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Les critiques de Bifrost

Soldat des brumes

Soldat des brumes

Gene WOLFE
DENOËL
384pp - 9,75 €

Bifrost n° 111

Critique parue en juillet 2023 dans Bifrost n° 111

À la croisée de l’Histoire et de la mythologie, le cycle « Soldat des brumes » nous propose une forme de fantasy dont la manière et la matière ne sont pas sans évoquer celles de Robert Holdstock, notamment dans « La Forêt des mythagos », mais peut-être plus encore dans « Le Codex Merlin ». Gene Wolfe nous immerge sans préambule en terre grecque, vers 479 avant J.-C., au moment du reflux de l’armée du Grand Roi Xerxès Ier, suite aux échecs cuisants de Salamine et de Platée (Soldat des brumes et Soldat d’Aretê), puis quelques années plus tard en Égypte, remontant le cours du Nil au-delà du Royaume de Koush (Soldat de Sidon).

Latro est un soldat perdu du Grand Roi, un mercenaire parmi d’autres qui composent l’ordinaire des contingents cosmopolites du monarque perse. Gravement blessé à la tête après Platée, il se remet lentement de ce traumatisme, non sans quelques séquelles sur sa mémoire. Par son truchement, nous découvrons donc un monde à la fois reconnaissable et étranger, les toponymes ne correspondant pas exactement à ce que nous connaissons du monde grec. Platée devient ainsi Argile, et Salamine est désigné sous le terme Paix. De même, Pensée, Corde, Colline, Dauphins et Colline-de-la-Tour se substituent à Athènes, Sparte, Thèbes, Delphes et Corinthe, faisant craindre une gymnastique mentale pesante. Fort heureusement, il n’en est rien : le changement des noms procède au dépaysement, nous mettant dans la même situation que Latro face à l’inconnu. Le bougre se révèle vite, en effet, un narrateur non fiable, amnésique et de surcroît incapable de mémoriser toute expérience et connaissance récentes. Ce handicap le contraint à se livrer quotidiennement à un fastidieux travail de remémoration, se fondant sur ses écrits de la veille pour comprendre sa situation présente et se projeter dans l’avenir. Un processus expliquant une narration elliptique, où nous percevons les effets avant d’en appréhender les causes.

Dans un monde en proie à l’esclavage, d’aucuns ne donneraient pas cher du devenir de Latro. Pourtant, tous ceux qui le rencontrent sont d’accord pour louer ses qualités exceptionnelles et chercher à s’attirer ses faveurs. On le dit en effet capable de lier commerce avec les dieux et avec leurs serviteurs. On le croit également dépourvu de malice, fidèle à sa parole et à ses amitiés. On le tient enfin pour un soldat d’Aretê, redoutable avec son épée Falcata, doué pour le combat mais aussi pour accomplir d’autres exploits, le plus grand de tous restant celui d’élucider le mystère de son identité.

« Soldat des brumes » est une fresque monumentale où se côtoient Histoire et mémoire sans que l’une ne vienne interférer avec l’autre. Gene Wolfe y déploie des trésors d’écriture pour distiller sa connaissance des civilisations grecque et égyptienne afin de nourrir et de rendre tangible un worldbuilding qui doit autant à Hérodote qu’à son imagination. Dans ce monde à la fois proche géogra- phiquement, mais éloigné dans le temps et pourtant bien présent encore dans leurs angles morts, il s’interroge sur la mémoire dont dépendent l’identité, et peut-être aussi, du moins à l’époque antique, la destinée. Dépourvu de souvenirs et de la faculté à mémoriser, Latro apparaît ainsi comme une page vierge, devant sans cesse réapprendre pour comprendre son environnement. Mais, mémoire n’est pas savoir, comme il s’en rend rapidement compte. Sa quête ne tarde pas à se transformer en une véritable odyssée, qui le voit accomplir des prouesses et s’accomplir au point de toucher à une forme de mythification. De son parcours, Gene Wolfe tire un récit dense, délicieusement allusif, affectionnant les digressions et préférant les méandres à la ligne droite. Il nous promène ainsi de l’Attique au Péloponnèse, en passant par la Thrace, l’Égypte ou l’Afrique noire, sans perdre de vue la destination qu’il s’est fixé.

Si presque vingt années séparent les deux premiers romans du troisième, le hiatus ne nuit cependant pas à la cohésion de l’ensemble. Bien au contraire, Soldat de Sidon prolonge avec bonheur la saga commencée avec Soldat des brumes renouant avec ce goût pour la découverte et prolongeant le voyage de Latro en terre africaine, au-delà de la sixième cataracte du Nil. Un sacré voyage, qui ne laissera personne insatisfait, et qui a valu aux premier et troisième tomes de cette série le prix Locus du meilleur roman de fantasy et le World Fantasy Award 2007.

Laurent LELEU

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