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Les critiques de Bifrost

Le Cycle de Linn

Le Cycle de Linn

Alfred Elton VAN VOGT
MNÉMOS
400pp - 25,00 €

Bifrost n° 98

Critique parue en mai 2020 dans Bifrost n° 98

Le cycle de « Linn » est considéré comme une des œuvres importantes de van Vogt, même s’il n’atteint pas tout à fait l’aura de ses livres ou cycles les plus fameux. Le premier tome, L’Empire de l’atome, est ainsi formé de cinq nouvelles publiées de mai 1946 à décembre 1947 dansAstounding, tandis que le second, Le Sorcier de Linn, est paru dans la même revue sous forme d’épisodes entre avril et juin 1950. L’œuvre de van Vogt comprend de très nombreux autres fix-ups, mais la différence avec, par exemple, La Guerre contre le Rull ou Quête sans fin, est qu’ici, les « coutures » se voient très peu, et que l’ensemble donne une impression de cohérence qu’on ne retrouve pas dans les ouvrages précités.

Avant d’analyser le contenu de ces deux romans, on ne peut qu’être frappé par les similitudes avec le cycle de « Fondation » d’Isaac Asimov, dont les premiers romans sont également des fix-ups composés de nouvelles publiées dans Astounding dans les années quarante : dans les deux cas, l’empire romain sert de source d’inspiration (sa chute chez Asimov, sa structure et ses dirigeants pour van Vogt : on remarquera que ce cycle est à la fois Asimovien et anti-Asimovien, puisqu’ici, la pseudo-Rome n’est pas associée à la fin de la civilisation, mais à sa renaissance), la science se pare des atours de la religion, et un mutant, ainsi que les pouvoirs psychiques, ont un rôle important à jouer dans l’intrigue. Des critiques comme James Blish et Damon Knight ont aussi relevé que cette dernière, ainsi que les personnages, présentaient de nettes ressemblances avec ceux de Moi, Claude, les mémoires imaginaires de l’empereur romain du même nom, publiées en anglais en 1934 par Robert Graves. Ainsi, chaque personnage de Graves possède sa contrepartie chez van Vogt : Medron Linn est l’empereur Auguste, Lydia est Livie, et le protagoniste, Clane, correspond à Claude. On trouve également de très nets équivalents de Tibère, de Caligula, etc., et les événements comme le comportement des personnages sont conformes au récit de Graves, lui-même en partie issu de l’Histoire bien réelle et en partie romancé.

Dans L’Empire de l’atome, nous découvrons une Terre de l’an 12 000, huit millénaires après une guerre nucléaire. Certaines zones restent mortellement radioactives, mais contiennent de précieuses reliques technologiques des Anciens et autres indices sur ce qu’était l’ancien monde. La société, de très nette structure romaine, est dominée par la dynastie Linn, dont le dernier chef, Medron, a amené une explosion démographique sans précédent, puisque la population a doublé en un demi-siècle, atteignant désormais le chiffre colossal de 60 millions d’habitants… pour toute la planète. Ce qui reste de science et de technologie se pare des atours de la religion, celle des quatre dieux de l’atome, Plutonium, Uranium, Radium et Icks. On remarquera, au passage, que le pouvoir politique jugé démesuré du clergé, issu de son emprise sur des fidèles hautement influençables, exerce une forte pression sur l’État en plein (re)développement, contrecarrée via la guerre de conquête (sur Mars et Vénus) visant à unifier le Système solaire, conflit qui soustrait à l’influence du Temple des centaines de milliers de soldats en leur donnant une autre philosophie.

