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Les critiques de Bifrost

Lord Gamma

Lord Gamma

Michael MARRAK
L'ATALANTE
416pp - 19,50 €

Bifrost n° 33

Critique parue en janvier 2004 dans Bifrost n° 33

Ceux qui auraient espéré se retrouver hors des sentiers battus pour cette première traduction de l'Allemand Michael Marrak s'en verront bien marris. Au contraire. On va pouvoir le juger à l'aune de ses pairs, notamment de Robert Charles Wilson.

Lord Gamma s'inscrit dans la mouvance post-cyberpunk, aux côtés d'un film comme Matrix, ou d'un roman comme Darwinia, en dépit de décors différents. Si le tableau initial avec sa route, son désert, ses robots et ses bunkers où des clones qui se croient les survivants de l'apocalypse nucléaire vivent cloîtrés rappelle le Philip K. Dick de La Vérité avant-dernière, la remise en cause de la réalité est désormais moins radicale que chez le californien. Il subsiste toujours un fond de réalité, une vérité première — ou dernière — à laquelle se raccrocher et qui correspond à la quête d'authenticité très en vogue aujourd'hui. À l'instar de Wilson, Marrak n'y échappe pas. Le but du roman est d'ailleurs de la retrouver, de la restaurer. En fait, on pourrait dire que ce roman est anti-dickien ; la trajectoire de Stan Terkasy suit une courbe inverse de ce que l'on trouverait chez Dick. D'emblée, l'univers qui lui est proposé est appréhendé comme divergent de la réalité consensuelle ; petit à petit, il va devoir le maîtriser pour restaurer cette dernière là où un personnage de Dick verrait la réalité se dissoudre progressivement jusqu'à sombrer dans un total relativisme. Homme d'action, Stan n'est pas non plus le portrait type de l'anti-héros dickien effacé qui perd pied, métaphore de l'aliénation contemporaine. Pas très scrupuleux, pas vraiment en conformité avec ce que l'on apprendra de son passé qui n'aurait nullement déparé chez Dick, et bien que dépassé par le contexte où il évolue, Stan ne cesse de lutter pour comprendre et reconquérir la maîtrise de son univers. Le refus de Gamma de lui exposer la situation, ne lui fournissant que des bribes d'information nécessaires à faire ce qu'il attend de lui, est un procédé par lequel Marrak retarde la conclusion.

Stan passe son temps à rouler en Pontiac sur une route perpétuellement déclive et rectiligne d'un bunker au suivant, guidé par Radio Gamma, pour y enlever sa femme, Prill, lui essayer une clé cérébrale avant de la flinguer clone après clone. Il sait que la réalité qu'il connaît n'est pas conforme à ce que croient les résidents des bunkers. Il sait qu'il n'y a pas eu de guerre atomique. Il ignore les desseins de Radio Gamma mais comprend que ceux-ci contrarient les Lords qui dirigent les bunkers.

Ça se complique encore quand, pour récupérer un des clones de Prill, il doit descendre dans Babalone, un univers virtuel peuplé des fantasmes de ceux qui le traversent. Là, il triomphe au mépris des règles.

Parallèlement à cette principale ligne narrative, le lecteur en a deux autres à suivre. Dans la première, Naos, on voit un clone de Stan au prise avec un avion — celui où lui et Prill avaient pris place en compagnie de tous les autres modèles de clones — qui émerge progressivement du néant. L'autre, Isadom, montre Prill évoluant au sein du Sublime — forme quasi divine, bien qu'engendrée par l'homme.

Où la chute de Darwinia s'avérait trop mince et insuffisante, celle de Lord Gamma se révèle pachydermique. L'exposition des tenants et des aboutissants d'une hypercivilisation a toujours été une gageure pour les auteurs de science-fiction décidés à la mettre en scène. Il y a toujours difficulté à représenter ce que l'on est incapable de concevoir. Soit, comme Wilson, il faut largement « shunter » le concept, soit on le noie de lourdeurs comme ici, ce qui ne se fait qu'au détriment de l'action et de la fluidité du récit. Michael Marrak réussit à entraîner son lecteur dans la démarche de Stan pour comprendre le monde où il se retrouve. C'est un moteur puissant pour le récit qui lui permet même de surmonter les lourdeurs finales. L'action est rapide dans les deux premiers tiers du roman, les interrogations foisonnantes et jamais le texte ne paraît s'essouffler.

Face à un tel livre cependant, il faut s'interroger sur la possibilité pour un lecteur novice d'entrer en S-F par le biais de Lord Gamma. À force que les générations successives d'écrivains de S-F créent de nouvelles strates à leur genre, celui-ci en devient un concept global si élaboré qu'il cesse d'être accessible à tout un chacun et se circonscrit à un public d'initiés qui lui se régale, certes, mais confine le genre dans un ghetto peut-être plus profond et à terme plus risqué pour la S-F qu'on ne le pense de prime abord.

Si ce livre n'apportera pas grand-chose en matière de connaissance du monde et des gens, si toute sa problématique est plus que lointaine et diffuse, il n'en reste pas moins un divertissement de S-F de tout premier choix.

Jean-Pierre LION

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