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Les critiques de Bifrost

Les Filles d’Egalie

Les Filles d’Egalie

Gerd BRANTENBERG
ZULMA
12,00 €

Bifrost n° 108

Critique parue en octobre 2022 dans Bifrost n° 108

En Égalie, les femmes détiennent le pouvoir politique, économique et social. Et parce qu’elles procréent, elles bénéficient, en outre, de privilèges importants. On attend donc des hommes qu’ils soient coquets, prennent soin du foyer et élèvent les enfants avec amour et abnégation. Bigoudis dans la barbe, postiches pour cacher un début de calvitie, chasse impitoyable aux poils partout ailleurs et soutien-verge malcommode constituent la meilleure chance pour eux de signer un pacte protège-paternité par lequel une fem­me leur apportera toute la sécurité dont ils ont besoin. Les moins chanceux sont envoyés dans les mines de Phallustrie pour une courte existence de labeur. Le matriarcat, implanté depuis des lustres, a totalement remodelé la langue et sa grammaire : « garses » et son corollaire masculin « garsons », « elle était évident que… », « êtres fumains »… Il con­vient donc d’utiliser le féminin, considéré comme la forme neutre, pour les termes susceptibles de s’appliquer aux hommes (les « gentes » plutôt que les gens, par exemple). Le masculin se retrouve invisibilisé. La traduction de Jean-Baptiste Coursaud se révèle admirable de cohérence et semble totalement « naturelle » alors même qu’il n’y a rien de naturel dans la hiérarchie des sexes.

Petronius, âgé de quinze ans, ne répond pas aux canons de beauté de son époque. Grand, mince, anguleux, il rêve de de­venir « marine-pêcheuse », un métier bien trop dangereux pour un homme. Il a la chance d’être bien né. Sa mère, la directrice Brame, préside le Directriçoire de la Société coopérative d’État pendant que son époux, Kristof­fer, s’occupe de leurs deux en­fants tout en rêvant à la carrière « d’ingénieuse » qu’il n’a pas pu mener. Mais s’il rate son bal des débutants et ne parvient pas à se trouver une protectrice, Petro­nius risque de finir vieux « garson », comme mademoiseau Tapinois, sa « professeuse ».

Roman d’initiation, Les Filles d’Égalie met en lumière la multitude des oppressions que subit Petronius : sexisme ordinaire, stéréotypes de genre, coups quand il dépas­se les bornes pour sa compagne, jusqu’au viol collectif puisqu’il est dangereux de se balader la nuit, qu’une femme est une femme, et qu’elle a des besoins qu’elle doit assouvir. Avec le parcours de Petronius vers l’émancipation par le militantisme masculiniste, Gerd Brantenberg nous invite à réfléchir, en miroir, à notre propre société. Le renversement des normes patriarcales et les rapports de pouvoirs mis en scènes dans cette fable politique font tout autant rire que grincer des dents. Le procédé peut sembler facile, mais l’exécution l’est nettement moins et, au jeu de la satire, Gerd Bran­tenberg gagne avec maestria.

Le roman, traduit avec succès en Suède, en Allemagne, au Danemark, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Espagne, en Italie, en Finlande et en Corée du Sud, est considéré comme un classique de la littérature féministe. Il est permis de se demander pourquoi il n’arrive que quarante-cinq ans plus tard dans le pays des droits de l’homme — louées soient les éditions Zulma et leur ligne éditoriale pour cette traduction. Après lecture, un constat s’impose : le texte est toujours furi­eusement d’actualité sur nom­bre de points soulevés, malgré les luttes féministes. Et parce qu’aucune forme de justice n’est définitivement acquise, la lecture des Filles d’Égalie se révèle indispensable.

Karine GOBLED

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