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Les critiques de Bifrost

Roche-Nuée

Roche-Nuée

Garry KILWORTH
SCYLLA
15,00 €

Bifrost n° 80

Critique parue en octobre 2015 dans Bifrost n° 80

Le second titre publié par Scylla s’intitule Roche-Nuée. D’abord paru en 1989 chez « Présence du futur », il s’agit là d’un roman du prolifique Garry Kilworth (prolifique, oui, avec plus de soixante-dix ouvrages couvrant un large spectre générique depuis 1977). Ex-membre de la Royal Air Force, notre Britannique est l’auteur de dizaines de fictions historico-militaires et d’œuvres pour la jeunesse, toutes inédites en français. A l’instar de Roche-Nuée, quelques textes de Garry Kilworth relevant des littératures de l’Imaginaire ont en revanche franchi la Manche. Sont ainsi disponibles dans la langue de Molière des œuvres de fantasy : la trilogie des « Rois Navigateurs » (Mnémos) et La Compagnie des fées (« Folio SF »), salués dans de précédents numéros de Bifrost. Le lectorat francophone dispose également de textes de science-fiction signés Kilworth, comme Captifs de la cité des glaces (Opta) ou le recueil de nouvelles Les Ramages de la douleur (« Présence du futur ») — des titres qu’il conviendra toutefois de dénicher chez les bouquinistes. Nouvelliste fécond, Kilworth a plus d’une centaine de textes courts à son actif, dont deux récompensés d’un World Fantasy Award et d’un British Science Fiction Award. C’est donc un grand écart éditorial que semble pratiquer Scylla en faisant suivre Il faudrait pour grandir oublier la frontière — premier livre d’un jeune auteur hexagonal, Sébastien Juillard — de cette réédition de Roche-Nuée, roman quasi trentenaire d’un écrivain aguerri et reconnu de langue anglaise. Une impression que confirmerait encore la comparaison des univers mis en scène par ces deux premières publications. Alors que le Français développe une science-fiction géopolitiquement contextualisée, l’Anglais campe un monde sans références chronologique ni spatiale précises, où une humanité tribale survit de manière primitive. Opposant deux clans de chasseurs sur un plateau montagneux appelé Roche-Nuée, ce douzième roman de Garry Kilworth se déroule, peut-être, en des temps ignorés de la Préhistoire durant lesquels l’humanité se serait organisée en sociétés matriarcales : les clans de Roche-Nuée, nommés « Familles », sont régis par des femmes. A moins que le monde de Roche-Nuée ne figure un futur post-apocalyptique duquel la technologie aurait été effacée par quelque catastrophe ? En effet, l’auteur fait dire à l’un de ses personnages que, jadis, « Roche-Nuée était un atoll de co-rail — une île en forme d’anneau — au sommet d’une montagne sous-marine » transformé en piton rocheux par l’assèchement de l’océan. A ce cadre narratif oscillant entre La Guerre du feu et Malevil, le shakespearien Kilworth (La Compagnie des fées est une relecture du Songe d’une nuit d’été) combine une intrigue puisant à celle de Roméo et Juliette. Une passion se noue entre Tilana et Argile, l’une et l’autre appartenant à chacun des clans antagonistes de Roche-Nuée. L’amour poussera les deux jeunes gens à tenter de s’affranchir des limites séparant jusque-là drastiquement leurs Familles. Ou bien encore « d’oublier la frontière » s’élevant entre elles, selon la formule de Sébastien Juillard dont la novella entretient, en réalité, une parenté thématique avec Roche-Nuée. Le couple sera cependant dépassé dans son effort pour mettre à bas les bornes organisant leur monde par un troisième personnage, Ombre. Il a encore plus à gagner qu’eux dans la destruction des frontières divisant l’univers de Roche-Nuée. En tant qu’« indésiré » — comme l’on désigne à Roche-Nuée les enfants handicapés —, Ombre est condamné par les lois impitoyables de sa Famille à une existence de paria absolu. C’est son odyssée libératrice que narre Garry Kilworth d’une belle écriture restituant la violence aussi bien que la beauté. Car comme Sébastien Juillard, Garry Kilworth double son approche humaniste des littératures de l’Imaginaire d’une authentique exigence stylistique. Plus proches qu’il n’y paraît, ces deux titres liminaires de Scylla dessinent donc un séduisant programme éditorial… à suivre, assurément !

Pierre CHARREL

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