Le dernier-né de la dynastie, et petit-fils de l’Empereur, nommé Clane, est un « enfant des dieux », un mutant physiquement déformé à cause des radiations émanant d’un des temples. Parce qu’il est de sang royal, et parce qu’il est pris sous son aile par de hauts dignitaires religieux et autres lettrés, il va non seulement se voir en grande partie épargné par l’ostracisme et les bastonnades qui forment le quotidien des mutants (quand on les laisse survivre…), mais bien plus que cela, il sera le seul d’entre eux à recevoir une éducation scientifique et politique. Et le jeune Clane va se révéler prodigieusement doué dans ces deux domaines, refusant d’exercer le pouvoir en pleine lumière, même quand il lui tend les bras, mais préférant, en coulisses (et malgré l’hostilité pouvant prendre un tour meurtrier de la part de certains membres de sa propre famille et de divers ennemis politiques), protéger l’empire, puis la race humaine, contre tout péril, qu’il soit interne ou, dans la fin du premier roman ou tout le second, venu des confins barbares du Système solaire ou de bien plus loin encore. À ce titre, Le Sorcier de Linn développe une longue odyssée interstellaire qui élargit beaucoup le cadre de l’action. Toutefois, pour Clane, le plus grand péril, c’est la tendance aux petites manigances des membres de la dynastie dont il fait partie, toujours occupés à intriguer alors que, littéralement, le palais brûle. Il a l’intrigue en horreur, même s’il la pratique pourtant volontiers quand cela sert ses intérêts. Et il devra défendre l’empire à la fois contre ses propres dirigeants, leur rapacité, voire leur folie, mais aussi contre les autres périls qui le menacent, qu’ils soient internes (révolte d’esclaves, influence trop grande de la religion, des intérêts financiers et bancaires, etc.) ou externes (peuples rebelles de Mars ou de Vénus, puis invasion de barbares venus du satellite Europe, voire de beaucoup plus loin). La fin de L’Empire de l’atome ménage un beau coup de théâtre et éclaire d’un jour nouveau les origines de la guerre nucléaire qui a anéanti notre civilisation pour donner celle de Linn : le diptyque est certes post-apocalyptique, mais pas de la manière dont le lecteur se l’était imaginé jusque-là.

Le cycle est intéressant, le protagoniste fascinant, sa façon de régler toutes les crises traversées malgré l’opposition de tous passionnante, et l’amateur d’Histoire s’amusera à établir les correspondances qui s’imposent entre les personnages de van Vogt et leurs contreparties réelles ou fictionnelles chez Graves. Même si le propos a vieilli – les connaissances en matière de planétologie disponibles dans les années quarante étant maigres ou ayant été invalidées depuis –, la qualité de la traduction fait que le lecteur moderne, surtout s’il est sensible à la prose asimovienne, voire moorcockienne (période « Hawkmoon »), peut tout à fait prendre un sincère plaisir à la lecture de l’ensemble.

À une condition préalable et indispensable, cependant : en effet, suite à certaines limitations technologiques ou interdits religieux (dont la cohérence est d’ailleurs lourdement mise en cause par la révélation de la fin de L’Empire de l’atome), les soldats et vaisseaux de l’empire ne disposent pas d’armes à distance autres… que des arcs. Ce qui conduit de fait à une ambiance très étrange, dans laquelle des pseudos-Romains du lointain futur débarquent sur Mars ou Vénus glaive ou lance à la main en faisant sortir des chevaux d’astronefs interplanétaires, qui, eux-mêmes, quand ils s’affrontent, le font en s’éperonnant, tels des galères antiques, ou s’attaquent aux troupes au sol à coups de flèches tirées par des archers embarqués ! Dire qu’il faudra une certaine suspension d’incrédulité, et / ou une affinité avec la science fantasy, pour passer outre pareille étrangeté est un minimum. Signalons que dans Le Sorcier de Linn, les choses deviennent plus orthodoxes, plus conformes à ce que l’on attend de la science-fiction, même si c’est, cette fois, l’inclusion de pouvoirs psychiques qui pourra poser problème à certains types de lecteurs.

Et ce n’est qu’un des nombreux paradoxes du diptyque : Clane méprise la ruse, l’intrigue, mais y recourt pourtant si besoin ; il rejette la théorie de l’homme providentiel, pourtant tout dans le récit le désigne comme tel. Et ce ne sont là que deux exemples des contradictions d’un héros (d’un auteur ?) pétri de paradoxes.

Tout compte fait, et même si le cycle de «  Linn » ne bénéficie pas de l’aura de certains autres romans plus connus de van Vogt, il se révèle pourtant plus agréable à lire que nombre d’entre eux – ce qui explique sans doute sa récente réédition, contrairement à ces derniers. L’histoire de cet être que tout condamnait à l’anonymat, qui exerce, par un sens aigu de la frugalitas, un des sept fondements du mos majorum — les coutumes des ancêtes — si cher aux romains, le pouvoir en coulisses sans le revendiquer officiellement (alors qu’il lui suffirait de tendre la main pour s’en saisir tel un fruit mûr), et qui est le dernier politicien décent dans une ère d’intrigues machiavéliques sordides, est en effet tout à fait digne de lecture, voire d’éloges. Et de conclure que si Clane ressemble à Claude, il tient finalement tout de Cincinnatus.

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