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Les critiques de Bifrost

La Loterie et autres contes noirs

La Loterie et autres contes noirs

Shirley JACKSON
RIVAGES
16,00 €

Bifrost n° 99

Critique parue en août 2020 dans Bifrost n° 99

Ce livre est la traduction du recueil Dark Tales, duquel ont été retirés cinq textes, mais com­plétée par la plus célèbre nouvelle de Shirley Jack­son, « La Loterie », qui ouvre le volume. Et qui constitue le premier choc, tant la scè­ne initiale de loterie organisée dans un village à l’ambiance plutôt apaisée ne peut laisser prévoir ce qui va se passer ensuite. Plus de soixante-dix ans a­près sa publication dans The New Yorker, où il avait fait scandale pour sa fin sans concession, ce texte n’a rien perdu de sa force. Shirley Jackson s’empare de lieux paisibles, y instille un léger doute, et le laisse croître et mûrir jusqu’à ce qu’il devienne appréhension, puis angoisse, et enfin terreur lorsqu’on s’aper­çoit que de doute, il n’y a plus. Plusieurs textes rassemblés ici obéissent à ce principe, com­me « Les Vacanciers », qui clôt le recueil avec la même force que « La Loterie » l’avait ouvert : un couple de retraités, habitué à aller en vacances dans un coin tranquille, décide pour une fois de prolonger son sé­jour au-delà de sa traditionnelle date de départ ; dès lors, leurs relations avec leurs voisins autochtones se détériorent progressivement, jusqu’à l’iné­luctable et horrible fin. Tragi­que destinée que Jackson a le bon goût de ne jamais dévoiler réellement : on dépasse le stade de l’allusion, l’autrice ne laisse au­cune ambiguïté sur ce qui se passera ensuite, mais conclut avant que la terreur ne devienne visuelle. Un procédé d’une efficacité redoutable : pendant la majorité du texte, la réalité de la menace fait débat, le lecteur espère toujours que les protagonistes s’en sortiront ; Jackson sape peu à peu ces espoirs, prenant au piège ledit lecteur dans la nouvelle… et la fin ne le libérera pas, puisqu’il sait ce qui arrivera aux personnages, et risque fort de voir ensuite son imagination travailler autour de ces scènes atroces. Mais les échéances affreuses ne sont pas obligatoires pour susciter l’anxiété : dans « Louisa, je t’en prie, reviens à la maison », une jeune fugueuse retourne chez elle après une parenthèse de plusieurs années, espérant se réconcilier avec ses parents. Or ces derniers la rejettent, convaincus d’avoir affaire à une usurpatrice…

C’est sans doute aussi pour gagner en effica­cité que Jackson n’emprunte guère au fantastique : très peu de textes de genre ici, comme si user d’un argu­ment non réaliste risquerait d’amoindrir l’effet souhaité ; nul besoin d’aller chercher une créature fantastique quand une femme au foyer qui adore son mari a brusquement des visions où elle tue celui-ci ( « Quelle idée »), quand une septuagénaire qui bichonne ses roses voit ses voisins sombrer dans l’inquié­tude à mesure qu’ils reçoivent des lettres anonymes… qu’elle a elle-même rédigées ( « La Possibilité du mal »), ou quand une jeune fille kleptomane fait peser les soupçons sur d’autres élèves de son pensionnat ( « Trésors de famille »).

La force des textes est également liée au traitement qu’en fait Jackson : délaissant tout second degré, tout humour noir à la Robert Bloch, l’autrice préfère narrer ses contes « À plat » : peu d’émotions, mais pour autant aucune distanciation qui pourrait vite se transformer en satire (une partie du propos est pourtant bien là, dans une critique sociale de l’Amérique du xxe siècle). Non, Jackson reste à proximité de ses personnages, ménage ses effets avec une économie de moyens remarquable : le style est simple, les phrases courtes, et pourtant l’impact sur le lecteur est énorme.

De Shirley Jackson, on connaît surtout La Maison hantée et Nous avons toujours vécu au château, deux splendides romans fantastiques. On aurait tort de passer à côté de La Loterie et autres contes noirs, recueil de textes brefs où le fantastique cède la place au réalisme, mais avec la même ambition de semer tourment et angoisse dans l’esprit du lecteur. Mission réussie.

Bruno PARA

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