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Les critiques de Bifrost

Début 1914. Lawrence Stratford est un riche Britannique passionné d’égyptologie. Il a laissé depuis longtemps les rênes de la Stratford Shipping à son frère et à son neveu pour se consacrer à plein temps à sa passion, à laquelle il s’adonne en organisant, en compagnie d’un ami égyptologue local, des expéditions de recherche de vestiges cofinancées par des musées. Dans une tombe aux décorations inhabituelles, Stratford découvre une momie dont les inscriptions prétendent qu’elle est celle de Ramsès II ; alors même que la momie dudit Ramsès avait été « découverte » en 1881 et qu’elle était exposée depuis. Plus surprenant encore, la tombe dans laquelle Stratford fait sa découverte date du premier siècle avant notre ère, soit plus de mille ans après la mort attestée du grand pharaon. Enfin, cerise sur le gâteau, Stratford traduit des inscriptions qui affirment que la momie découverte est celle de Ramsès « le damné », étrange surnom, et qu’elle serait bien celle de Ramsès II, devenu immortel et endormi… pour l’instant.

Hélas, l’égyptologue ne peut profiter longtemps de son incroyable découverte. Il est empoisonné dans la tombe même par son neveu Henry, un alcoolique criblé de dettes, qui voit là un moyen de régler ses problèmes d’argent. Stratford, qu’on croit mort d’un infarctus, est enterré en Égypte et la momie ramenée à Londres pour être étudiée au British Museum. D’abord, elle fait l’objet d’une exposition privée dans la maison même de Stratford en présence de sa fille, Julie. C’est là lorsqu’Henry tente d’empoisonner Julie, que Ramsès se lève et la sauve, provoquant la fuite du scélérat. Ramsès est éveillé. De nouveau. Il va devoir s’adapter au monde moderne, nous raconter son histoire et tomber amoureux de la jeune femme.

Les quelques lignes qui précèdent résument les cinq premiers chapitres du premier volume. Celui-ci en compte vingt-trois. Ramsès va donc acquérir en un rien de temps l’anglais et les techniques modernes, devenir peu à peu un parfait gentleman, retourner en Égypte où il ressuscitera imprudemment Cléopâtre, son dernier amour sur la momie de laquelle il tombe par hasard dans un musée, tenter enfin de vaincre la folie meurtrière d’une reine qui l’a aimé avant de le haïr pour n’avoir pas aidé Marc-Antoine et dont la raison ressuscitée vacille. Le tout en compagnie d’Elliott, un vieil ami de Stratford, noble ruiné et ex-amant secret de l’égyptologue, et d’Alex, le fils de celui-ci, un garçon terne, promis depuis toujours à Julie qui l’apprécie beaucoup mais ne l’aime pas.

Dans les deux tomes suivants, on verra les fiançailles de Ramsès et Julie – devenue immortelle aussi –, la liaison passionnée entre Cléopâtre et le jeune Alex, l’union spirituelle entre Cléopâtre et son âme sœur moderne – Sybil, une écrivaine de fantastique –, l’immortalisation d’Elliott – je vous en épargne une autre encore plus baroque –, et l’entrée dans le jeu de Bektaten, reine immortelle d’un royaume perdu, âgée de dix mille ans, créatrice de l’Élixir d’Immortalité et de maintes autres potions magiques ; sans oublier le vieux rival de celle-ci, qui l’a trahi il y a cent siècles, ni leurs réseaux d’espions et d’assistants. Tout ce monde combattra et les « bons » gagneront. Enfin, on ira en Russie pour contrer la menace, brandie par un nationaliste slavophile, d’un retour sur Terre d’Osiris himself sous la forme d’une statue animée gigantesque qui interviendrait dans la Grande Guerre. Ouf !

Le premier roman a été publié en VO en 1989, le deuxième en 2017 (coécrit avec son fils), le troisième (aussi avec son fils) en 2022, quelques mois après le décès d’Anne Rice.

Disons-le sans hésitation, cette trilogie n’est vraiment pas bonne. Comme dans les « Chroniques », Rice y met en scène des personnages immortels confrontés au passage du temps long et à la perte des choses et des êtres qui faisaient sens pour eux. De même, la trilogie donne lieu au dévoilement des origines de l’effet magique impliqué. Mais le parallèle s’arrête là.

Là où les tourments de Louis était pertinents et intelligemment développés, ici, ceux des uns et des autres font plutôt sourire. Même si certains personnages, après mille deux cents pages, finissent par devenir attachants, rien ne va dans l’histoire ou les dialogues.

La Momie, outre les nombreuses coïncidences ou l’adaptation hyper-rapide de Ramsès à la modernité qui entament la suspension d’incrédulité, est une longue histoire d’amour sirupeuse entre la jeune femme indépendante et la momie torturée revenue d’entre les morts, parsemée de dialogues tout à fait consternants dignes d’Harlequin.

Les deux tomes suivants, écrits presque trente ans plus tard, remettent en selle les personnages de La Momie à la suite directe des événements du premier opus. Même si la narration des histoires d’amour y est un peu moins désastreuse, elle constitue encore un élément important, alourdi par le fait que le moindre geste ou mot est expliqué par les auteurs, comme si le commentaire de texte était contenu dans le texte. Remplis d’action, les tomes 2 et 3 contiennent de nombreux rebondissements inutiles, car les trajectoires restent les mêmes une fois ces péripéties purement noradrénergiques résolues par les personnages. L’utilisation même des protagonistes est perfectible, certains font tapisserie, disparaissent une fois leur fonction remplie, ou sont placés sous la garde d’immortels pour leur protection, ce qui permet de les sortir de la lumière.

Enfin, Rice développe une sorte de métaphysique qui évolue au fil des tomes, d’un athéisme simple à une sorte de spiritualisme sans divinité qui change encore dans l’ultime volet en impliquant une sorte de force (dieu ?) de la mort et des âmes en transmigration dont l’existence était vaguement supposée dans le deuxième opus. Nul doute que les errances métaphysiques personnelles et documentées d’Anne Rice elle-même expliquent ces interrogations, portées par les personnages et l’action, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne sont guère servies par le récit. D’autant que là aussi, quels que soient les abîmes de temps ou d’espace invoqués, rien n’affecte vraiment les personnages, héros destinés à réussir et à survivre à tout.

En conclusion, mieux vaut éviter de lire cette trilogie. Toute la finesse de Rice l’avait désertée lorsqu’elle l’écrivait.

Éric JENTILE

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