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Les critiques de Bifrost

Les Derniers jours du nouveau Paris

Les Derniers jours du nouveau Paris

China MIÉVILLE
AU DIABLE VAUVERT
288pp - 20,00 €

Bifrost n° 93

Critique parue en janvier 2019 dans Bifrost n° 93

En 1950, Paris occupé par les Nazis est isolé du reste du monde pour contenir les agressives créatures qui le hantent, suite à l’explosion d’une bombe S – « S » comme surréalisme, car en effet ces monstres improbables, les manifs, sont des manifestations grandeur nature de ce mouvement artistique. Quand André Breton rencontre Aleister Crowley, la magie injecte l’imaginaire directement dans le quotidien. Ainsi, Thibaut, jeune recrue de La Main à plume, la revue étant ici une organisation clandestine de résistance, sauve une photographe américaine poursuivie par des loups-table, et arpente un Paris transformé d’après les projets d’aménagement proposés par les surréalistes dans diverses contributions, comme un Arc de Triomphe changé en pissotière ou la cathédrale Notre-Dame reconvertie en silo à grain.

L’argument de ce court roman on ne peut plus délirant est l’occasion de rappeler la dimension résolument révolutionnaire du surréalisme et son projet de contamination du réel par des moyens oniriques. On sait les surréalistes attirés par l’étrange et le surnaturel : ils ont recensé parmi leurs prédécesseurs poètes, philosophes et médiums ayant cherché à voir au-delà du réel. Seul cet art subversif prônant une liberté anarchique était en mesure de s’opposer aux effroyables représentants d’un ordre nouveau.

À son tour, le Reich, dont on sait le goût pour l’ésotérisme, oppose aux productions de l’art dégénéré des démons issus de sa propre culture : c’est une imposante sculpture d’Arno Breker, l’architecte officiel du nazisme, qui lutte contre un cadavre exquis d’André Breton, Jacqueline Lamba (son épouse) et Yves Tanguy. On assiste dès lors à des scènes hallucinantes, poétiques ou glaçantes, mais aussi très drôles, comme l’intervention quasi divine d’Hélène Smith, la médium qui écrivait en martien, représentée sur les cartes du Tarot de Marseille, envoyant contre les Nazis une armada de soucoupes volantes. L’incarnation d’une œuvre d’art la plus saisissante, en fin de récit, n’est cependant pas d’origine surréaliste.

Si on peut regretter que les personnages et l’intrigue ne soient que le prétexte pour décrire les œuvres poétiques ayant pris vie, on admire le tour de force consistant à rassembler en un seul récit autant d’images et de phrases, parfois empruntées à des artistes peu connus du mouvement, avec quelques passages très réussis. Il n’est pas inutile de rafraîchir ses connaissances sur le surréalisme et sur certains protagonistes de la Seconde Guerre mondiale pour pleinement apprécier ce récit. En effet, la quête de Thibaut cherchant à en savoir davantage sur le Fall Rot, le Plan B des Allemands (sans rapport avec, dans notre continuum, l’invasion de la France à travers la Belgique), alterne avec des chapitres très réalistes se déroulant en 1941, à Marseille, à la villa Air-Bel de la riche Mary Jayne Gold, qui aide à l’exfiltration des artistes menacés par le nazisme, notamment les surréalistes. Varian Fry, journaliste américain, présente au groupe Jack Parsons, pionnier de la propulsion spatiale et disciple d’Aleister Crowley, ami aussi d’auteurs de science-fiction comme Robert Heinlein ou Jack Williamson. Fry estime en effet que les surréalistes pourraient lui inspirer un moyen susceptible de modifier le cours de la guerre. N’interviennent ici que des personnages historiques : l’effet de bascule avec les parties oniriques donne au récit les contours d’une uchronie en racontant les événements à l’origine du point de divergence.

Le récit est complété par une postface, partie intégrante de la fiction, où sont relatées les circonstances très étranges dans lesquelles cette histoire a été révélée à qui saurait l’écrire, elle-même suivie d’une annexe identifiant l’origine artistique des manifs et des objets de cet univers parallèle. Ces pseudo-recherches permettent de livrer au lecteur les sources d’inspiration de China Miéville, et quelques éclairages bienvenus sur le mouvement sur-réaliste et ses acteurs.

La fascination reste avant tout cérébrale : les phrases courtes décrivent une action avec objectivité, sans investissement émotionnel, comme pour éviter de parasiter les sentiments provoqués par les œuvres d’art. Au final, un récit étrange où réel et imaginaire s’interpénètrent de façon hypnotique pour mieux restituer l’esprit du surréalisme. Les amateurs d’art trouveront l’exercice exquis.

Claude ECKEN

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