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Les critiques de Bifrost

Le Serpent

Le Serpent

Claire NORTH
LE BÉLIAL'
160pp - 10,90 €

Bifrost n° 106

Critique parue en avril 2022 dans Bifrost n° 106

Venise, début du XVIIe. Thene est mariée à un homme violent, qui la rabaisse et ruine le couple à la table de jeu. Et ce d’autant plus volontiers qu’une Maison des Jeux est récemment apparue sans que nul ne puisse se souvenir de sa construction. Deux Loges s’y côtoient : la Basse, celle des activités propres à un tel établissement, et la Haute, accessible sur invitation et réservée aux talents exceptionnels. La Maîtresse des lieux propose à Thene une épreuve susceptible de lui permettre d’intégrer cette dernière, un jeu où on ne mise pas d’argent mais une partie de soi (un talent, l’acuité d’un sens aiguisé, des années de vie, etc.), où on ne joue pas avec de banals accessoires mais avec des gens. Chaque Joueur dispose d’une somme d’argent pour les pots-de-vin, d’un Roi, de Cartes / Pièces (des individus aux capacités ou relations utiles, inféodés à la Maison en échange de l’effacement d’une dette), et, pour la seule Thene (les autres Joueurs disposant d’atouts qui leurs sont propres), une mystérieuse pièce d’or dont elle n’apprendra l’origine et la puissance réelle qu’au cours de la partie. À part l’interdiction de blesser un concurrent et l’obligation, pour gagner, de faire couronner son Roi, tous les coups sont permis. Ici, l’enjeu est de faire élire ledit Roi Tribun au Sénat, un poste plus essentiel encore que celui de Doge. Pour Thene, l’enjeu réel se résume avant tout à prouver ses talents, sa liberté, à se faire reconnaître pour autre chose que la femme battue et méprisée d’un bon à rien.

Ce roman, le premier d’une trilogie, chose rarissime dans la collection « Une heure-lumière », proposant habituellement des textes indépendants, est très facile à résumer d’un unique mot : vertigineux. L’idée de base, celle d’une organisation qui jouerait avec les hommes comme des pièces sur un plateau de jeu, n’est pas inédite (on pensera bien entendu à L’Échiquier du mal de Dan Simmons), mais s’avère ici excellemment exploitée. Car Thene découvrira que les activités de la Maison s’étendent loin dans le Temps (au moins jusqu’à la Rome antique) et dans l’Espace, impliquant nations et religions, servant de timonier au navire Historique, esquissant une Histoire Secrète comme on en a rarement vu. Vertigineuse est l’érudition de l’autrice, qui nous immerge dans une Venise plus vraie que nature, à la fois splendide et hideuse lorsqu’il s’agit de montrer à quel point la vie humaine y a peu de valeur, à quel point on y est prêt à tout pour parvenir à ses fins. Vertigineuse est la portée philosophique de ce texte, d’une opposition entre Ordre et Chaos que ne renierait ni Moorcock, ni Zelazny, à ceci près qu’ici la balance est bancale, car un des camps triche. Vertigineuse est la maîtrise de Claire North en matière de personnages (Thene, en premier lieu) et d’intrigue (dans tous les sens du terme). Et surtout, vertigineuse est la qualité de sa plume, une prose qui ne se lit pas mais envoûte. Qualificatif souvent galvaudé… mais pas ici. Et ce d’autant plus que la fin, qui montre que les pièces restent, pourtant, des êtres humains, est magistrale.

Le Serpent est une vertigineuse ouverture de cycle, qui, via les allusions qu’il fait à quelque chose d’infiniment plus complexe que le cadre spatio-temporel restreint qui nous est montré dans cette Venise du XVIIe, ne peut qu’aiguiser l’appétit du lecteur pour les tomes suivants. On a ici, indubitablement, affaire à un des meilleurs « Une heure-lumière » publiés depuis la fondation de la collection !

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