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Les critiques de Bifrost

Un bonheur insoutenable

Un bonheur insoutenable

Ira LEVIN
J'AI LU
384pp - 21,00 €

Bifrost n° 93

Critique parue en janvier 2019 dans Bifrost n° 93

Le nom d’Ira Levin, qui ne semble pas avoir été un écrivain des plus prolifiques, n’est pas archiconnu mais ses œuvres, pour la plupart adaptées au cinéma, le sont bien davantage – même si désormais cela concerne surtout un public guetté par la soixantaine. Plus rare mais plus brillant que Michael Crichton, ses livres sont en majorité des best sellers au premier rang desquels, bien sûr, figure Un bébé pour Rosemary adapté par Roman Polanski avec John Cassavetes et Mia Farrow, et qui reste comme l’un des meilleurs romans et films fantastiques. La couronne de cuivre fut récompensé d’un Edgar du premier roman en 1953 et adapté par deux fois : Baiser Mortel de Gerd Oswald en 1956 et Un baiser avant de Mourir de James Dearden en 1991. Ces garçons qui venaient du Brésil, adapté par Franklin Shaffner en 1978 avec James Mason et Gregory Peck, touche encore à la science fiction. Sa pièce de théâtre Deathtrap fut portée à l’écran par Sydney Lumet en 1982. Sliver, plus anecdotique, n’en fut pas moins adapté par Philip Noyce avec Sharon Stone et William Baldwin en 1993. Enfin, The Stepford Wives connu deux adaptations. La première en 1975, sous le titre français Les Femmes de Stepford par Bryan Forbes avec Katerine Ross dans le rôle de Joanna Eberhart puis en 2004 par Frank Oz avec pour titre français Et l’Homme Créa la Femme et Nicole Kidman dans le rôle principal. Romancier, dramaturge et scénariste, une vingtaine d’œuvres à peine ont suffit à imposé Ira Levin parmi ceux qui restent et la surprise n’est pas qu’il soit aujourd’hui réédité mais qu’il le soit seulement. Un Bonheur Insoutenable est finalement le seul de ses romans à n’avoir pas l’heur d’être transposé au grand écran. Et à sa lecture, on comprend aisément qu’on ne pouvait guère y puiser la tension dramatique permise par ses autres œuvres. Ce livre ne se prête en rien à la réalisation d’un des ces films de « courses et d’explosions » au montage stroboscopique qui trustent aujourd’hui les sommets du box office. (Certes, une dystopie comme Bienvenue à Gattaca a connu un succès d’estime mais resta loin de crever les plafonds et à l’instar des poissons volants, ne fait pas l’unanimité du genre…)

À l’horizon 2100, tout va bien dans le meilleur des mondes. Il n’y a plus ni guerre, ni famine, ni pauvreté, ni crime, ni solitude, ni chômage, ni riche, ni pauvre, ni argent, ni dirigeants (corrompus ou non), ni même de maladies telles que nous les connaissons. Tous les besoins des huit milliards de membres (le roman date de 1969) sont satisfaits. Tout le monde travaille, mange, est éduqué, fait du sport, jouit de loisirs, de vacances et même de sexe. Tout le monde est heureux, comme tout le monde…

Enfin, presque tout le monde… C’est l’absolue perfection du socialisme conçu comme le primat de la société sur l’individu, sous l’égide d’Uni, le superordinateur qui gère tout. Tout. Qui décide de tout. De quel métier vous ferez, d’où vous serez affecté, quand vous serez mutés, si vous pouvez aller voir vos parents ou non, avec qui vous pouvez devez baiser et avoir ou non des enfants; de ce que vous pouvez non pas acheter mais utiliser. Vous devez être semblable aux autres, n’avoir que le minimum de différences et être aussi androgyne que possible, le crâne rasé pour éviter toute différenciation et marque d’une personnalité propre. Un bracelet vous identifie à longueur de journée auprès d’une foison de scanner qui assure Uni que vous êtes bien là où vous devez être tout au long des soixante-deux années de votre vie. Et chaque mois un cocktail de psychotropes et de tranquillisants vous est injecté afin que vous ne risquiez pas d’être malheureux ni de vous poser de question. De telles déviations se soignent. Ne craignez rien. Votre conseiller – hybride de commissaire politique, d’assistant social et de psychothérapeute –, résolument bienveillant, est là pour veiller au grain sur vous. À défaut, les autres membres vous aideront, contre votre gré au besoin, mais dans votre intérêt et puis vous les en remercierez, contrit et repentant, tout heureux d’être rentré dans le moule et reformaté.

Un bonheur Insoutenable ne déparerais en rien le carré des grandes dystopies que Nous ou Nous Autres d’Evgueni Zamiatine, Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley, 1984 de George Orwell ou La Kallocaïne de la Suédoise Karin Boye. On y croise le thème de la dictature du superordinateur (pré Intelligence Artificielle et réseaux) comme dans Colossus de D.F. Jones et celui de la limitation de l’espérance de vie que l’on retrouvera dans L’Âge de Cristal de J. G. Johnson et W. F. Nolan, ouvrages de la même époque. Et on y devine les prémices du chef d’œuvre de l’Allemande Juli Zeh, Corpus Delicti : Un Procès . Mais Un Bonheur Insoutenable n’innove pas vraiment; il agrège ce que l’on a déjà pu lire ou voir par ailleurs, et qui hante le zeitgeist de la fin des années 60. Ce roman aurait largement gagné en force d’évocation et de mise en garde en se limitant aux deux premières parties, même si le reste ne manque nullement d’intérêt.

Par les temps qui courent de déresponsabilisation généralisée, où la société dans son ensemble prétend mieux que vous savoir ce qui vous convient, ce que vous voulez et plus encore ce qui est bon pour vous, ne cessant de rabâcher des messages infantilisant, tout comme la télé obligatoire du roman, afin de produire une population ayant peur de tout, prête à tout accepter dans son prétendu intérêt (lisez les anthologies parues à La Volte à ce sujet) d’une permanente recherche du risque nul, le roman d’Ira Levin a valeur prophétique, de bien mauvais augure, certes.

Jean-Pierre LION

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