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Les critiques de Bifrost

Un homme d’ombres

Un homme d’ombres

Jeff NOON
LA VOLTE
416pp - 20,00 €

Bifrost n° 102

Critique parue en avril 2021 dans Bifrost n° 102

Auto-exilé du Vurt, Jeff Noon n’en cultive pas moins toujours son goût pour les ambiances surréalistes, à la croisée des chemins de la SF, de la fantasy et du fantastique. Mais cette fois, il y rajoute encore un genre : le polar, d’inspiration hard-boiled. Un homme d’ombres est en effet le premier volume des «  Enquêtes de John Nyquist », une série qui comprend trois titres à ce jour.

Nyquist, détective, est comme une capsule temporelle héritée de l’âge d’or du noir. À la ramasse, à la dèche, un peu trop porté sur l’alcool et gavé de traumatismes, il arbore chapeau mou et imper de rigueur.

Mais le cadre de ses enquêtes est bien autrement fantasque – une ville double qui, dans son principe même, n’est pas sans rappeler The City and the City de China Miéville. Là, c’est Soliade – la ville du jour permanent ; de l’autre côté, Nocturna, où il fait toujours nuit. Dans les deux cas, c’est que l’on ne voit pas le « vrai » ciel : côté jour, le dôme est saturé d’ampoules éclatantes – côté nuit, les ampoules sont cassées, même s’il en reste quelques-unes permettant de se repérer en formant des constellations étranges. Pourquoi cette dichotomie ? Pour des raisons économiques, d’abord : si le jour est permanent, la production ne s’arrête jamais – c’est bien pratique pour l’élite qui en veut toujours plus. Mais le jour permanent est aussi oppressant, interdisant de se cacher. Le côté nuit a donc ses atouts : les ténèbres peuvent faire peur, mais elles fournissent en même temps une protection. Entre les deux, cependant, il y a le Crépuscule – une anomalie, le territoire frontière, entre chien et loup, et qui s’étend insidieusement, noyant progressivement le jour comme la nuit dans une brume impénétrable et épaisse de vieux crimes et de vieux drames…

Mais la bizarrerie ne s’arrête pas là. Après tout, quand l’alternance du jour et de la nuit est obsolète, le découpage du temps devient problématique… Alors chacun, et chaque lieu, a sa propre chronologie – et souvent plusieurs. Ici c’est le temps des cadres, là celui du bistrot, un temps qui file vite, un autre qui paresse, et d’autres encore, qui ont forcément leur intérêt puisqu’on doit les acheter, et cher avec ça. Gare cependant, car, à multiplier les lignes temporelles conflictuelles, la folie guette… On s’égare facilement entre les minutes, et souvent le temps disparaît – pas toujours métaphoriquement ; parfois, c’est proprement qu’il est volé…

Il faut bien qu’il y ait des crimes, pour qu’un Nyquist gagne son pain. Une riche héritière qui disparaît, un tueur en série insaisissable, qui rode et assassine sans que jamais on ne le voie… Rien que de très commun, si l’on n’était pas entre Soliade et Nocturna. Des chronologies pas si conflictuelles, et qui s’interpénètrent sans doute… L’idéal pour notre guide de circonstance dans ce monde où le temps démultiplié aliène et oppresse, intrigue et inquiète. Il faudra enquêter dans le jour, et dans la nuit – et, en en frémissant d’avance, entre les deux.

Codes du polar ou pas, on est bien dans un délire de Jeff Noon, et Un homme d’ombres s’affiche toujours plus weird. Pour autant, la dimension policière ne relève pas que de la façade – et le jour permanent s’avère un outil pertinent pour explorer tout ce qu’il y a de plus noir en l’homme. Loin d’être un simple exercice ludique, ce roman s’avère surtout oppressant et inquiétant. La folie qu’il exprime – avec la saveur habituelle du style noonien – est saisissante. L’horreur est clairement de la partie – quand un train s’arrête dans la brume, là où sont les monstres, l’angoisse est palpable ; mais la détresse psychologique d’une femme égarée dans les chronologies n’en est pas moins douloureuse — et, dans les errances de John Nyquist, il y a toujours, latent, le risque de la perte de contrôle, que le temps fou prenne les rênes et refuse de les lâcher… Le détective se confronte au crime et aux criminels, qu’ils soient armés d’un couteau ou d’un service comptabilité ; mais c’est bien le temps qui est la plus grande menace, en même temps qu’il recèle peut-être le moyen de revendiquer sa liberté.

Un homme d’ombres a tout pour plaire aux amateurs de Jeff Noon – et au-delà. Mais on appréciera d’autant plus de voir comment l’auteur, sans se renier, parvient à creuser son sillon de manière inédite. On a hâte de lire la suite !

Bertrand BONNET

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