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Les critiques de Bifrost

Prélude à l'espace

Prélude à l'espace

Arthur C. CLARKE
FLEUVE NOIR

Bifrost n° 102

Critique parue en avril 2021 dans Bifrost n° 102

Aimez-vous le passé ? La question peut paraître étrange à propos d’un roman de science-fiction, mais si vous répondez par la négative, autant passer votre chemin. Parce que Prélude à l’espace est l’archétype de ces rétrofuturs naguère imaginés, désormais rattrapés et dépassés par l’Histoire, et qui ont ainsi basculé sans le vouloir dans l’uchronie.

Ce premier roman d’Arthur C. Clarke fut publié en 1951. Rappelez-vous : le monde achevait péniblement de se relever de la Seconde Guerre mondiale ; l’allié d’hier de­venait le nouvel ennemi tandis que l’ancien ennemi devenait un ami ; la guerre s’annonçait déjà, chaude en Corée, froide dans le reste du monde, avec pour corollaire la course aux armements et aux missiles, à la conquête et au contrôle de l’espace. L’URSS gagna la première man­che en plaçant Spoutnik 1 sur orbite le 4 octobre 1957, la deuxième en envoyant le premier homme dans l’espace, Youri Gagarine, le 12 avril 1961. Après ces deux revers cinglants, John F. Kennedy décida que les USA ne perdraient pas la troisième manche : la course à la Lune fut remportée le 20 juillet 1969 par Neil Armstrong et Buzz Aldrin. Poussé par la marche (forcée) de l’Histoire, la technologie et la réalité ont été plus promptes à réaliser cet exploit que la fiction. De fait, dans Prélude à l’espace, Arthur C. Clarke n’envisageait pas le premier pas sur la Lune avant 1978. Notre auteur était pourtant un chercheur de tout premier plan mondial, parfaitement au fait des réalités politiques de son temps : Staline tenait encore le Kremlin et Mao Zedong venait de prendre le pouvoir en Chine. Aussi, si la mission Prométhée imaginée dans ce roman est internationale, elle n’est qu’occidentale – Anglais, Américains, Australiens, Français et Canadiens s’y cô­toient.

Le Prométhée diffère des engins qui furent utilisés dans la réalité pour atteindre la Lune. Il est plus proche du concept de navette et surtout de Sänger (pro­jet allemand abandonné, composé d’un avion lan­ceur suborbital et d’une navette autonome pour le retour, rival d’Ariane/ Hermès) ou des SpaceShipOne et Two de Virgin Galactic. Il y a cependant quelques différences notables. Ainsi Bêta, le lanceur de Prométhée, est-il nanti d’une propulsion nucléaire lui permettant d’atteindre l’orbite basse, ce que le projet britannique Hotol (abandonné) aurait dû être en mesure d’accomplir. Quant à Alpha, c’est un module lunaire qui, lancé, n’est ensuite plus destiné à rejoindre le plancher des vaches : il orbite entre deux missions lunaires tandis que Bêta reste en vol durant celles-ci, attendant de ramener les astronautes au sol. Lors de son lancement initial, Alpha est vide de carburant : c’est sur orbite qu’il est avitaillé, à partir de réservoirs pré-lancés. Contrairement au module de commande Apollo, Alpha se posera sur la Lune avec ses trois astronautes.

Lors de sa parution française en 1959, ce roman a dû paraître des plus étranges aux lecteurs habituels de la collection « Anti­cipation » du Fleuve Noir. Point de dinosaures sur la Lune à l’instar desConquérants de l’univers (1951) de F. Richard-Bessière : Prélude à l’espace n’a rien d’un roman d’aventures. Sous une forme romancée, il s’agit d’un ouvrage très didactique, un livre de vulgarisation, pour ainsi dire. Il est bien plus proche de l’essai L’Exploration de l’espace du même auteur ou de À l’assaut de l’espace de Georges H. Gallet. Dans ce Prélude à l’espace, Clarke nous dit que la conquête de l’espace (en l’occurrence, celle de la Lune) se déroulera ainsi. Son propos était d’être aussi techniquement exact qu’il était possible de l’être en 1950, alors que tout cela n’était encore, au mieux, que des projets sur la planche à dessin. Nous ne suivons ainsi pas les aventures de Dirk Alexson, mais ses activités. Clarke a choisi la forme romancée et opté pour, comme personnage et principal point de vue, un historien chargé par son université de relater ces événements pour la postérité. Il endosse donc le rôle de candide : ni chercheur, ni ingénieur. On le suit de conversations de bureau ou de cafétéria en conférences, d’abord avec les responsables de la communication du projet, puis avec le directeur général du Bureau Interplanétaire, les divers astronautes, etc. Pas coups de poing, ni de revolver ni de blaster… Clarke a écrit ce livre pour le grand public, le choix de son personnage lui évite le double écueil d’être à la fois trop technique pour tout un chacun tout en éludant certains éléments parfaitement évidents pour quiconque est de la partie.

Ce roman a sa place parmi des œuvres cinématographiques telles que Countdown (Robert Altman, 1968), Les Naufragés de l’Es­pace (John Sturges, 1969), Apollo 13 (Ron Howard, 1995, d’après l’ouvrage du commandant de mission Jim Lowell et Jeffrey Kluger), L’Étoffe des Héros (Philip Kaufman, 1983, d’après le livre de Tom Wolfe) et bien sûr le tout récent First Man (Da­mien Chazelle, 2018). Un en­semble qui confronte la réalité à l’imaginaire.

Aujourd’hui, soixante-dix ans après sa parution, Prélude à l’espace intéressera surtout les historiens de l’astronautique, ceux qui se posent la question de savoir comment celle-ci avait été envisagée avant même qu’elle n’ait lieu, et au fossé entre ce qui fut imaginé et réalisé.

Jean-Pierre LION

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