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Les critiques de Bifrost

Les Dents de lait

Les Dents de lait

Helene BUKOWSKI
GALLMEISTER
272pp - 22,40 €

Bifrost n° 105

Critique parue en janvier 2022 dans Bifrost n° 105

Skalde et sa mère Edith vivent dans une maison un peu à l’écart du village, à l’orée de la forêt, sur une île coupée du monde. Les habitants ont décidé, plusieurs décennies auparavant, de briser le pont qui les reliait au continent pour se protéger du chaos du monde, et en premier lieu de celui de la nature : entre brume et sécheresse perpétuelle, il est difficile de survivre. Les légumes poussent mal et les biens de première nécessité comme l’essence sont rares. Un troc s’est mis en place. Skalde et sa mère font du purin d’orties et élèvent quelques lapins, pour leur viande et leur fourrure, Edith en fait des manteaux.

La vie précaire des deux femmes est bousculée le jour où Skalde rencontre dans la clairière, non loin de chez elle, une jeune fille aux cheveux rouges, signe de radicale altérité dans cette île où personne n’en a de telle couleur. Elle décide de la ramener chez elle, même si elle sait que les iliens vont la prendre pour un changelin et vouloir s’en débarrasser par tous les moyens. L’équilibre fragile de la relation mère-fille est également sujet à tensions. Jusqu’où les emmènera ce choix d’accueillir une étrangère ?

Helene Bukowski nous livre un récit qui oscille entre la nouvelle et la fable, et mâtiné de prose poétique. On sort du récit comme on y est entré et comme on y demeure : sans trop savoir les raisons de ce qui s’y passe, on suit le fil d’une narration ténue et bien menée, mais sans véritable dénouement explicatif, ce qui nous laisse à songer sur tout le reste : la peur de l’autre, l’angoisse mystérieuse, la maternité, un monde qui se défait… Dans une ligne assez similaire à Au Nord du monde, de Marcel Theroux, la dystopie d’Helene Bukowski met en scène l’oppression qui s’exerce sur les plus fragiles, femmes, enfants, étrangers et pose la question du repli sur soi et de la pertinence d’une solution à l’échelle locale dans un monde qui s’écroule. Quand Theroux fait le choix d’un roman mêlant le récit d’initiation à l’enquête sociologique, l’autrice préfère la forme brève de chapitres courts, l’insertion, sous forme de fragments en prose poétique, du flux de conscience de Skalde. L’effet est réussi : on se cherche, dans l’urgence, et même si on ne voit rien de l’autre côté du mur de brouillard, du fleuve ou des conventions sociales, un acte unique de bravoure nous le fait traverser. C’est, en littérature, le moyen de poser chacun de nous devant les choix à faire prochainement.

Arnaud LAIMÉ

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