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Les critiques de Bifrost

La Loterie et autres contes noirs

La Loterie et autres contes noirs

Shirley JACKSON
RIVAGES
16,00 €

Bifrost n° 95

Critique parue en juillet 2019 dans Bifrost n° 95

On a du mal, aujourd’hui, à peser combien la nouvelle de Shirley Jackson « La Loterie » a pu bouleverser son lectorat en 1948 ; on a à vrai dire du mal à comprendre comment cette nouvelle, certes très réussie, a pu susciter un tel scandale — comme l’illustre Miles Hyman, petit-fils de l’autrice, dans une édifiante postface. Aujourd’hui, la célébrité de cette nouvelle joue un peu contre elle : si le propos demeure juste, et glaçant, le lecteur de 2019 ne saurait être choqué comme celui de 1948 — ni même aussi surpris.

Mais la malédiction de « La Loterie » est peut-être celle de l’arbre qui cache la forêt, et l’initiative de Rivages consistant à publier le présent recueil n’en est que plus salutaire : ces Contes noirs regorgent de merveilles qui valent bien, voire surpassent, « La Loterie », et révèlent l’incroyable talent de Shirley Jackson, figure éminente du fantastique contemporain — encore que le qualificatif de « fantastique » puisse prêter à débat : le surnaturel n’est que bien rarement de la partie ; ce qui est au premier plan c’est alternativement la terreur, l’angoisse, le malaise…

L’autrice a un don inégalé pour susciter tout cela dans le plus terne des environnements : ces petites villes banlieusardes américaines, souvent, parfois quelque trou plus reculé où des citadins se rendent comme par défi — ou par désir maladif de jouer aux châtelains (La Maison hantée et Nous avons toujours vécu au château partagent bien des traits avec ces nouvelles). Des mondes clos, où tout le monde connaît tout le monde… Des pavillons qui se ressemblent tous, des ragots qui s’échangent chez l’épicier, des vieilles dames souriantes quand leur cœur est vicié, des coutumes que rien ne justifie sinon un bête « on a toujours fait comme ça »… Sous les façades proprettes, « La Possibilité du mal » ; dans la communauté, l’oppression conservatrice du troupeau — ou de la meute ; dans les couples, rancœurs et abus de pouvoir ; partout, la mesquinerie triomphante, la méchanceté à l’état pur, non assumée mais pas moins redoutable — l’hypocrisie et le mauvais esprit comme traits caractéristiques d’une Amérique des années 1940-1950 qui s’affiche pourtant bien plus admirable.

Dans cet environnement devenu emblématique, Shirley Jackson tisse des récits courts à l’intrigue resserrée, au style faussement simple mais toujours percutant. Nombre de ces nouvelles sont « à chute », un exercice périlleux dans lequel elle brille — mais son art du récit ressort bien davantage de ces quelques phrases en apparence anodines qui, le moment venu, font brutalement basculer le récit, et sans pour autant que la rupture ne sonne artificielle. Elle bâtit une façade avec adresse, mais se réjouit probablement davantage à la fissurer, voire à la démolir — et le lecteur marche, ravi d’être manipulé.

Cet excellent recueil est une ode à la nouvelle « fantastique », au malaise et aux vices cachés. À le lire, on voit bien tout ce que les auteurs ultérieurs du genre doivent à Shirley Jackson — pensons à un Stephen King, tout spécialement quand il délaisse ses pavés romanesques pour retourner à l’épure et à la densité du récit court ; les deux auteurs partagent cette qualité rare leur permettant de poser une ambiance en trois phrases, et de dynamiter les certitudes du lecteur en une seule.

Lire les nouvelles de Shirley Jackson ne relève en rien de l’archéologie critique : ces « contes noirs » se montrent toujours aussi redoutables aujourd’hui, pour la plupart, et constituent une lecture délicieuse. L’ensemble est un modèle du genre, chaudement recommandé à quiconque apprécie les frissons littéraires, et est prêt à affronter la réalité du mal, dissimulée sous le sourire des proches.

Bertrand BONNET

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