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Les critiques de Bifrost

Destination Outreterres

Destination Outreterres

Robert A. HEINLEIN
HACHETTE
352pp - 22,00 €

Bifrost n° 107

Critique parue en juillet 2022 dans Bifrost n° 107

Ce roman inédit en français datant de 1955 est un « juvenile » bien que, selon sa présentation, il ait été réédité à maintes reprises en tant que livre pour adultes. Ce serait aussi un pendant humaniste au roman de William Golding Sa majesté des mouches, publié l’année précédente.

Comme il fallait s’y attendre, le traitement du thème par Heinlein relève de la science-fiction. Des portails peuvent être ouverts sur d’autres mondes. Afin d’habituer les jeunes à ce nouveau Far West, le cursus pré-universitaire comprend un stage sur une planète reconnue mais non encore colo­nisée. Le personnage principal, Rod Walker, va se retrouver isolé sur un tel monde avec tout un groupe à la suite d’un accident survenu à cause d’une nova. Petit à petit, les survivants vont s’agréger en une bande organisée plus ou moins sur le modèle d’une société démocratique. En cela, le livre de Heinlein prend le contrepied de celui de Golding, bien que dans les deux romans la société élaborée par les jeunes soit détruite in fine par sa confrontation avec le monde adulte. Heinlein met aussi en scène l’avant et l’après de la robinsonnade, afin d’exprimer ce que la société attend de sa jeunesse. Parce que la littérature jeunesse a vocation à formater l’esprit de son lectorat, et surtout pas de forger des esprits critiques. Les livres de Heinlein et Golding sont, même si ce n’est pas dit, des variations sur Deux ans de va­cances (1888) de Jules Verne ; hormis l’irruption des bandits, danger extérieur qui solidarise les jeunes naufragés. Plusieurs péripéties reviennent d’un livre à l’autre. Il existe cependant une différence qui pourrait sembler anodine entre Golding et Heinlein, à savoir que les jeunes dans le roman du second sont plus âgés ; l’Américain introduit aussi, en tout bien tout honneur, l’autre sexe dans son livre : il y a des mariages et des naissances, mais en 1955 le coït reste implicite, surtout dans un livre destiné aux adolescents. Je vous laisse imaginer ce qu’il aurait pu advenir de la présence de filles dans Sa majesté des mouches ! Entre Verne et Golding est apparue la psychanalyse, qui aurait dû tordre le cou une bonne fois pour toute à l’idée d’une enfance pure issue du concept rousseauiste du « bon sauvage » perverti par la civilisation. La théorie freudienne a au contraire établi que l’enfant était un « pervers polymorphe » exclusivement guidé par le « Ça », c’est-à-dire ses pulsions primaires, et que c’est l’éducation qui en­gen­dre les deux autres instances de la seconde topique que sont le « surmoi », force morale représentant la société qui contrarie les pulsions, et le « moi », force individuelle qui, ménageant la chèvre et le chou, les gère à travers des mécanismes tels que la sublimation. Privés de l’emprise morale de la société, les enfants de Golding retombent sous l’emprise du « Ça », tandis que ceux d’Heinlein, plus âgés, ont une éducation quasiment ter­minée faisant d’eux des adultes en puissance, ce qui leur permet de reconstruire une société viable. Sa majesté des mou­ches, nom littéraire de Belzé­buth, prince des démons, qui renvoie bien aux violentes pulsions évoquées par la psychanalyse, est classé comme roman psychologique pour enfants. Or, bien que le livre de Golding ait des enfants pour protagonistes, c’est clairement un roman pour adultes. Selon moi, il vaudrait mieux éviter de le mettre entre les mains de jeunes lecteurs avant qu’ils n’aient au moins l’âge des protagonistes de celui de Heinlein.

Destination outreterres, qui nous occupe ici au premier chef, peut par contre être lu à partir de onze ou douze ans. Reste que dans un groupe restreint isolé rien n’apparaîtra d’aussi formel que dans le roman de Heinlein. L’état est une structure qui apparait pour organiser des métagroupes de milliers ou millions d’individus. En fait, un leader émergera, ce qui n’implique pas forcément la situation du roman de Golding. Un beau jour, le « chef » va découvrir qu’il est le chef, ce qui ne va pas forcément lui plaire car le corollaire en est bien sûr la responsabilité, tandis que les tyrans – mais il peut le devenir – accaparent le pouvoir tout en rejetant sur les autres la responsabilité, ainsi que l’on peut le voir dans le livre de Golding.

Comparé à Waldo (cf. Bifrost n° 96), ce roman de Robert A. Heinlein est plutôt pauvre et quelconque. On comprend aisément qu’il soit resté jusqu’à ce jour inédit en français, tant on est loin d’un chef-d’œuvre, même si sa lecture n’est est pas moins agréable.

Jean-Pierre LION

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