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Les critiques de Bifrost

Le Dragon de Lune

Le Dragon de Lune

Vladimir BOGORAZ, Viktoriya LAJOYE, Patrice LAJOYE
CALLIDOR
288pp - 20,00 €

Bifrost n° 108

Critique parue en octobre 2022 dans Bifrost n° 108

Il ne crache pas et flamboie à peine, le dragon que met en scène Vladimir Bogoraz. Il s’im­pose pourtant comme la figure centrale d’un captivant récit, nourri d’une dimension ethnographique qui le situe aux con­fins du documentaire et de la fiction. Voire de la mythologie, puisque l’histoire du dragon de lune tient à la fois de l’épopée, du conte et de la parabole.

Ce « rêve du paléolithique », comme l’auteur le définit lui-même, trouve son point d’ancra­ge au sein de la petite communauté nomade des Anaki et de leurs croyances. Dans cette société où règne la pensée ma­gique, le rituel et la prière sont les outils qui relient les individus entre eux, aux forces de la nature, au monde des esprits et des animaux divinisés. C’est ainsi qu’on adresse ses prières à l’Animal-montagne – le mammouth – et au renne blanc pour qu’ils veuillent bien nourrir la tribu. Mais quand, un printemps, le panthéon ne répond plus et que la famine s’installe, le chaman Youn le noir décide d’appeler le plus ancien de tous les dieux. Celui que les autres sorciers ont renoncé depuis longtemps à invoquer, par crainte du tribut à payer en échange de son aide. Car les chants anciens disent que le dragon exige des sacrifices. Les chants parlent aussi de noces sacrées et d’une fiancée épousée « par la gueule ». En butte à la colère de la communauté pour avoir porté la main sur un gibier interdit promis au dragon, Yarri, l’apprenti chasseur, est banni par Youn le noir. L’alternance des chapitres consacrés aux Anaki et à Yarri provoque un contraste saisissant entre ceux qui sont conscients de leur place dans le cercle du monde et ac­ceptent leur sort, et celui qui ne se résigne pas. Ainsi Yarri représente le rebelle, le défi constant à l’ordre établi par la nature ou par ses semblables. Mais même distendu, le lien avec la communauté ne peut être complètement rompu. Et parce que nul ne peut échap­per à son destin, viendra l’heure du retour pour cet Ulysse septentrional ensauvagé…

Lyrique et âpre, dénué de toute surenchère didactique, Le Dragon de lune, initialement paru en 1909, n’omet rien de ce quotidien à la fois étrange et fascinant des petits matins du monde, où l’insondable my­stère des pratiques chamaniques prolonge l’extrême ritualisation de la vie sociale et contraste avec des occupations terriblement prosaïques (chasser, se nourrir, s’habiller), synonymes de survie. Derrière ses manières de poème panthéiste et son appétit épique, le livre trouve son fil d’Ariane dans la tension sexuelle qui le traverse de bout en bout, et donne chair à l’existence dans un environnement inamical. Surtout, Le Dragon de lune présente l’avantage d’être rugueusement lui-même, c’est-à-dire qu’il n’a pas l’air d’avoir été écrit pour séduire un lectorat de jeunes mâles occidentaux nourris aux séries télévisées de fantasy. Ce qui n’enlève rien à sa modernité, en témoigne par exemple le personnage de Dina, jeune femme vivant comme un homme et se considérant leur égale, ou encore la dimension politique souterraine. La fin ouverte en surprendra également plus d’un.

Validimir Bogoraz prolonge le roman d’un épilogue qui donne de précieuses clés historiques et ethnologiques pour sa compréhension, en particulier sur les symboles du dragon et du héros. Tandis qu’en postface Vik­toriya et Patrice Lajoye, qu’on ne présente plus, remettent en perspective la vie et l’œuvre de l’auteur, ses sympathies révolutionnaires, son travail de folkloriste, dans le contexte de la lente émergence de la fantasy russophone.

Voilà en tout cas un livre qui présente assez d’atouts pour rencontrer un public allant au-delà du cercle habituel des amateurs d’antiquités littéraires.

Sam LERMITE

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