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Les critiques de Bifrost

Killdozer / Le viol cosmique

Killdozer / Le viol cosmique

Theodore STURGEON
J'AI LU

Bifrost n° 92

Critique parue en octobre 2018 dans Bifrost n° 92

Ce recueil réunit deux textes qui, individuellement et du fait de leur longueur, auraient eu du mal à trouver une opportunité de publication hexagonale : la novella « Killdozer » et le court roman Le Viol cosmique. Les deux abordent une thématique commune, à savoir l’affrontement de l’humanité avec des créatures autres.

La novella « Killdozer » fut publiée dans Astounding en novembre 1944, puis révisée en 1959 ; la version de 1944 a néanmoins perduré bien après 1959 côté anglo-saxon, et c’est elle qui a servi de base à la présente traduction. Il convient de noter que, du fait de sa situation personnelle à l’époque, Sturgeon avait arrêté d’écrire entre juin 1941 et avril 1944, période qui s’achève avec l’écriture de cette novella en avril 1944, rédigée en neuf jours seulement ! Après un court prologue, qui nous apprend l’existence d’une race immémoriale aux pouvoirs exceptionnels ayant existé avant l’humanité, nous voilà plongés dans le chantier de construction d’une piste d’aéroport. Or, lors de la phase de préparation du terrain, l’un des engins de chantier, un bulldozer, justement, rase un vestige de la race en question, vestige récipiendaire de ces fameux pouvoirs. Lesquels se transmettent au bulldozer, qui devient alors comme possédé, et n’a de cesse, dans un mécanisme de réaction, de chasser et exterminer les hommes qui ont voulu lui nuire. La suspension d’incrédulité est ici nécessaire, tant imaginer un engin de chantier, machine surpuissante, prendre vie, est a priori inconcevable. Néanmoins, Sturgeon y parvient parfaitement, se gardant de personnifier le « killdozer  » : celui-ci se comporte comme s’il était conscient, mais tout est vu par les yeux des ouvriers qui croient affronter un être maléfique là où il ne s’agit peut-être que d’un engin déréglé. La gestion de la confrontation est extrêmement efficace : Sturgeon, ancien conducteur d’engins, décrit minutieusement les machines utilisées et mène à merveille le suspense. Les personnages sont eux aussi décrits avec finesse, l’atmosphère propre à un chantier de construction est rendue avec véracité, notamment à travers les interactions entre les différents protagonistes, où le racisme (l’un des ouvriers étant portoricain) n’est d’ailleurs pas exclu. Sans doute pas le plus personnel des textes de l’auteur, mais diablement efficace, « Killdozer » en est aussi l’un des plus connus, qui plut énormément au rédacteur en chef d’Astounding, John W. Campbell, et rapporta à Sturgeon plus de cinq cents dollars, de loin son plus gros cachet pour une nouvelle à l’époque. Le texte est aussi suffisamment connu hors du public SF pour que le terme « killdozer » ait été attribué à un bulldozer de la mort, un Komatsu blindé par un Américain, Marvin Heemeyer, qui entreprit en 2004 de détruire sa ville de Granby, dans le Colorado, avant de se suicider. Cette novella fut adaptée à la télévision en 1974 par Jerry London, Sturgeon collaborant au script : une production caractérisée par une absence de moyens et des acteurs peu crédibles, mais qui reste malgré tout assez fidèle au texte en dépit de personnages à l’épaisseur de carton, le film se concentrant sur la lutte contre le killdozer.

Le Viol cosmique parut en 1958, en même temps qu’une version abrégée (a priori par le rédacteur en chef) en nouvelle, « Le Choix de la Méduse » , au sommaire de la revue Galaxy datée août 1958. Gurlick, mi-paumé mi-petite frappe, mord dans un hamburger entamé trouvé dans une poubelle ; pas de chance pour lui, une entité extraterrestre, Méduse, attendait patiemment dans le burger que quelqu’un l’ingère. Cet alien arrive en effet sur Terre en quête d’une conscience collective – à l’image de la sienne – susceptible de l’abriter. Sauf qu’il n’avait pas prévu l’individualisme de l’humanité, ni non plus de tomber sur un paumé alcoolique et obsédé tel que Gurlick… Le texte entrecoupe le développement de l’intrigue liée à Gurlick de scènes du quotidien un peu partout à la surface du globe. Sans lien au début, ces instantanés prendront sens dans la deuxième partie du roman. Ce sont là des condensés d’humanité comme seul un auteur empathique tel que Sturgeon peut en écrire, avec une véritable finesse psychologique. Et qui contrastent d’autant avec les passages sur Gurlick, où rejaillit le penchant sarcastique de Sturgeon – mais toujours empreint d’une bienveillance envers son prochain. L’auteur brode ici sur ses thèmes favoris : la conscience, la notion d’humanité, la solitude et l’accomplissement, rejoignant ici certains aspects liés à la gestalt des Plus qu’humains. Tout en tordant le cou (rappelons que le texte date de 1958) à une certaine idée de ce qu’est une invasion extraterrestre. Un exemple parfait de l’écriture et des thématiques de Theodore Sturgeon, en somme.

Bruno PARA

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