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Les critiques de Bifrost

Zogru

Zogru

Doina RUSTI
TYPHON (ÉDITIONS DU)
20,00 €

Bifrost n° 108

Critique parue en octobre 2022 dans Bifrost n° 108

De qui Zogru est-il le nom ? Ou plutôt de quoi ? Car, au regard des références taxinomiques communément admises, il est peu aisé de déterminer l’essence de l’entité donnant son titre au roman de la roumaine Doina Ru?ti, traduite pour la première fois en français. Selon sa créatrice, Zogru affecte la forme première d’un « tourbillon de lumière verte […] aussi fin qu’une queue de cerise […] ondulant comme un cordon souple » . Tapi depuis des lustres dans la glèbe de Valachie, Zogru en émerge « un beau jour de printemps, en l’année 1460, pendant la Semaine Sainte. » Flottant un temps dans l’air campagnard, la gazeuse créature va ensuite prendre possession du corps et de l’esprit de Pampou, un jeune paysan assis non loin. Et ce ne seront là que les premières prises de possession et incarnation de l’éthérée créature. Découvrant bientôt qu’il est capable de migrer d’un hôte à un autre, il s’engage dès lors dans une singulière et polymorphe odyssée. Allant d’homme en femme, de jeune en vieillard, de prolétaire en aristocrate, le gender-fluid et transfuge avant la lettre qu’est Zogru voyage encore à travers le temps, nanti d’une extraordinaire longévité. Le nomade des corps et des siècles a en revanche plus de difficulté à se jouer de l’espace. Un énigmatique verrou topographique l’empêche en effet de s’éloigner par trop du sol de Valachie, puis de ce qui deviendra la Roumanie au XIXe siècle. Non sans quelque heurt (les migrations de Zogru virent parfois au fiasco), l’esprit baladeur parcourt sept siècles d’Histoire de la Roumanie. Doué de pensée, Zogru l’est aussi d’affect, accessible qu’il est notamment à l’amour que lui inspirent certaines humaines. Une passion dont l’heureuse réalisation ne va pas sans difficultés, l’on s’en doute, puisque Zogru est voué à survivre à celles dont il s’est épris…

Vivant sous les règnes autocratiques du sanglant Vlad l’Empaleur ou du rouge Nicolae Ceau?escu, Zogru est aussi le contemporain de l’accession de la Roumanie à l’indépendance ou de son entrée dans l’ère néo-libérale. Mais plutôt que des évolutions, et encore moins des progrès, ce sont de dommageables permanences qu’observe et éprouve Zogru d’âge en âge, puisque la société (pré)roumaine demeure toujours aussi imparfaite, marquée par la domination continue d’élites aux contours faussement changeants. De la sorte, le fantastique de Zogru participe d’une relecture à la fois allégorique et critique du réel roumain, ainsi que de ses origines historiques. Si l’on ajoute à cela une tonalité ironique, on aura compris que la manière de conte qu’est Zogru tient plus de Voltaire que des frères Grimm. D’une narration riche en rebondissements, l’aventure de Zogru se révèle cependant plus intrigante que passionnante. Souvent (très) elliptique quant à ses nombreuses références politiques ou culturelles, cette contre-histoire de Roumanie échappera peut-être à celles et ceux connaissant peu ce pays. Sans doute quelques notes supplémentaires en bas de page, ou bien encore une préface auraient permis de mieux goûter ce roman à clef. Ainsi susceptible de mettre ses lecteurs et lectrices à distance, le livre ne touche guère plus quant à ses amours fantomatiques, un peu trop froidement évoquées pour émouvoir. Zogru n’est donc pas le titre le plus convaincant des « Hallucinés », une collection offrant par ailleurs de très beaux et très weird titres tels que Eltonsbrody (Bifrost n° 96) et Le temps qu’il fait à Middenshot d’Edgar Mittelholzer…

Pierre CHARREL

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