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Les critiques de Bifrost

Le Créateur de poupées

Le Créateur de poupées

Nina ALLAN
TRISTRAM
23,90 €

Bifrost n° 106

Critique parue en avril 2022 dans Bifrost n° 106

Andrew est un homme solitaire qui n’a « jamais couché avec une femme ». Passionné de poupées depuis l’enfance, il est devenu un créateur respecté de modèles bizarres, freaks, hors des canons classiques de la beauté poupine. Il a aussi commencé à entretenir une correspondance avec Bramber, une autre passionnée qui vit à West Edge House, une « maison » de Cornouailles dont il semble difficile d’entrer comme de sortir. De lettres en lettres, Andrew développe une attirance amoureuse pour Bramber, au point qu’il décide un jour de lui faire une surprise. Il lui rendra visite et, peut-être, lui avouera son amour. Commence alors pour lui un voyage en train et bus qui sera une sorte d’épopée, proche dans l’esprit de celle de Galaad, celui qui trouva le Graal contrairement à son père Lancelot.

Nina Allan raconte cette histoire en entrelaçant le récit du voyage d’Andrew des lettres envoyées par Bramber à ce dernier, et les cinq nouvelles écrites par Ewa Chaplin (une écrivaine polonaise forcée à l’exil par le nazisme et créatrice de poupées aussi) que lit Andrew durant son trajet de plusieurs jours dans une Angleterre qui s’éteint, loin de la mondialisation.

Au fil des pages, Andrew et Bramber se racontent, tous deux éprouvés par la vie, tous deux marqués par leur différence qui les a peu à peu exclus d’une bonne part de la sociabilité.

Jusqu’ici rien de très bifrostien, ni de très allanien. Mais le monde d’Andrew oscille sans cesse – quantités de petits détails l’attestent — entre deux univers, proches mais différents ; et les nouvelles d’Ewa Chaplin, qui semblent d’abord toutes être des textes de blanche, se révèlent bientôt prendre place dans des univers imaginaires où nains et mages tiennent commerce, où les changelins existent, où une théocratie totalitaire écrase l’Angleterre de sa botte divine… Ces cinq nouvelles résonnent dans l’esprit d’Andrew, car toutes semblent raconter une forme métaphorique de la vie de Bramber ou de la sienne, lui l’exclu, le nain, parti comme un amoureux transi rencontrer sa douce en un lieu qui ressemble fort à un hôpital psychiatrique. C’est sa vie de nain promis aux quolibets ou au cirque qu’elles disent, avec ses frustrations et ses inquiétudes, en même temps que lui-même, dérivant vers l’Ouest, se remémore les moments aigres-doux qui l’ont constitué. Laissons Andrew : les vies de Bramber et d’Ewa Chaplin ne furent pas plus heureuses, entre famille profondément dysfonctionnelle et chagrin d’amour pour l’une, fuite devant l’horreur nazie et exil à l’étranger pour l’autre.

Ce sont donc trois personnages souffrant de leur différence, ou, pour être plus précis, souffrant du traitement qui leur fut imposé du fait de leur différence, que nous dépeint Nina Allan ; trois personnages suspects, forcément suspects, aux yeux d’un monde qui aimerait bien qu’ils lui ressemblent. Le lecteur même, tout à sa normalité d’évidence, commence par visualiser des personnes normales et des lieux normaux, avant qu’Allan ne mette sous ses yeux les éléments qui prouvent que cette histoire et ces personnes ne sont pas ce qu’il croyait être, une réalité objective que sa visualisation par défaut avait exclue de toute possibilité d’apparition. Ici, le glissement s’opère dans les perceptions du lecteur bien plus que dans la vie des personnages, à contrario des précédents romans de l’autrice, même si on peut considérer que l’audace dont finiront par faire preuve Andrew et Bramber est aussi une forme de glissement, ou plutôt de libération.

C’est donc à une série d’histoires en correspondances qu’Allan convoque le lecteur. Chaque partie en éclaire une autre et éclaire le lecteur sur ses propres préjugés inconscients en même temps qu’il dynamise les personnages. C’est joliment fait, on regrettera juste une peut-être trop grande langueur dans le récit, ce lent voyage en forme de quête initiatique tiré par un enjeu – fut-il métaphorique – qui peine à égaler la quête du Graal.

Éric JENTILE

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