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Les critiques de Bifrost

Sinedeis

Sinedeis

Hervé JUBERT
J'AI LU
4,80 €

Bifrost n° 14

Critique parue en juillet 1999 dans Bifrost n° 14

Le monde du siècle prochain (tel que vécu par Pierre Pèlerin) s'est éloigné du nôtre à grands sauts de bizarreries : l'Église catholique romaine, rebaptisée le Vé, s'occupe surtout d'affairisme (soit) et de diffuser dans un urbi et orbi cathodique les aventures de ses « champions », des surhommes qui ont fini par devenir des acteurs. La genèse de ces surhommes, pourtant, relève d'un mélange de technologie et d'invocations d'esprits, dont celui de Saint Thomas d'Aquin (cruelle ironie que ce nouvel emploi du théologien passionné de la raison !). Et la genèse de Pierre Pèlerin, soumis lors de sa re-naissance dans la « sphère à traumas » à l'attaque de son double d'ombre, est suffisamment hors normes pour attirer l'attention du cardinal en disgrâce Fratri, qui voit dans ce champion incontrôlé l'occasion de retrouver un accès aux media, et donc une place dans la hiérarchie.

Pierre Pèlerin va donc devoir aborder une station de forage pétrolière abandonnée, à la dérive en Mer du Nord depuis des années sous les effets d'un cyclone qui lui semble particulièrement attaché, pour y récupérer l'âme de Nicolas Adona, mystérieux survivant du cataclysme qui avait transformé la station en épave. Dans cette mission (qui est diffusée au fur et à mesure sous forme de feuilleton), il est assisté par l'ingénieur Sarah Van Horne, femme impressionnante dont la principale fonction semble être de le rendre « horny »…

On le voit, les éléments baroques et irrationnels ne manquent pas, et surtout ils sont introduits sans avertissement préalable, sans que le lecteur puisse, a priori, les replacer dans un contexte. Contrairement à ce qu'annonce la couverture, ou à ce que pourraient faire penser le placement de l'intrigue dans le futur ou les éléments de quincaillerie employés par l'auteur (satellite, station de forage, réseau informatique), l'ouvrage ne relève pas du tout de la science-fiction ; il me semble qu'il lui manque la dimension introspective et morale qui fonde le fantastique, et que par contre il relève de la fantasy, en tant que présentant une intrigue entièrement placée dans un monde surnaturel. Ce qui ne l'empêche pas de faire appel à des éléments de métafiction, chers à la SF expérimentale des années 80… J'avoue avoir été gêné par des incohérences gratuites, comme de faire intervenir un personnage situé sur Saturne en direct dans une conversation téléphonique, alors que rien n'est dit sur des communications plus rapides que la vitesse de la lumière (p. 189). Et, plus généralement, par cette multiplication de deus ex machina (littéralement !) qui ne laissent pas le lecteur spéculer en parallèle avec le livre : il est condamné à se laisser emporter par le flot.

De fait, Jubert ne manque pas de références, et son prédécesseur le plus clair est le Pierre Stolze de Marilyn Monroe et les Samouraïs du Père Noël. On retrouve chez Jubert la même vaste culture, le goût des images surprenantes, une action caracolante, les conspirations venues de très loin… Avec, toutefois, un livre beaucoup moins écrit, beaucoup plus rapide. Mais pas sans humour discret ; j'avais peu apprécié le cliché sexiste de la page 163 (où Pèlerin gifle une Van Horne devenue « hystérique »), je n'en ai que mieux goûté le retournement symétrique de la situation page 187 ! Plus généralement, Valerio Evangelisti (et avant lui, Jean Ray, auquel un hommage explicite est rendu) avaient déjà pratiqué le mélange des genres dont Jubert se vante — ou son éditeur, en 4e de couverture ; mais, événement notable, la 4e de couverture de ce livre peut et doit être lue avant le roman, lui fournissant un prologue tant apéritif que je soupçonne l'auteur de l'avoir lui-même rédigée.

Si ce court roman manque de fond (mais ce n'est que le premier volet d'une œuvre qui n'a sans pas dévoilé ses batteries), il n'est jamais en peine de verve et d'action, et exécuté avec talent. Ceux qui l'accepteront comme tel devraient y prendre un intense plaisir.

Pascal J. THOMAS

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