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Les critiques de Bifrost

Quitter les monts d'automne

Quitter les monts d'automne

Émilie QUERBALEC
ALBIN MICHEL
21,90 €

Bifrost n° 101

Critique parue en janvier 2021 dans Bifrost n° 101

Dans un lointain futur, l’humanité a essaimé sur de nombreux mondes, ainsi Tasai, dont la culture préindustrielle est clairement inspirée du Japon du Dit du Genji. Sous la lointaine houlette du Flux, concept nébuleux qui apparaît religieux quand on y devine, de l’extérieur, une dimension technologique, Tasai prise d’autant plus le « Dit » que l’écriture y est interdite et passible de mort ; mais il y a donc les conteurs, ces gens qui ont connu l’expérience mystique du Ravissement – dès lors à même de conter ce qui ne peut pas être lu, en plongeant dans une sorte de transe. Mais tout le monde n’a pas accès au Dit : la narratrice, Kaori, a beau être fille et petite-fille de conteuses, il se refuse à elle – aussi doit-elle se contenter de danser sur les récits des autres.

À la mort de sa grand-mère, pourtant, elle hérite d’un bien singulier trésor : un rouleau calligraphié, dont la simple possession est criminelle. Kaori, intriguée autant qu’effrayée par l’objet, mais tout autant curieuse de savoir d’où elle vient pour savoir qui elle est, doit quitter les Monts d’Automne pour en apprendre davantage. Son périple, sur Tasai même, lui fait envisager un monde bien différent de celui qu’elle a toujours connu — mais elle voyagera à terme bien plus loin, quittant Tasai pour naviguer au sein du Flux et contre lui, et en définitive remonter à sa source : il y faudra des années-lumière de distance, et des siècles d’errance…

Quitter les Monts d’Automne débute comme un roman initiatique assez commun – le cadre japonisant ne lui conférant pas tant de singularité que cela, même s’il n’est pas sans élégance. Dans le meilleur des cas, Émilie Querbalec chasse ici sur les terres d’Ursula K. Le Guin, et non sans habileté. Cette référence vaut sans doute aussi pour la suite, dans la confrontation du caractère « primitif » de Tasai et de Kaori avec la réalité autrement technologique des mondes du Flux – même si ce dernier apparaît bien plus menaçant que l’Ekumen…

C’est bien ce décalage qui fait la saveur du roman – et de la sorte la dimension initiatique du récit se mue, insidieusement d’abord, puis plus brutalement, en une prise de conscience quant à la nature de l’univers qui dépasse et sublime la seule quête d’identité. Mais en des termes communs ? L’expérience vécue par Kaori, si elle évoque aux lecteurs de SF la démesure intimidante et fascinante du sense of wonder, ce vertige si désirable, revêt pour elle quelque chose qui tient de la magie. Cette naïveté participe de son charme – et si l’on a pu critiquer le caractère passif de « l’héroïne » une fois Tasai abandonnée, on avouera que cela nous préserve des fâcheuses lourdeurs si communes dans les récits où figure un(e) élu(e).

Il s’agit bien d’un pur roman de science-fiction, du début à la fin – le caractère en apparence « primitif » de Tasai ne suffit certes pas à lui conférer les atours de la fantasy. Si Quitter les Monts d’Automne donne parfois l’impression de jongler entre les genres, c’est plutôt au travers d’une trame globale qui peut paraître décousue par moments – notamment lors des étapes intermédiaires du voyage spatial, quand une sorte de thriller en huis-clos se met en place. En même temps, ce caractère s’avère pertinent, quand on le lit au prisme de la dilatation spatiale et temporelle qui caractérise la deuxième moitié du roman. Et si le point final a sans doute, comme le point de départ, quelque chose de convenu, peu importe : c’est le voyage qui compte – et il est fascinant.

La plume d’Émilie Querbalec y est pour quelque chose : sans en faire trop, elle sonne juste – et parvient régulièrement à exprimer une sobriété élégante tout à fait à propos. En d’autres occasions, la justesse et la sobriété s’associent pour exprimer la douleur de Kaori avec un impact certain, qu’il s’agisse d’une mélancolie sourde s’inscrivant dans la durée, ou de la brutalité insoutenable d’une très rude scène de viol. Au-delà, cependant, il y a donc ce vertige des grands nombres, suscité et entretenu avec beaucoup d’habileté.

Quitter les Monts d’Automne n’est sans doute pas un roman parfait, mais il fonctionne remarquablement bien, surtout en ce qu’il dépasse le caractère un brin bateau de l’exposition pour convier le lecteur à participer, au côté de Kaori, à une fascinante et surprenante odyssée de l’espace, qui est en même temps, comme de juste, une aventure personnelle.

Bertrand BONNET

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