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Les critiques de Bifrost

Les Ancêtres

Les Ancêtres

Brian CATLING
FLEUVE NOIR
432pp - 24,90 €

Bifrost n° 105

Critique parue en janvier 2022 dans Bifrost n° 105

Comme Vorrh (critique in Bifrost n° 96), Les Ancêtres est un livre de fantasy à l’imaginaire puissant. Loin d’entraîner le lec­teur dans les sinuosités paresseuses d’un roman fleuve, il n’est pas davantage un roman de gare que l’on peut apprécier dans l’ur­gence, juché sur une banquette, entre deux stations. Il n’est surtout pas un roman à l’eau de rose, englué dans les afféteries d’un romantisme bon marché. Bien au contraire, Les Ancêtres est un livre monde, un livre mon­stre traversé par un sentiment d’échec, par le péché originel et la Chute, celle dépeinte dans les écrits mystiques et religieux.

À l’orée de la Vorrh, cette mystérieuse forêt d’Afrique, qui engloutit plus qu’elle n’enrichit, on retrouve ainsi la ville d’Essen­wald, excroissance désormais maladive, où se lamentent les dirigeants de la guilde fores­tière. La défection de la main-d’œuvre servile des Limboia a entraîné le déclin de la cité, poussant à la ruine les notables dépourvus de l’instinct de prédation nécessaire à la survie. Pour tous, les temps sont durs, et d’autant plus cruels que les effets délétères de la Première Guerre mondiale marquent encore les corps et les esprits. En Europe, une idéologie haineuse et revancharde com­mence d’ailleurs à agiter l’Allemagne, faisant craindre un embra­sement général. Mais surtout, les Ancêtres, ces créatures déchues, supposées gardien­nes de l’Arbre de la Connaissance implanté au cœur du Jardin d’Éden, se réveillent, émer­­geant du sol où ils étaient enterrés jusque-là. Ils attirent l’attention des naturalistes, curieux d’étudier ces bizarreries, et suscitent la convoitise d’hommes aux desseins plus inquiétants, apôtres d’un nouveau culte totalitaire. D’aucuns voient dans ce phénomène comme les prémisses d’une apocalypse à venir, où l’humanité et la nature, le nouveau et l’ancien monde s’entre-détruiront en un ultime holocauste.

Nul besoin de tergiverser, le roman de Brian Catling fait écho à son prédécesseur, renouant l’intrigue au moment exact où elle s’achevait. Porté par une écriture dense et évocatrice, Les Ancê­tres est une invitation à lâcher prise, une exhortation au voyage en terre à la fois étrangère et familière. Essenwald, la Vorrh et les mythes primordiaux y cô­toient l’Europe, Londres et l’His­toire, brouillant les pistes entre la réalité et la fiction, tout en subvertissant les poncifs du roman de fantasy classique. Le récit est frappé du sceau du fatalisme tragique, mais il recèle également des moments d’une drôlerie macabre où l’on oscille entre le rire nerveux et l’horreur. Brian Catling ne se montre pas avare en détails lorsqu’il s’agit d’évoquer les traumatismes de la Grande Guerre et la montée du fascisme. Il fait enfin preuve d’une grande maîtrise dans les scènes plus surnaturelles, distillant l’angoisse et la tension avec un certain métier, sans avoir besoin de forcer le trait pour susciter le malaise et la frayeur.

À la croisée de la mythologie judéo-chrétienne et de l’Histoire, Brian Catling nous immerge donc au cœur d’une forêt de symboles où la tragédie, les visions terrifiantes de la déchéance et l’aventure apparaissent comme autant d’aspects d’un roman touffu et envoûtant qui, s’il résiste encore à la compréhension totale, n’en demeure pas moins un objet fascinant. À suivre avec The Cloven.

Laurent LELEU

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