussi accessible. Parce que Baxter maîtrise parfaitement les paramètres de l'univers qu'il a créé, les explications viennent au fil du texte, sans jamais en grever le rythme.

Dans ce premier tome du cycle des Xeelees, on n'en voit pas un seul, ni même n'en entendons parler, juste une ombre diaphane et fugitive ici et là, où nul ne songerait à les voir si l'on n'était pas prévenu.

Plus simple, plus rythmé, ce premier roman est une bonne pioche. Aux frontières indécises du space opera et de la hard science, Gravité aborde la thématique devenue rare de l'intrusion dans un autre univers. La S-F très populaire des débuts du Fleuve Noir « Anticipation » en faisait pourtant ses choux gras, mais des livres tel que Au-delà de l'infini (n° 8) de Jimmy Guieu, aux limites de la cohérence, n'avaient pas le moindre crédit scientifique. De loin s'en faut. C'est ce que Baxter apporte : la plausibilité, la crédibilité. Il est quasiment le premier à nous proposer un univers étranger qui tienne debout. Gravité est l'archétype du roman de S-F néoclassique. Ce premier roman est certes moins complexe et abouti que ceux qui suivront, mais il est aussi plus vif et dynamique, plus aventureux mais tout aussi passionnant.

Le Chevalier errant - L'épée lige

Après des années passées à produire en vain d'excellents romans et de brillantes nouvelles, le succès a fini par sourire à George R. R. Martin avec la saga du Trône de fer : une sombre épopée médiévale pleine de bruit et de fureur sur laquelle plane l'ombre des dragons.

Les deux textes non inédits composant cet ouvrage sont parus dans l'anthologie Légendes (2001) chez J'ai Lu pour l'un, et dans l'anthologie Légendes de la fantasy T.1 (2005) chez Pygmalion pour l'autre. Ces deux novellas ne constituent ni un prélude ni une préquelle au Trône de fer. Elles ne sont en rien liées aux événements ultérieurs. Certes, elles ont Westeros pour cadre et se déroulent plusieurs siècles avant la saga, mais rien de plus. Reste qu'elles ont évidemment vocation à faire connaître cet univers à de nouveaux lecteurs.

Westeros, ce sont les terres de l'Ouest, un pays ou un continent dont on a quelques peines à évaluer les dimensions, connu sous la dénomination des Sept Couronnes ; lesquelles ont été unifiées par des envahisseurs venus de Valyria chevauchant des dragons cracheurs de feu, les Targaryen. Depuis des milliers d'années, sans que l'on en connaisse la raison, Westeros reste figé dans un éternel XIIIe siècle, avant l'apparition de la bombarde… Westeros n'est nulle part sur Terre : c'est un autre monde mais les patronymes, pour beaucoup, fleurent bon le monde anglo-saxon — Stark, Lannister, Tyrell, etc — ou la francophonie dont les sonorités ont pénétré l'Angleterre à la suite de Guillaume — ainsi Accalmie, Villevieille, Vivesaigues, Motte la Forêt et autres. Cet univers apparaît donc comme une construction synthétique servant de théâtre aux péripéties de la saga. Rien ne vient nous donner à penser que le monde de Westeros appartiendrait à un univers spatial connexe à notre monde.

Il suffirait pourtant de remplacer les noms de lieux par d'autres, pris sur des cartes de France ou d'Angleterre, Péronne, Charleroi, Béthune, Reims, pour que l'on passât de l'univers de Martin à celui de Walter Scott, de la saga du Trône de fer à Quentin Durward ou Ivanhoé.

Tant « Le Chevalier errant » que « L'Epée lige » relève bien davantage du roman historique plutôt que de la fantasy, ces deux textes ne s'appuyant sur aucun élément merveilleux. Dans les deux cas, les règles de la chevalerie constituent les moteurs des intrigues bien qu'elles soient appliquées dans le contexte de Westeros. La pertinence historique des règles en question pourrait peut-être prêter à querelles de spécialistes mais, à Westeros, peu importe. Ce qui compte, c'est qu'elles permettent à l'auteur de nous offrir deux histoires prenantes sans trop malmener notre incrédulité. « L'Epée lige » se compare volontiers au « Service des dames », l'un des textes de Janua Vera, le beau recueil de Jean-Philippe Jaworski publié aux Moutons électriques.

Ces deux textes sauront faire patienter les fans de la saga auxquels on conseillera en passant de se pencher sur le recueil de Jaworski, qui le mérite largement et où ils devraient trouver leur bonheur. À près de 20 euros, non inédit, ce diptyque n'a rien d'une priorité. Il faut le prendre pour ce qu'il est : deux textes destinés à promouvoir la saga réutilisés sans vergogne pour faire patienter le lecteur avide de savoir ce que vont devenir Tyrion, Aria, Stannis et Cerseï, l'extraordinaire « méchante » dont Martin affine le portrait à mesure que l'âme de la reine s'abîme dans la noirceur (ceci dit en passant, vu la vitesse avec laquelle J'ai Lu réédite en poche les bouquins de Pygmalion, il n'est pas impossible que le présent recueil soit dispo à pas cher au moment où vous lisez ces lignes). En tout cas, pour un livre à vocation purement commerciale, il est bon et peut donner une idée de l'ambiance à qui hésiterait encore à se lancer dans les douze tomes déjà parus de l'édition française.

Ça vient de paraître

Le Magicien de Mars

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 119
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