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Les critiques de Bifrost

La chute d'Arthur

La chute d'Arthur

Christopher TOLKIEN
CHRISTIAN BOURGOIS
256pp - 17,00 €

Bifrost n° 76

Critique parue en octobre 2014 dans Bifrost n° 76

La passion de J.R.R. Tolkien pour la versification allitérative et pour les poèmes écrits de cette manière apparaît sans doute comme l’une des principales sources d’inspiration de son œuvre. Ces légendes nordiques, qu’elles relèvent des registres héroïque, mythologique et poétique, jouent un rôle primordial dans la genèse de la Terre du Milieu.

Longtemps remisé parmi les brouillons et notes de Tolkien père, resté à l’état d’ébauche sans cesse modifiée, le manuscrit de La Chute d’Arthur a bénéficié des succès du Hobbit et du « Seigneur des Anneaux » pour resurgir dans une édition commentée, profitant au passage d’un travail de contextualisation bienvenu. A l’instar de la Légende de Sigurd et Gudrún, le texte appartient à la fois à l’historiographie littéraire et à la poésie. J.R.R. Tolkien s’efforce d’y transposer en anglais moderne la métrique du vers allitératif du XIVe siècle. Ecrit dans les années 1930, le poème reste inachevé. Un fait que déplore Christopher Tolkien, car il se dégage de l’œuvre de son père une puissance épique indéniable, comparable en cela aux chansons de geste, que seule une lecture à haute voix rend perceptible.

Le récit de la chute d’Arthur est bien connu des spécialistes. Relatés à la fois chez les auteurs pseudos-historiques (l’Historia Regum Brittanniae de Goeffroy de Monmouth et le Roman de Brut de Wace) et littéraires (réduisons la liste au plus connu, Le Morte d’Arthur de Sir Thomas Malory), la mort du roi breton et l’échec de son utopie chevaleresque nous en disent finalement plus long sur l’état d’esprit et la géopolitique des XIIe et XIVe siècles que sur le personnage lui-même. Les différentes versions imprègnent par leurs motifs et récurrences notre représentation du souverain et de son histoire. A ce titre, son avatar cinématographique le plus convaincant demeure toujours Excalibur, film crépusculaire aux accents wagnériens de John Boorman.

En composant La Chute d’Arthur, Tolkien s’inscrit donc dans la tradition arthurienne, celle de la matière de Bretagne, où les auteurs successifs ont écrit et réécrit la même histoire, lui ajoutant des personnages et des épisodes supplémentaires, pour créer une sorte d’univers de fantasy avant la lettre. Il s’efforce d’en refaçonner la légende et lui confère sa propre senefiance (pour faire simple, on traduira le terme par celui de symbole à portée morale), tout en élaguant les passages qu’il juge superflus.

Loué pour son travail par R.W. Chambers, Tolkien n’a malheureusement pas achevé sa tâche. Sur ce point, Christopher Tolkien se cantonne aux supputations. Il préfère livrer quelques pistes, tirées des brouillons et notes de son père, sur la poursuite du récit, établissant des comparaisons avec les textes médiévaux afin d’ouvrir les perspectives sur ses choix probables. Mais surtout, il s’attache à montrer les liens qu’entretiennent les différentes écritures du Silmarillion avec le récit de La Chute d’Arthur. Dans la « Quenta », Tol Eressëa rappelle en effet l’île d’Avalon, à la fois pays de cocagne et « paradis terrestre ». Et le voyage de Lancelot vers l’Ouest, en quête de son roi en sa dernière demeure, annonce celui d’Eärendil jusqu’au Valinor. En cela, La Chute d’Arthur s’impose comme une pièce non négligeable de la longue gestation de la Terre du Milieu. Et s’il apparaît destiné avant tout à un public féru d’érudition, le travail de Christopher Tolkien est à tous points de vue passionnant puisqu’il nous ouvre les portes des coulisses d’une des œuvres majeures du XXe siècle.

Laurent LELEU

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