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Les critiques de Bifrost

Octavia Butler a 29 ans lorsqu’elle publie en 1976 son premier roman, Le Maître du réseau, qui inaugure l’ambitieuse fresque connue sous le nom de « Patternist », qu’elle peindra de 1976 à 1984. Suivrons, Le Motif (1977), La Survivante (1978, renié par l’autrice), Wild Seed (1980, inédit en français) et enfin Humains, plus qu’humains (1984).

Wild Seed, chronologiquement le premier roman du cycle, retrace la rencontre au xviie siècle de deux êtres hors du commun. Doro le Nubien ne doit son immortalité qu’à sa capacité à transférer son âme dans le corps des humains qu’il tue sans remord. Quant à Anyanwu, qui vient du Bénin, elle est reconnue pour ses incroyables capacités de guérisseuse, mais elle cache en revanche ses pouvoirs de métamorphe et son immortalité qui lui fait traverser les âges depuis quelques centaines d’années. Anyanwu voit en Doro le mari dont elle a toujours rêvé, celui avec lequel elle pourra vivre sans avoir à subir la perte de l’être aimé, mais Doro, s’il n’est pas insensible aux charmes de la déesse, la considère surtout comme un atout pour son grand projet : créer un peuple de mutants surpuissants. Prise dans les mailles du filet de Doro, qui inspire la terreur chez tous ceux qu’il croise, Anyanwu n’a d’autre choix que de lui obéir. Sur ses ordres, elle embarque alors sur un bateau, direction les USA, où elle épouse son fils Isaac, dont les puissants pouvoirs télépathiques font de lui un étalon reproducteur de premier choix. Nul doute qu’à eux deux, ils engendreront des enfants dignes d’élever le peuple des mutants au-dessus de tous les autres et d’assurer ainsi la survie de l’espèce. Mais tout ne se déroule pas comme prévu : la transition, passage de la phase passive à la phase active des pouvoirs, est une épreuve difficile que seuls les esprits forts parviennent à traverser… Avec Le Motif, nous voici dans les années 1970, où Butler dépeint la vie à Forsyth, la ville californienne où Doro continue son élevage de mutants. Il place tous ses espoirs en sa fille Mary, dont il désire faire la plus puissante télépathe de la communauté, celle qui permettra aux télépathes Actifs (ceux qui ont réussi l’épreuve de la transition) de vivre ensemble. La survie de l’espèce, encore et toujours. Lors de sa difficile et douloureuse transition, Mary emprisonne dans son esprit six Actifs et s’avère incapable de les libérer sans risquer de les tuer. Peu à peu les prisonniers, résignés, acceptent de vivre dans le giron de la puissante télépathe dont ils deviennent dépendants. Mais Mary ne compte pas s’arrêter là, et continue d’attirer dans son Motif de nombreux Latents (aux pouvoirs en sommeil) pour les aider à survivre à leur transition. En agrandissant son Motif, elle attire l’attention de Doro qui voit poindre en sa progéniture son nouvel ennemi…

Wild Seed revient sur les origines mythologiques des Patternists, tandis que Le Motif conclut l’ère des fondateurs, Doro et Anyanwu, qui laissent place à une nouvelle génération, celle des Patternists. Ces deux romans sont particulièrement longs et bavards, plus portés sur des joutes verbales que sur l’action. La conclusion est simple, un être aux pouvoirs illimités ne les utilisera que pour soumettre : sexuellement, racialement, socialement, physiquement. Pour Doro ou Mary, qui ont soif de pouvoirs télépathiques, la soumission est une source d’énergie pour assurer leur survie, combattre la solitude, fonder un peuple et faire en sorte que ce dernier survive aux autres, quoi qu’il en coûte. Et c’est là que le propos déconcerte. Si le discours sur l’asservissement des femmes, sur leur nécessaire soumission physique et mentale, avant leur revanche et leur libération, est profondément inscrit dans chacun des deux romans, tout comme le remaniement des cartes raciales, le fait que Butler place l’eugénisme comme seule solution pour la survie d’une espèce interpelle. Par ailleurs, ici pas de laboratoire, ni de pipette, ni de manipulation génétique contrôlée : telles des bêtes, Doro met dans le même lit des hommes et des femmes, contraints par le pouvoir télépathique à se reproduire. Doro, maître tout puissant, esclavagiste de son propre peuple, père incestueux, nous fait oublier par ses pratiques bestiales le but louable de son dessein : la survie.

