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Les critiques de Bifrost

Viriconium - l'intégrale

Viriconium - l'intégrale

M. John HARRISON
MNÉMOS
544pp - 27,00 €

Bifrost n° 79

Critique parue en juillet 2015 dans Bifrost n° 79

La réédition du cycle de « Viriconium » chez Mnémos offre un bel écrin à l’œuvre de M. John Harrison, auteur dont on peut dire sans crainte qu’il n’a pas provoqué l’effervescence dans nos contrées. En témoigne le désert éditorial qu’il traverse toujours depuis la parution de son dernier inédit Light (alias L’Ombre du Shrander). À la décharge du lectorat, reconnaissons que l’écrivain anglais n’a pas choisi la facilité en optant pour une déconstruction en règle des ressorts et des motifs classiques de la SF et de la fantasy. Mais avant d’aller plus loin dans notre recension, éclaircissons un point susceptible de fâcher. En dépit d’une préface laudative de Neil Gaiman et d’un packaging classieux (édition reliée, à la couverture cartonnée rigide pourvue d’un tranchefile), l’ouvrage ne propose aucun inédit. Il ne reprend en fait que le contenu des poches (toujours disponibles chez « Folio SF »), romans et nouvelles du recueil Viriconium Nights comprises (critiques in Bifrost 33 et 34).

« S’il existe une cité où résident les morts, elle doit ressembler à ceci. Il y règne une odeur de rats et de géranium fanés. » Viriconium, cité des rêves déchus hantée par les échos de multiples autres lieux. Un décor aux formes fluctuantes, à la géographie incertaine et baroque parcourue par des héros fatigués, des aristocrates décadents et des magiciens clochardisés. Une ville de la fin des temps issue des rebuts de civilisations passées, où le sublime côtoie le trivial, où la majesté copule avec le grotesque pour accoucher d’une progéniture déviante. Avec la cité de Viriconium, M. J. Harrison crée un personnage à part entière qui n’est pas sans évoquer le Gormenghast de Mervyn Peake. On y trouve le même goût pour le non-sense, la démesure absurde et les situations bizarres. En explorant ses ruelles sordides, ses places en ruine, ses bistrots malfamés, ses taudis hantés par la lie de la population, ses palais cyclopéens où croupissent des souverains dépourvus d’autorité, on comprend l’attrait qu’elle a pu exercer sur l’imaginaire de China Miéville.

Dans ce monde si ancien que la réalité a oublié sa nature, M. J. Harrison s’amuse à égarer le lecteur. Il suspend l’incrédulité à la corde d’une potence, détournant les conventions du genre et s’ingéniant à détricoter les intrigues, quitte à larguer son lectorat. Si La Cité pastel se révèle encore lisible d’un point de vue narratif, Le Signe des Locustes abandonne la notion même de récit pour laisser place à une succession de digressions portées par une écriture flamboyante et d’une densité à proprement parler étouffante, où la moindre incongruité donne lieu à des pages entières de descriptions détaillées. La préciosité de la langue gagne encore en ampleur avec Les Dieux incertains. M. J. Harrison y narre les efforts dérisoires d’un artiste peintre pour sauver l’élue de son cœur, déconstruisant au passage les précédents épisodes de son cycle. Le drame se déroule dans les bas-fonds de Viriconium menacés par un mystérieux fléau altérant la réalité. Mais à vrai dire, l’auteur se contrefiche de la progression dramatique, préférant s’attacher à l’atmosphère déliquescente des lieux et aux agissements de deux gredins, deux ivrognes braillards et vulgaires ne respectant rien, ni dieux, ni maîtres. Quant aux nouvelles, elles instillent une profondeur de champs à l’ensemble, quand elles ne brouillent tout simplement pas les repères. Sur ce dernier point,« Voyage d’un jeune homme à Viriconium » apporte une petite touche que n’aurait pas désavoué Lewis Carroll, excusez du peu.

À la fois iconoclaste, fascinant et déroutant, « Viriconium » ne laisse donc pas indifférent. À n'en pas douter, le cycle ne réconciliera pas M. J. Harrison avec ses détracteurs. Pour les autres, on leur conseille de lâcher prise et de se laisser porter au fil des méandres d’une œuvre culte. Définitivement.

Laurent LELEU

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