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Les critiques de Bifrost

Zero K

Zero K

Don DELILLO
ACTES SUD
22,80 €

Bifrost n° 89

Critique parue en janvier 2018 dans Bifrost n° 89

Comme nombre d’auteurs américains modernes, Don DeLillo s’essaye à son tour à la science-fiction. Enfin… pas si l’on en croit la quatrième de couverture d’Actes Sud, où l’on parle d’un voyage « à travers des images puissamment inédites qui évacuent celles de la science-fiction pour mieux reformuler toutes les questions  ». Le lecteur de littérature générale peut donc ouvrir le roman en toute quiétude : Zero K n’est pas vraiment de la science-fiction. Nous voici rassurés…

Voyons donc de quoi parle cette histoire réaliste : un jeune homme, Jeffrey, est réclamé par son père, le milliardaire Ross Lockhart, pour venir assister à la mort de sa belle-mère, Artis. Jusque-là, rien que du très ordinaire. À ceci près qu’Artis a choisi de mourir pour être cryogénisée et renaître dans un monde nouveau, un monde d’après où tout serait différent. Au sein d’un complexe perdu quelque part entre le Caucase et la mer Noire, Ross a investi des milliards pour participer à l’immense (et dément) projet de cryogéniser des êtres humains pour sauvegarder une humanité courant depuis des années à sa perte. Mieux encore, cette entreprise pharaonique se propose de redéfinir la société, le langage et le système de croyance. On inculque aux sujets une nouvelle langue universelle et on leur enseigne une philosophie toute neuve appelée Convergence – ici, on se demande comment Actes Sud peut tenter de faire croire au lecteur que Zero K n’est pas un récit de science-fiction.

Reste que pour ceux qui se fichent des étiquettes, le nouveau roman de DeLillo s’avère passionnant. L’auteur américain, à travers la cryogénisation, redéfinit la mort comme une nouvelle existence. On ne meurt plus, mais on passe vers un autre univers qui n’existe pas encore. Guidé par Jeffrey, personnage au moins aussi froid que le style de DeLillo, on pénètre dans un complexe inquiétant où la vie semble irrésistiblement attirée vers le néant. L’humain devient ici sujet d’abstractions, l’existence même est dépouillée jusqu’à la moelle pour n’en laisser que des concepts intemporels, des philosophes et artistes modernes dissertent sans fin sur l’avenir de l’homme… et le monde se meurt à travers des écrans de télévision.

Le romancier met en parallèle la mort de notre planète, crevant littéralement sous les guerres, les catastrophes naturelles et la pollution, et la mort de l’être humain, incapable de trouver sa place dans une société devenue complètement artificielle. Hanté par les mannequins sans vie qui parsèment le complexe, le narrateur n’arrive plus à se définir lui-même qu’en nommant ce qui l’entoure. Il faut des noms pour exister, il faut des étiquettes pour avoir une contenance. Tout semble couler dans ce futur que l’on ne voit que par écrans interposés, et Jeffrey tente de s’accrocher à la dernière parcelle d’avenir qu’il comprend encore : le langage. C’est aussi par le langage que le nouveau monde qui attend les personnes cryogénisées se doit de tout changer, grâce à lui l’humanité prendra un nouveau départ. Certainement meilleur. Il faut absolument qu’il le soit.

Dans cette bulle hors du temps, Don DeLillo fascine autant qu’il repousse, avec cette froideur clinique qui semble ausculter ses personnages, les disséquer lentement pour les exposer les entrailles à l’air. Malheureusement, il choisit par la suite de revenir dans le monde réel, de s’embarquer dans une histoire entre Jeffrey et une autre femme avant de réaliser que la chose n’a pas grand intérêt et de revenir au cœur du sujet pour confronter le père et le fils, tentant de mettre face à face présent et avenir, rancœur et pardon. L’espace d’un instant, Ross apparait plus humain, en paix avec lui-même, tandis que notre civilisation n’en finit plus de courir à sa perte. Le complexe, de plus en plus hermétique, devient une scène bouffonne et surréaliste où l’on croise un moine témoin d’une dévotion grotesque sur la route de l’Everest, où des jumeaux dissertent sur le besoin de retour à l’animalité par la guerre, le propre de l’homme. Au milieu, des figures féminines, muettes et inquiétantes, comme autant de statues vidées de leur sens, comme autant de rocs dans un ouragan. Au-dessous, Zero K stoppe la marche du temps, on y vit suspendu, se questionnant à l’infini sur l’infini. C’est peut-être bien là que réside la réponse de Don DeLillo à la course effrénée de notre époque vers l’apocalypse : mettre tout en pause pour redémarrer l’histoire.

Même si le roman souffre d’un gros ventre mou avec ce retour forcé au réel, la densité de son propos, son écriture glacée mais précise suffisent à vaincre les réticences du lecteur à tourner les pages. Une expérience intrigante, philosophique, nihiliste et science-fictive, n’en déplaise à son éditeur, qui n’a pas compris que c’est la science-fiction qui donne tout son sens au propos de Don DeLillo.

Nicolas WINTER

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