Humains, plus qu’humains prend place dans un futur post-apocalyptique pas si loin de nous à l’époque de son écriture – en 2017. Eli Doyle est le seul survivant de l’Arche de Clay, un vaisseau spatial qui s’est écrasé dans le désert au retour de la première mission humaine vers une autre planète. Eli porte en lui un virus extraterrestre qui décuple ses appétits nutritifs et… sexuels (tiens donc). Les débuts sont difficiles, les hommes infectés par Eli meurent, tandis que les femmes engrossées par cet astronaute donnent naissance à des êtres hybrides à la frontière entre l’humain et le chat. Survivre, encore et toujours, le virus ne demande que ça, poussant Eli à chasser de nouveaux membres pour agrandir la communauté, jusqu’à ce qu’il croise la route de Blake Maslin et de ses jumelles de seize ans, Rane et Keira…

On retrouve dans ce roman les mêmes thèmes que dans Wild Seed et Le Motif, à ceci près que la nécessité de la survie est soumise à la volonté d’un virus alien dont les humains se retrouvent esclaves, incapables de résister à leurs instincts primaires. Eli serait-il donc moins condamnable que Doro ? Le résultat est pourtant le même : les femmes se jettent dans son lit, incapables de résister à son charisme de mâle dominant. Autres communautés, mêmes mœurs… La lecture de ce roman est supportable grâce à sa structure narrative qui a le mérite d’entretenir le suspense, alternant passé et présent, mais les intentions se répètent et suscitent un certain ennui. Humains, plus qu’humains justifie l’introduction d’une nouvelle mutation, une nouvelle espèce, les Clayarks, qui voudra, comme les Patternists, assurer sa pérennité en se nourrissant des autres, et ouvre la voie vers leur affrontement dans le dernier tome, Le Maître du réseau.

Le Maître du Réseau est une sorte de Patternist suprême, celui dont le Motif est en connexion avec tous les autres. Alors, quand celui-ci se meurt, la guerre de succession fait rage entre ses deux fils légitimes, Teray et Coranseen. Teray n’a que faire du titre, mais refuse de se soumettre télépathiquement à son frère aîné qui exige d’avoir sur lui un contrôle total de ses pensées pour sécuriser son trône. Teray s’enfuit pour rejoindre Forsyth et son père mourant, mais le chemin est long et semé d’obstacles, entre les télépathes envoyés par Coranseen et les raids des Clayarks qui n’aspirent qu’à une chose, contaminer tous ceux qu’ils croiseront sur leur route.

Les femmes passent au second plan dans ce dernier volet : on ne les voit plus se faire engrosser à tour de bras, même si on n’ignore pas leur condition dans cette société ultra-hiérarchisée et patriarcale. Seule Amber, une guérisseuse très puissante, clame et conserve son indépendance, refusant elle aussi de se plier aux volontés de Coranseen. La course au pouvoir n’est qu’un prétexte pour dépeindre un monde où les Patternists ont pris les rênes sur Terre et se sont installés comme une véritable civilisation ; les muets (les humains normaux) sont réduits au rang d’esclaves entièrement contrôlés par télépathie. Quant aux Clayarks, les voici animalisés, leur mutation étant totale. Les manipulations génétiques n’ont plus lieu d’être, seuls le pouvoir et la soumission des minorités comptent désormais.

On ne fera pas ici l’économie de quelques mots sur La Survivante, le quatrième roman d’un point de vue chronologique, volontairement isolé de la critique car renié par son autrice. On y suit les pas d’Alanna, fille adoptive d’un couple de missionnaires ultrareligieux partis sur une autre planète dans l’espoir de sauver l’espèce humaine menacée par les Clayarks. Peu après leur arrivée, les missionnaires rencontrent les Garkohn, une tribu locale, qui les aide à développer leur colonie. Tout va pour le mieux jusqu’à ce qu’ils subissent une attaque des Tehkohns, un groupe rival qui enlève des Garkohn et des missionnaires, dont Alanna, qui va bientôt faire la connaissance de Diut, le charismatique chef du peuple Tehkohn.

Ce texte, que Butler considérait comme son « roman Star Trek », et dont elle a interdit la republication, n’est pas à rejeter en bloc. Car si on peut lui reprocher d’aborder de façon simpliste la rencontre entre deux peuples, et des liens avec les Patternists si ténus qu’on les oublie, le caractère dépaysant du roman est indéniable. Une réécriture du mythe de l’enfant sauvage à travers le personnage d’Alanna, jeune femme attachante, profondément humaine, qui va tomber amoureuse de son ravisseur aux poils bleus… Un peu de romantisme, voire de sentimentalisme, loin de l’esclavagiste Doro et son peuple de mutants.

Si on replace « Patternist » dans son contexte de publication, et au regard de la carrière d’Octavia E. Butler, on lui reconnaîtra l’intérêt d’installer une femme afro-américaine parmi les auteurs de science-fiction des années 70 et 80, très majoritairement blancs et masculins. Mais l’œuvre aurait certainement gagné en saveur et en pertinence si elle avait été condensée en une simple trilogie.

Aayla SECURA

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